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À l'automne

Ils étaient assis sur la terrasse en bois, au bas de la piste. Ils buvaient du café au lait. Ils s'étaient levés tard, ils avaient mangé des omelettes, debout dans la cuisine, et maintenant ils regardaient le ciel en se demandant s’il annonçait la pluie.
— Tu retournes travailler au marché? a dit Benoît. Tu retournes décharger des légumes?
Il y avait un peu de moquerie dans sa voix, mais Daniel avait la tête ailleurs. Il ne le regardait pas. Il a dit:
— Oui, je crois. Mais je ne suis pas sûr. Je n’ai pas décidé.
Benoît ne voulait pas lui faire de peine, il aimait bien ce garçon de cinq ou six ans plus jeune que lui, qui le faisait sourire. Il a repris sur un autre ton.
— Ce ne doit pas être un travail facile?
— Non, a répondu Daniel. Mais assez bien payé. Et puis, je ne suis pas obligé d’y être tous les jours. Je leur dis que je suis étudiant. Ils me payent à la journée.
— Je comprends.
Ils se sont tus. En septembre, les stations de sport d’hiver ont un drôle d’air. L'été, elles attirent pas mal de touristes, des familles entières de randonneurs, des grands-parents qui viennent se mettre au frais avec leurs petits-enfants. Mais en septembre, tout le monde est parti.
Benoît était là pour préparer la saison qui commencerait avec les premières neiges. Il avait l'hôtel pour lui tout seul. Il y accueillait des amis de passage. Des couples qu’il n’avait plus vus depuis longtemps et qui tardaient à repartir. Le soir, dans la cuisine, on buvait des bières en écoutant de la musique. Il arrivait qu’on danse. On buvait aussi des petits verres de génépi.
Jocelyn Lemoine était propriétaire de l'hôtel et d’un magasin d’équipements, et il était le gérant des remontées mécaniques. Benoît travaillait pour lui. La salle à manger de l'hôtel servait aussi de boîte de nuit.
— Ce n’est pas le marché qui me pose problème, a repris Daniel. Je ne suis pas sûr de vouloir retourner à Nice. Pas maintenant.
Daniel continuait de regarder la montagne. Les mélèzes dessinaient des zones d’un vert sombre, presque bleu. Ils se tenaient serrés et, avec leurs airs solennels de vieux magiciens, ils semblaient prêts à essuyer les orages des nuits d’automne qui ne tarderaient plus. Le reste des pentes était atteint par la pelade. Un âne n’aurait pas pu y tondre la largeur d’une langue. On entendait ici et là le cri des marmottes qu’on cherchait à apercevoir, courant sur les rochers, avant qu’elles ne sautent et disparaissent dans leurs trous.
Benoît s’était tourné vers son jeune visiteur. Avec Daniel, on ne savait jamais jusqu’où on pouvait se risquer avant qu’il fronce les sourcils, qu'il se referme comme une huître. Mais il a pris le risque:
— On m’a dit que tu avais une copine? Je la connais? Comment s’appelle-t-elle?
— Non, tu ne l’a connais pas. Elle s’appelle Cynthia. Mais ce n’est pas ma copine, on n’est pas ensemble. Ou plutôt, quelquefois on est ensemble et quelquefois on ne l’est pas. On se dispute souvent.
— Et, cette fois, vous vous êtes disputés?
Daniel a hoché la tête. Benoît savait qu’il n’en tirerait pas davantage. Mais il a ajouté:
— Tu pourrais travailler ici. Si tu veux, je peux en parler à Jocelyn, il cherche toujours du monde.
Daniel n’a pas répondu. Alors, Benoît s’est levé. Il a regardé les nuages que perçait un rayon soleil aigu comme un glaive, et il a dit: 
— Bon, il faut que je te laisse.
Jocelyn lui avait donné une liste de travaux à effectuer. Bientôt il serait de retour de vacances. Il y avait à revoir la machinerie d’un remonte-pentes qui ne fonctionnait plus, ainsi qu’un problème de plomberie dans la cave qui abritait le lave-linge, et Benoît ne pouvait pas faire ces réparations tout seul. Il n'était pas un spécialiste.

Le lendemain matin, Daniel a pris l’autobus pour Nice, mais il n'était pas pressé d’arriver à destination. Le trajet était long. Plusieurs fois, il s’est endormi à sa place sur la banquette. Quand il se réveillait, le paysage derrière les vitres n’était plus le même, les passagers non plus. Vers le milieu de l’après-midi, il est descendu à l'arrêt d’un village dont il ne savait pas le nom. Il s’est trouvé sur une place ornée de platanes. De maigres silhouettes jouaient aux boules sous les feuillages. On entendait leurs voix qui comptaient les points. Au fond de la place, il y avait un hôtel qui faisait aussi café et restaurant, avec quelques tables en terrasse. Il s’y est installé, il y était le seul client.
Une femme est venue prendre sa commande. Il a demandé un sandwich et de la bière. Quand elle est revenue pour les lui servir, il lui a demandé s’il lui restait une chambre de libre où il pourrait dormir. Elle lui a répondu qu’elles étaient toutes libres, sauf une occupée par le nouvel instituteur qui venait d’arriver.
Elle a dû se lever pour répondre au téléphone qui sonnait à l’intérieur. Puis, quand elle est revenue, elle s’est assise à côté de lui, elle a ôté ses sandales, elle a posé ses pieds nus sur une chaise qui était devant elle, et elle a allumé une cigarette. Un bon soleil doré répandait sa tiédeur. Elle a tiré le bas de sa robe sur ses cuisses pour mieux en profiter. Elle a fermé les yeux.
Daniel est resté au village jusqu'au milieu octobre. Il prenait son dîner et dormait à l'hôtel. Le soir, il parlait avec l’instituteur qui était féru, lui aussi, de science fiction. Il lui est arrivé deux ou trois fois d’aller à la pêche dans un endroit de la rivière qu'on lui avait indiqué. Surtout il a fait connaissance avec le garagiste qui avait la station-service à l'entrée du village. C'était un vieil espagnol passionné par les motos de marques anglaises dont il achetait des spécimens hors d’âge, qu’il remettait en état avant de les revendre et d’en acheter d’autres, avec chaque fois un joli bénéfice. Il a proposé à Daniel de travailler avec lui. Il lui apprendrait le métier. Ils auraient tout l’hiver devant eux, où le village paraissait endormi, où il ne passait personne. Suzanne, la patronne de l'hôtel, venait presque chaque nuit le rejoindre dans sa chambre. Dehors, il pleuvait. Des rafales de vent et de pluie balayaient la place où maintenant les platanes étaient nus. Elles les réveillaient et ils restaient longtemps à parler dans le noir.
Puis, il faut croire qu’il avait écrit à Cynthia pour lui dire où il était, parce qu’un jour elle lui a annoncé sa venue. Il l’a attendue à sa descente de l’autobus. Suzanne était prévenue de son arrivée. Daniel lui avait parlé d’elle, elle lui avait répondu qu’elle serait heureuse de la connaître.
Ce soir-là, Cynthia et Daniel ont dormi à l’hôtel. Puis, le lendemain, ils ont dit au-revoir à tout le monde et ils sont montés ensemble dans l’autobus pour Nice.

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