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Un dentiste de Montmartre

Depuis que Miguel Arroyo (le narrateur) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison. 
Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. Ils l'auraient souhaité. En vieillissant, ils s'étaient épris au contraire de routines et de confort, mais ils avaient gardé un goût du voyage qui leur faisait admirer, sur des cartes de géographie, les routes des avions et des bateaux qui traversaient le monde.
Denis Sandler aimait raconter la seule histoire dont il avait été le protagoniste et qui était très drôle.
Le Maître, par la voix de son Secrétaire (Fernando Auguri), l'avait envoyé à Paris où il devait remettre un courrier à un dentiste. Le dentiste en question s'appelait Gérard Laigle. Il avait son cabinet dans la rue des Abbesses. Auguri lui avait recommandé de s'y présenter à la fin d'un après-midi d'hiver, de remettre le pli et de repartir aussitôt, sans attendre de réponse. Mais quand Sandler avait pénétré dans la salon d'attente, il avait eu la surprise de voir que cinq clients s'y trouvaient encore. Il s'était donc assis, il avait feuilleté des magazines, comme faisaient les autres, et chaque fois qu'un client ressortait de la salle de soins, il faisait mine de se lever pour demander à l'assistante de bien vouloir l'introduire auprès du praticien. Il aurait dit: "Pardon! J'en ai pour une minute! Juste un courrier à lui remettre!" Mais l'assistante ne lui en laissait pas le temps. Elle tendait un bras pour l'intimer de se rasseoir, et, sans plus le regarder, elle appelait le client suivant qui se levait pour la suivre.
Puis, quand l'avant-dernier client sortit enfin, accompagné par l'assistante, le dentiste apparut derrière eux, et il invita le messager à le suivre dans son antre. Et là, il sembla très ému. Avant que Denis Sandler ait eu le temps de rien dire, et encore moins de sortir le pli de la poche de son manteau, il déclara avec force qu'il ne voulait rien voir ni rien entendre. 
“Non, non, surtout pas ici! Pas maintenant! Vous n'imaginez pas, cher monsieur! Il n'en est pas question. Mon assistante ne doit rien savoir. Allez plutôt m'attendre au café qui est au bout de la rue, le dernier avant l'église Saint-Jean. Je vous y retrouve tout à l'heure. Allez!"

Dehors, il fait nuit et il pleut. Son lourd manteau le protégera de la pluie, mais il porte des lunettes, et la pluie qui inonde ses verres trouble sa vue. Elle fait danser les lumières.
Denis Sandler s'avance dans la rue comme ferait un homme ivre, et, de proche en proche, il s'arrête à l'abri des devantures pour essuyer ses verres. Et là, debout, il réfléchit.
L'émoi qu'a marqué le dentiste le fait cogiter. Il avait peur, se dit-il, et en même temps, il ne semblait pas surpris de le voir. Il s'attendait à sa venue et ne doutais pas que ce fût lui. Avait-il été prévenu de sa visite, de son jour et de l'heure? C'était probable. Mais que pouvait contenir le courrier qu'il s'attendait à recevoir?
Jusque là, le messager ne s'était pas posé la question. Il n'était pas censé le savoir. Mais à présent, il se demandait s'il ne pouvait pas contenir un ordre fatal. Celui de commettre un meurtre, de saboter un barrage, de faire couler le Titanic? Ce qui aurait les plus terribles conséquences pour son auteur aussi bien que pour les victimes.
Gérard Laigle appartenait au Cercle, ou il était lié à lui d'une quelconque façon. Mais cet engagement était ancien. Pendant des décennies, on l'avait oublié, il était resté (comme on dit) "en sommeil". Et voilà qu'un beau jour on le réveille, qu'on lui rappelle une très vieille obligation. L'homme comprend que sa vie est finie, qu'il a la corde au cou. Comment se dérober? Il sait qu'aucun membre du Cercle n'a jamais pu se dérober à ses engagements. Et Denis Sandler, quant à lui, pouvait-il se satisfaire du rôle qu'on lui faisait jouer? Devait-il l'accepter?
Il s'interroge. Serait-il temps encore de s'enfuir en gardant le message, en le jetant dans la Seine, pour aller où, en renonçant à Buenos Aires? Mais les autres, ceux qui sont restés là-bas, ne sont-ils pas capables de le retrouver partout? C'est lui, à présent, qui transpire de peur.
Soirs de Paris, ivres du gin, flambant de l'électricité... Denis Sandler parvient au bout de la rue tout dégoulinant de pluie, il entre dans le café et y commande un grog. Il éternue. L'attente va durer au-delà du raisonnable. Le dentiste n'avait plus qu'un patient à traiter, pourtant une bonne heure se passe avant qu'il se montre.
Sous son imperméable et un grand parapluie, il porte un costume élégant avec, au col, un nœud papillon, et on respire sur lui une fragrance luxueuse de Penhaligon.
Il s'assied sur le bord d'une chaise, en croisant les jambes et un coude sur la table. Il allume une cigarette et il dit: “Pardonnez-moi pour tout à l'heure, je vous ai mal reçu, mais il se trouve que vous tombiez en pleine crise. Êtes-vous marié, Monsieur...?
— Sandler, Denis Sandler. Non, je ne suis pas marié. J'aime une femme qui ne veut pas de moi. Alors, j'attends qu'elle se ravise. Mais j'ai bien peur de n'être pas le seul sur la liste.
— Je vous envie. Vous avez de la chance. Contentez-vous de cela. Le meilleur est d'attendre. Figurez-vous que je suis marié et que mon assistante vient de m'annoncer qu'elle est enceinte!"

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.2)

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