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Dialogue sur les quais

Quand grand-père Bilal lui demande s’il connait une fille, que lui répond Karim? Peut-être qu’il est amoureux d’une seule qui s’appelle Cynthia et qui est la copine de son meilleur ami, et qu’elle ne le sait pas. Mais peut-être lui fait-il une toute autre réponse, ou peut-être ne lui répond-il pas.
C’est le soir, quand grand-mère Leila demande à Karim de ramener son grand-père de l’endroit où il pêche, derrière le môle.
Ils reviennent par le quai Lunel. Ils ont devant eux tout le temps qu’il faut pour faire le tour du bassin du Commerce. Et c’est alors qu’ils se parlent, quand grand-mère Leila n’est pas là pour les voir ni les entendre.
Ils marchent tout près l’un de l’autre, ils se parlent à l’oreille, sans se regarder. Maintenant, c’est Karim qui interroge. Il dit:
— Que faisais-tu en Italie, pendant la guerre?
— Je suis devenu apprenti marbrier à Alger. Mon patron était italien, c’est lui qui m’a envoyé à Massa Carrara où il avait un frère. J’ai travaillé pour ce frère, puis il a été question que j’épouse sa fille. La guerre se préparait. On m’a un peu forcé à m’engager dans l'armée. De cette façon, je deviendrais italien et je pourrais épouser la fille de mon patron. J'étais très jeune, d’abord j’ai accepté, mais ensuite j’ai déserté et je suis venu me réfugier à Nice où j’ai rencontré ta grand-mère.
— Il aurait donné sa fille à un Arabe? Tu m’étonnes. Peut-être qu’il était déjà trop tard pour la lui refuser?
— Je me suis enfui par les cols. Je me suis arrêté une saison à Sospel. Après, je ne suis plus jamais retourné à la montagne, tellement j’avais eu froid. Mais tu ne dis rien à ta grand-mère! Elle m’a fait promettre de ne raconter cette histoire à personne.
Plus tard encore, ou est-ce une autre fois, Karim change de sujet. Il dit:
— Parle-moi de ma mère!
Parfois, pour ne pas réjoindre trop vite le boulevard Stalingrad où Leila les attend, ils prolongent leur promenade sur le quai des Deux Emmanuel puis sur le quai des Docks. Le luxe et les lumières des yachts sont alors derrière eux. Ils s’enfoncent dans une obscurité plus profonde, ce qui les aide à dire. Et Bilal lui répond:
— Je t’ai déjà tout dit, tu sais tout, mon petit!
— Oui, mais redis-moi encore!
— Quand elle est partie en Corse, c’est qu’elle avait rencontré cet homme, et elle savait qu’avec nous, tu ne serais pas malheureux. Et puis, tu le sais, elle est tombée malade.
— J’ai fait le calcul. Entre le moment où elle est partie à Ajaccio et celui où elle est morte, il s’est passé quatre ans. Et pendant ces quatre années, elle n’a pas demandé une seule fois à me revoir, et elle ne vous a pas fait une seule visite.
S’ils n’étaient pas tous les deux dans le noir, Karim ne pourrait pas parler ainsi. Et, pour lui répondre, Bilal doit faire un effort démesuré. Il dit:
— Ta grand-mère a parlé avec elle plusieurs fois au téléphone.
— Pas toi?
— Pas moi. Cet homme était plus vieux qu’elle, il avait déjà trois enfants, et il était invalide, il ne travaillait pas. C’est elle qui travaillait. Elle tenait une supérette. Et cet homme venait prendre dans sa caisse tout l’argent qu’elle gagnait.
— Et toi, tu ne lui parlais pas mais tu renflouais la caisse chaque fois qu’elle appelait.
— Tais-toi, mon fils, tais-toi! Il faut maintenant qu’on rentre. Tout ça, c’est du passé.

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