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La fête

Nous avons marché dans la nuit, d’abord sur la route, ensuite dans un champ, avec les lumières et les bruits de la fête devant nous. J'étais fatigué, j’avais sommeil, j'étais déjà à moitié endormi et je marchais quand même en tenant la main de maman. D’habitude, à cette heure, j'étais couché, tandis que ce soir-là, après dîner, nous étions partis tous les trois pour la fête dont les baraques avaient été installées assez loin, à la sortie du village, je ne sais plus si nous disions le village ou la cité. Et de la fête, je n’ai aucun souvenir, encore moins de notre retour. Au retour, je devais dormir, il a bien fallu que Rémy me porte, mais peut-être que je dormais déjà dans les allées de la fête, malgré le bruit des manèges et des rires, couché n’importe où. Enfant, lorsque j’avais sommeil, je pouvais m’endormir n’importe où, le bruit ne me dérangeait pas. Quand nous étions invités chez des gens, maman et moi, il suffisait de me trouver un lit sur lequel étaient entassés les vêtements de tous les invités, elle me couchait là et je dormais, et ensuite, quand la fête était finie, elle venait me chercher et, sans me réveiller, il fallait qu'on me porte. Aujourd'hui, je dirais que je me réfugiais dans le sommeil. Rémy était arrivé peut-être trois ou quatre jours auparavant, il avait eu le temps de monter l’armoire dans la chambre de maman, et de nous débarrasser ainsi des cartons qui contenaient nos vêtements. Et il avait installé un rideau à la douche. Et il avait effectué d’autres petits travaux, je ne sais plus lesquels, comme il avait promis de le faire quand nous avions quitté Nice, maman et moi, pour cette banlieue de Grenoble. Quand nous avons quitté la route pour marcher dans le champ, je me souviens de la terre et de l’herbe sous mes pas. Nous n'étions pas les seuls à marcher ainsi, certains avaient apporté des torches électriques, qu’on voyait bouger devant nous, se balancer devant nous, avec au fond les lumières de la fête dont j’avais l’impression que nous n’y parviendrions jamais, qu’elle restait toujours aussi éloignée malgré que nous marchions, que je ne la verrais pas avant de m'endormir. Ma mère, quand cela m’arrivait, avait l’habitude de dire, Il tombe de sommeil, et elle souriait. Il faut croire qu’à un moment elle a dit à Rémy, Voyons, je crois qu’il faut que tu le portes, il n’en peut plus, il a les yeux qui se ferment. Et moi, d’abord, je n’avais pas envie que Rémy me prenne dans ses bras, mais en effet, il a bien fallu qu’il le fasse pour me ramener chez nous, je dormais debout, en continuant de mettre un pied devant l’autre, avec la terre et l’herbe humides sous mes pieds, sans lâcher la main de maman. Comme un soldat.

Dans Les années d'après (7.9)

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