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Affichage des articles associés au libellé Neige et sable

Le Double obscur

Le Double obscur possède un savoir absolu concernant un personnage illustre, une figure marquante de l’histoire de l’humanité. La vie de l’un est très différente de celle de l’autre, mais le Double sait tout de son modèle, comme s’il avait vécu une autre vie avant la sienne, ou comme si une voix (celle des rêves) l’avait informé de la vie de l’autre dans ses moindres détails. Il ne lui manque aucune conversation, aucune lecture, aucun spectacle auquel l’autre aurait participé ou qu’il ait su. Certains auteurs en appellent aux anciennes doctrines de la métempsycose, d’autres, plus prudents, parlent d’un simple, encore qu’inexplicable phénomène d’écho. La distance est de règle. Le Double, en effet, ne se révèle le plus souvent qu’avec plusieurs siècles de retard. Surtout, la place qu’il occupe sera d’autant plus obscure que son modèle brillera plus haut au Panthéon des grandes figures de l'humanité. Ainsi, pour le cas d’une Marie Curie ou d’un Benvenuto Cellini, un simple magister p...

Felouque

Le voyageur effectue la traversée seul à bord d’une felouque, puis, aussitôt qu’il découvre la plage, celle-ci lui paraît dangereusement étroite. Il tire son embarcation au sec, s'abrite entre deux rochers. Il doit reprendre des forces, demeurer quelques jours sur cette rive avant d’entreprendre l’ascension du mont à mi-pente duquel devrait s’enfouir le temple, ou les ruines du temple dont ses recherches dans les bibliothèques de plusieurs continents lui ont permis de deviner l’existence en ce lieu, et qu’il veut explorer. Mais la première nuit, il est assis dans le sable, éclairé par une lune pleine et léché par les vagues, avec au-dessus de lui le mont couvert d’une forêt épaisse, inextricable, agacé par les oiseaux, des tortues hautes comme des ânes, avisant de loin les frondaisons d'arbres dont les feuillages se balancent comme houppes à poudrer, réveillé quelquefois, quand le sommeil le prend, par un bruit insituable de cascade ou de fontaine.

Retour des îles

Alexandre Jacopo revient à Nice après une longue absence. Sa fuite a été la conséquence d’un scandale. Durant le quart de siècle qu’a duré son exil, on a eu de ses nouvelles grâce au Père Di Falco. Il arrivait que, parlant de lui, le P. Di Falco montrât sur une mappemonde où se trouvait Singapour. Le premier informé de ses lettres était Charles Bertaina. Dans leur jeune âge, Charles Bertaina et Alexandre Jacopo avaient été amis. Le P. Di Falco les connaissait tous deux mieux que personne, les ayant eus pour élèves au collège de jésuites où il enseignait le latin et la géométrie, et sans doute était-il le seul à savoir dans quelles circonstances exactes Alexandre avait séduit Hélène, qui était la sœur de Charles et passait pour n’avoir pas tous ses esprits. Celle-ci s’était plainte qu’il l’eût forcée et, depuis, le seul nom d’Alexandre lui faisait horreurs. Elle prétendait mourir plutôt que de devenir sa femme. Charles parla de porter cette affaire sur la place publique mais le P. Di Fa...

Tarjil

Tarjil est une petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud de Lefax, à l’entrée du désert. Lorsqu’il effectua son premier séjour là-bas, Adrien Blanchard fut l’hôte de Jean-Charles Morelli. Les deux hommes s’étaient connus à Dijon, en classe de philosophie, ils avaient gardé l’habitude de s’écrire et ce fut grâce à son ami qu’Adrien Blanchard put entrer en contact avec les docteurs de la loi. On sait ce qu’il apprit auprès d’eux ( L’Encre des sages date de 1958 pour sa première édition, chez Adrien-Maisonneuve, et en atteste). Pourtant il est une expérience dont l’auteur ne devait rendre compte dans aucun de ses ouvrages. Elle concerne la petite ville de Tarjil, et plus précisément l’un de ses habitants les plus obscurs auquel je suis en mesure d’affirmer qu’il fît plusieurs visites. Les docteurs de la loi lui avaient parlé de Tarjil et de l’opinion répandue au sein de certaines communautés selon laquelle cette ville abritait un walî , et pas des moindres. D’après la tr...

Lefax

On a beaucoup répété que Jean-Charles Morelli s’était identifié à la ville de Lefax, et lui-même a déclaré que son œuvre tout entière pouvait se lire comme une longue et amoureuse description de Lefax, une tentative de rendre compte par le moyen des mots du charme de cette ville. Il y avait passé la dernière partie de sa longue existence, plusieurs de ses livres avaient été composés à l’ombre de ses murs, ou, quelquefois, l’hiver, sur les toits en terrasses de certaines de ses maisons, et, à présent, pour des millions de lecteurs à travers le monde, Lefax était la ville où Jean-Charles Morelli avait vécu et dont il avait fait le principal sujet de ses travaux. Deux jours après son arrivée, Rémy Fogel note dans son carnet de route: “Lefax est infiniment plus vaste et diverse que ce qu’il a pu en écrire”. Mais qu’aurait-il jamais su de Lefax, ou plus précisément qu’aurait-il été capable d’y voir si Jean-Charles Morelli n’avait pas écrit à son propos? Rémy Fogel prétendait avoir appris à ...

