Paul Leiris, le narrateur, rencontre Rudy, un vieil ami qui fait escale à Nice après une longue absence, et qui s’étonne que Paul ait choisi d’habiter si loin dans les quartiers nord. Paul se souvient qu’après la mort de sa femme Louise, il n’a plus supporté de vivre dans l’appartement du centre ville, rue Verdi, qu’ils avaient habité ensemble. Il loue une chambre au-dessus d’un café de la rue Dabray où il fait connaissance de l’inspecteur Auden. Celui-ci le charge de surveiller les agissements d’un groupement d’activistes qui se réunissent une rue plus haut, à L’Agadir. Paul identifie leur jeune chef, un certain Julien Morelli, mais son attention se focalise sur la jolie Nina qui occupe dans le groupe une place à part.
La règle est que les filles ont le droit de batifoler avec tous les garçons du groupe, autant qu’elles veulent, comme les garçons ont le droit de faire avec toutes les filles du groupe, à tour de rôle, autant qu’ils veulent, à condition pour les filles surtout de ne pas regarder ailleurs. Or, Nina a un petit ami qui n'est pas du nombre.
Je l’apprends par hasard, un matin que je suis descendu aux Galeries Lafayette. Je n'étais pas retourné à la rue Verdi, je n’avais pas eu le courage et il me manquait certains vêtements pour aborder l'hiver. Et voilà que je rencontre la jeune femme au troisième étage, au rayon des vêtements pour hommes, elle porte le badge du magasin et elle remet de l’ordre sur le présentoir des chaussettes. Elle semble ne pas me reconnaître. Sa tenue alors est classique, sombre et discrète comme celles des autres vendeuses. Je ne me serais pas attendu à la retrouver là, dans ce rôle et dans ce costume, mais elle m’est sympathique, je suis content que le hasard l’ait mise sur mon chemin. Je ne pouvais pas espérer mieux.
La première fois que l’ai vue à L’Agadir, elle portait un haut orange, ample, à manches courtes, avec une jupe vert pomme, plutôt longue et serrée à la taille, et des sandales plates à lanières. Elle était ravissante, elle mettait de la lumière dans la grisaille du lieu. Et depuis ce jour, chaque fois qu’elle apparaît dans ce café, aux réunions du soir, sa tenue est différente et incroyablement inventive. Elle attire les regards.
Nina n’est pas la plus assidue mais elle vient quelquefois, elle arrive après les autres, quand la réunion est déjà commencée, et chaque fois je me demande ce qu’elle vient faire ici, et aussi par quel prodige les autres acceptent de l’avoir parmi eux. C’est du suicide. Ils ne font pas le poids. Sa présence, vêtue comme elle est, les ongles rouges, les lèvres rouges sur sa peau mate, suffit à faire paraître encore plus sinistres les propos de Morelli. Elle ne les conteste pas, elle ne les commente pas mais visiblement elle s’en contrefiche. Ils la font bailler. Elle regarde ailleurs, elle regarde sa montre avant de se lever la première et de repartir, avec juste un petit geste d’au-revoir qu’elle fait de la main, sans se retourner, des baisers qu’elle leur envoie, et je crains toujours que Morelli, de sa place, l'apostrophe pour la retenir, pour la rappeler à l'ordre, comme il sait faire, comme il fait si bien avec les autres, mais il se trouve qu’avec elle il ne le fait pas. Elle prend la porte et disparaît sans que personne ose rien dire. Où va-t-elle dans la nuit de la rue Vernier, déserte et froide, où l’on craindrait que l’horrible Mister Hyde vienne à votre rencontre? Il y avait là un mystère. Il fallait que je m’en ouvre à Auden et il m’a expliqué.
Elle s’appelle Nina Cabreira. Son père est cubain et sa mère mexicaine. Pourquoi et comment sont-ils arrivés ici? Auden ne me l’a pas dit, encore qu’il doit bien le savoir. Son service a dû faire des recherches. Ce qu’il m’a dit, c’est que son père Rodrigo est maçon, pas ouvrier maçon mais artisan, et grand joueur d'échecs. Il jouit de ce double prestige. Il est cubain et capable de raconter la prise de pouvoir par Fidélité Castro dans ses moindres détails, il y ajoute des anecdotes inédites, il parle du Che comme s’il l’avait connu personnellement, encore qu’en 1959 il n'était pas né. Et, avec cela, il bat tout le monde aux échecs, sans efforts, en riant, en sifflotant de petites chansons de son lointain pays.
— Pour une raison que nous n’avons pas éclaircie, m'a dit Auden, il ne se montre pas à L’Agadir mais les garçons le rencontrent à la Tabatière, un café que vous devez connaître, qui se situe à l'angle de l’avenue Thiers et du boulevard Gambetta. Les soirs d'été, on les voit aux tables de la terrasse, ils enchaînent les parties en mangeant des frites et en buvant des bières en bouteilles, des Corona à longs goulots, très fraîches, jusqu’à l’heure de la fermeture. L’hiver, ils sont à l'intérieur. Il y a des chambres au-dessus du café et le patron est un peu proxénète. Figurez-vous la scène, vous pourrez vérifier. Cabreira ne quitte pas sa chaise devant l'échiquier et nos fiers étudiants révolutionnaires se succèdent sur celle d’en face pour se faire battre l’un après l'autre comme des amateurs. Or, Nina est sa fille, ce qui lui confère un statut très particulier, ce qui la rend intouchable aussi bien que lui, outre sa beauté, outre sa fierté, et il n’est pas certain que Julien Morelli ait pu une seule fois l’avoir ni qu’il l’aura jamais.
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