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Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre.

La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait.

La pose me surprend. Je ne la comprends pas.

Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se retourne vers elle et s’accroupit, si bien que les autres passants doivent contourner le groupe qu'ils forment et, en passant, ils leur jettent des regards obliques, amusés, attendris, envieux.

À peine a-t-elle baissé les yeux vers lui qui inclinait la tête, qui lui montrait sa nuque. Aussitôt, elle a relevé le front pour regarder de nouveau droit devant, dans le vide, continuant de parler sans que j’entende rien mais avec, sur le visage, le même sourire souverain de la jeunesse, de la tranquille amitié, de cette sorte particulière d’amitié qu’on appelle l’amour, qui est, en même temps qu’un amour de l’autre, celui de l’air frais d’un matin de printemps, du sport qu’ils venaient de pratiquer, de l’usage d’une parole mesurée qu’ils échangeaient sans hâte, d'une manière que j'imaginais précise, et je comprenais alors que le garçon qui me tournait le dos renouait le lacet d'une chaussure de sa compagne, et cette tâche n’a pas pris dix secondes avant qu’il se relève, qu’il reprenne place à côté d’elle et qu’ensemble ils se remettent à marcher. Sans me voir. Sans cesser de parler.

Alors, j’ai failli les arrêter et m’adresser à eux pour leur dire qu’ils devaient savoir, avant d’aller plus loin, que de tels gestes ne s’accomplissent pas impunément. Qu’il y a toutes les chances pour que cette petite manœuvre, par exemple, occupe leur esprit encore quand ils seront vieux. Et même encore quand ils seront morts. Alors, sous les grands peupliers, la nuit, parmi le froid des tombes, elle lui dira: 
— Te souviens-tu du jour où tu as renoué mon lacet, où pour le faire tu t’es accroupi sur le sol en me montrant ta nuque? C’est alors que je t’ai choisi.
— Je me souviens, bien sûr, répondra le garçon. Je savais ton regard sur moi. Mais alors, pourquoi tant d’années d’hésitation, tant de disputes, de refus et de larmes? Puisque tout était dit alors. Tout était su.
— Parce qu’il fallait que le temps passe. Nous étions trop jeunes, comme des anges, ce qui n’empêchait pas que nous étions faits de chair et de sang. Je ne pouvais pas t’épargner les saisons, le vent froid ni la lune...
And the shadowy hazel grove / Where mouse-grey waters are flowing, dit William Butler Yeats.
Et le sombre bois de noisetier / Où les pluies souris-grises ruissellent…
— Tu ne rentres pas tout de suite?
— Non, je fais un dernier tour dans le jardin. Chauffe-moi le lit.

(21 avril 2021)

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