Les visiteurs

Descendre du haut du ciel, dans la nuit, seul ou en brigade, dans un astronef rond et plat comme une soucoupe, n’était le dôme où l’on habite, le front maintenant appuyé à la vitre incassable des hublots, les yeux exorbités de désir curieux, ou sur des fusées individuelles, légères et que l’on chevaucherait comme des sorcières leurs balais, ou portés par des ailes, comme de gigantesques oiseaux armés de dents. Descendre à la première heure d’une nuit d’automne, dans un ciel obscurci et mouillé de nuages, au-dessus des coteaux de vignes, au-dessus du bourg dont fument les cheminées, les rues désertes, les persiennes closes, au loin peut-être scintille la mer, un éclat de mer sous la lune échancrée. Ramper et courir par les sentiers de la forêt, haletant, la langue dehors, suivre la route qui se rencontre, rouler dans l’herbe du bas-côté quand surviennent une automobile ou une motocyclette, à cause du faisceau de lumière jaune de leurs phares, plonger dans la rivière où le goujon s’alarm...

Le projectionniste

1. Une jolie maison avec une terrasse où se retrouvaient, certains soirs d’été, des personnes de tous âges qui étaient unies par des liens de famille. Puis, quand la nuit était noire, l’oncle Pascal, le propriétaire de la maison, notre hôte en la circonstance, annonçait une séance de cinéma. Jean-François, son fils, intervenait aussitôt. Il connaissait son rôle qui consistait à installer écran et projecteur, l’écran en haut des marches, devant l’entrée de la maison, et le projecteur sur la terrasse, parmi nous qui étions assis, dispersés sur des fauteuils de jardin, qui nous repassions des assiettes de gâteaux secs et des verres de vin mousseux ou d’orangeade. La séance commençait. Sans surprise. Nous connaissions pour les avoir vus mille fois les films que nos parents voulaient revoir, dont ils ne se lassaient pas, des films d’amateurs, tournés quinze ou vingt ans plus tôt en Algérie, des films d’avant la guerre et de là-bas, ramenés de l’autre côté de la mer, d’un lieu où personne d’...

Bendejun

1.   Bendejun a occupé une place importante dans la vie de notre famille. En 1965, mes parents ont acheté un morceau de terrain. Nous l’avons défriché puis ils y ont fait construire ce qui n’était qu’un cabanon en dur. Dès le début du printemps, nous montions y passer les fins de semaines. Quelques terrasses caillouteuses, un pays d’olives et de tomates dominé par les plumes hautes et nonchalantes des cyprès. Quand nous revenions à Nice le dimanche soir, les rues étaient désertes. L’ennui, la vague nausée que je ressentais en voiture et que ne faisait qu’aggraver le parfum des fleurs coupées, ou quelquefois du thym et de la menthe que ma grand-mère maternelle avait pris soin de rapporter des collines, posés sur ses genoux. La lumière était bleue, d’une transparence à vous crever le cœur, comme le plumage d’un oiseau. Nous traversions des quartiers de H.L.M., descendions des boulevards rectilignes, et tout, à ce moment, me paraissait abouti, connu et justifié, ce qui n’empêchait pas...

L'infidèle

Exquise indécence, par une nuit pluvieuse, du seul bruit des pas d’une femme qui se hâte dans une rue déserte des faubourgs. Les lampadaires sont rares et les immeubles séparés par des bosquets d’essences diverses, feuillages dégoulinants que le vent agite sous les cônes de lumière. La pluie fait pousser les champignons et les fougères. La nuit, dans les faubourgs, elle fait se hâter le pas de la femme infidèle retour de son rendez-vous. Derrière les branches du cèdre, une fenêtre éclairée. Celle où un homme l’attend. J’eusse été seul passager de l’autobus avec elle. Nous aurions traversé la ville puis les quartiers extérieurs, debout, immobiles, prisonniers de cet habitacle de clarté, glissant dans une nuit semblable à celle de l’Enfer qu’aurait trouée de loin en loin la flamme du brasero des vagabonds.

Le refuge

Lorsque j'ai dû quitter la ville, j'ai tout de suite pensé au refuge de G. Je n'y étais jamais allé mais je connaissais son existence et je le situais assez précisément sur la carte. Je savais aussi qu'il était tenu par des gens de notre bord politique. Des patriotes. Je suis monté dans un autobus un peu avant midi. Les autobus étaient bondés. Toute une partie de la population quittait la ville en catastrophe. Les troupes ennemies étaient massées à la frontière depuis des jours. Elles attendaient l'ordre de leur commandement. Il n'y aurait pas de combats. Les soldats de nos casernes avaient déserté. Nos casernes étaient vides. Des valises, des poussettes, des cages à oiseaux. Des pleurs et des cris. Des parents séparés. Notre itinéraire remontait le cours d'une vallée qui allait en s'étrécissant entre des parois rocheuses, dont certaines formaient des voûtes sous lesquelles il pleuvait, au-dessus de la route. Ici et là, une courte plaine et un village où...

Evasion de la sieste

L’armoire était ouverte et reflétait le large. Il ne pourrait s’agir que d’un contrat très bref. L’autre hésite, tapotant d’une main la poche de sa veste.  Il dit:  “Votre passion s’enlise sous les coques éventrées,   naufragées des miroirs, longs cils des palourdes comme des yeux qui veillent". Voir