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Au sud de nulle part

Je commence à me dire que bientôt ils cesseront de me parler, mes petits personnages inventés, ceux d’ailleurs. J’en ai l’intuition. Je pourrai les retrouver alors dans ces pages que j'écris mais je ne pourrai rien y ajouter. Ils ne me parleront plus, ce sera trop tard, et quoi que j’aie pu écrire, ils resteront figés. Aussi, avant de raconter la fin, je voudrais ne rien négliger de leurs apparences, de leurs voix ni de leurs gestes, profiter d'eux tant qu’ils gravitent autour de moi. Leurs présences m’accompagnent. Je ne sors pas de chez moi sans avoir une chance de les retrouver. Il suffit d’un que j’aperçois de loin, au coin d’une rue.

Nous sommes à la mi-avril et la pluie ne cesse pas. C’est une pluie lente et patiente qui s’en va fouir le fond de la terre pour réveiller les plantes et les petits animaux, qui fait panteler les feuillages des arbres et s'envoler les chouettes.
Un café littéraire vient de s’ouvrir près de chez moi, à l'arrêt Valrose de la ligne du tramway. Ses propriétaires ont choisi pour enseigne Au sud de nulle part. J’y trouve tout le confort qu'il me faut pour écrire. En regardant par la vitre, j’ai une chance de voir passer Cynthia qui revient de la faculté des sciences. Le soir, Daniel l'attend à sa sortie. Il la regarde de loin, il se tient un peu à l'écart, et elle n'apparaît pas sans être accompagnée de plusieurs autres étudiants dont on devine qu’ils la trouvent jolie. Alors, elle se sépare d’eux et elle le rejoint.
Je ne suis pas certain que Daniel sache très bien ce qu’est la jalousie. Il fait semblant de comprendre, de l'éprouver, lui aussi, parce que Cynthia semble attendre de lui qu’il l'éprouve en retour, mais ce sentiment lui reste étranger. Indéchiffrable. C’est quelque chose de l’expérience humaine, une souffrance et un délice auxquels il n’a pas accès.
Le matin, au téléphone, il lui dit: “Ce soir, je pourrais venir dormir chez toi”, et elle accepte. Mais souvent elle ajoute: “Ce soir, j’ai prévu d’aller au cinéma. Si cela ne t'ennuie pas de m’attendre…” Et lui, il ose à peine lui dire que cela ne l’ennuie pas du tout, même s’il devine qu’elle n’ira pas au cinéma toute seule, et même si, après le cinéma, elle s’attarde en ville avec ses amis, et même si un garçon la raccompagne à pas d’heure, et qu’ils n'en finissent pas de parler dans la voiture arrêtée, le moteur éteint, au pied de l’immeuble.
Il aime l’attendre. Se trouver chez elle, écouter de la musique, regarder un film sur le petit écran de son ordinateur, prendre une douche dans sa salle de bain, fumer une cigarette devant sa fenêtre ouverte sur la rue, se servir un verre de lait d’une bouteille qu’il va chercher dans son réfrigérateur, la clarté qui vient de l’intérieur éclairant son visage et son corps, lire trois pages d’un roman qu’elle a laissé ouvert près de son lit, et enfin s’endormir. Quand elle se glisse sous le drap, qu'il sent sa main posée sur lui, il ne regarde pas l’heure.

Bilal, quand il revient de la pêche avec son petit-fils, quand ils sont à marcher, tous deux, dans l’obscurité du quai des Deux Emmanuel ou sur le quai des Docks, il lui arrive de dire:
— Ton patron, là-bas, à La Dominante, dis-moi s’il te respecte!
Sa voix alors s'étrangle. Et comme Karim l'assure que oui, que monsieur Rostagni est très gentil avec lui, qu’il leur arrive, le dimanche après-midi, de jouer aux échecs, il l’interrompt pour dire:
— Parce que, tu vois, mon fils, ce monsieur doit savoir que, dans notre famille, nous avons de l'honneur.

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