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Un dentiste de Montmartre

Rue des Abbesses

Depuis que Miguel Arroyo (l’aveugle, le personnage principal) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé, chaque matin, à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison. 

Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. Ils l'auraient souhaité. En vieillissant, ils s'étaient épris au contraire de routines et de confort, mais ils avaient gardé un goût du voyage qui leur faisait admirer, sur des cartes de géographie, les routes des avions et des bateaux qui traversaient le monde.

Denis Sandler aimait raconter la seule histoire dont il avait été le protagoniste et qui était très drôle.

Le Maître, par la voix de son Secrétaire (Fernando Auguri), l'avait envoyé à Paris où il devait remettre un courrier à un dentiste. Le dentiste en question s'appelait Gérard Laigle. Il avait son cabinet dans la rue des Abbesses. Auguri lui avait recommandé de s'y présenter à la fin d'un après-midi d'hiver, de remettre le pli et de repartir aussitôt, sans attendre de réponse. Mais quand Sandler avait pénétré dans la salon d'attente, il avait eu la surprise de voir que cinq clients s'y trouvaient encore. Il s'était donc assis, il avait feuilleté des magazines, comme faisaient les autres, et chaque fois qu'un client ressortait de la salle de soins, il faisait mine de se lever pour demander à l'assistante de bien vouloir l'introduire auprès du praticien. Il aurait dit: "Pardon! J'en ai pour une minute! Juste un courrier à lui remettre!" Mais l'assistante ne lui en laissait pas le temps. Elle tendait un bras pour l'intimer de se rasseoir, et, sans plus le regarder, elle appelait le client suivant qui se levait pour la suivre.

Puis, quand l'avant-dernier client sortit enfin, accompagné par l'assistante, le dentiste apparut derrière eux, et il invita le messager à le suivre dans son antre. Et là, il sembla très ému. Avant que Denis Sandler ait eu le temps de rien dire, et encore moins de sortir le pli de la poche de son manteau, il déclara avec force qu'il ne voulait rien voir ni rien entendre. 

“Non, non, surtout pas ici! Pas maintenant! Vous n'imaginez pas, cher monsieur! Il n'en est pas question. Mon assistante ne doit rien savoir. Allez plutôt m'attendre au café qui est au bout de la rue, le dernier avant l'église Saint-Jean. Je vous y retrouve tout à l'heure. Allez!"

Dehors, il fait nuit et il pleut. Son lourd manteau le protégera de la pluie, mais il porte des lunettes, et la pluie qui inonde ses verres trouble sa vue. Elle fait danser les lumières.

Denis Sandler s'avance dans la rue comme ferait un homme ivre, et, de proche en proche, il s'arrête à l'abri des devantures pour essuyer ses verres. Et là, debout, il réfléchit.

L'émoi qu'a marqué le dentiste le fait cogiter. Il avait peur, se dit-il, et, en même temps, il ne semblait pas surpris de le voir. Il s'attendait à sa venue et ne doutait pas que ce fût lui. Avait-il été prévenu de sa visite, de son jour et de l'heure? C'était probable. Mais que pouvait contenir le courrier qu'il s'attendait à recevoir?

Jusque là, le messager ne s'était pas posé la question. Il n'était pas censé le savoir. Mais à présent, il se demande s'il ne peut pas contenir un ordre fatal. Celui de commettre un meurtre, de saboter un barrage, de faire couler le Titanic? Ce qui aurait les plus terribles conséquences pour son auteur aussi bien que pour les victimes.

Gérard Laigle appartenait au Cercle, ou il était lié à lui d'une quelconque façon. Mais cet engagement était ancien. Pendant des décennies, on l'avait oublié, il était resté (comme on dit) "en sommeil". Et voilà qu'un beau jour on le réveille, qu'on lui rappelle une très vieille obligation. L'homme comprend que sa vie est finie, qu'il a la corde au cou. Comment se dérober? Il sait qu'aucun membre du Cercle n'a jamais pu se dérober à ses engagements. Et Denis Sandler, quant à lui, pouvait-il se satisfaire du rôle qu'on lui faisait jouer? Devait-il l'accepter?

Il s'interroge. Serait-il temps encore de s'enfuir en gardant le message, en le jetant dans la Seine, pour aller où, en renonçant à Buenos Aires? Mais les autres, ceux qui sont restés là-bas, ne sont-ils pas capables de le retrouver partout? C'est lui, à présent, qui transpire de peur.

Soirs de Paris, ivres du gin, flambant de l'électricité... Denis Sandler parvient au bout de la rue tout dégoulinant de pluie, il entre dans le café et y commande un grog. Il éternue. L'attente va durer au-delà du raisonnable. Le dentiste n'avait plus qu'un patient à traiter, pourtant une bonne heure se passe avant qu'il se montre.

Sous son imperméable et un grand parapluie, il porte un costume élégant avec, au col, un nœud papillon, et on respire sur lui une fragrance luxueuse de Penhaligon.

Il s'assied sur le bord d'une chaise, en croisant les jambes et un coude sur la table. Il allume une cigarette et il dit: “Pardonnez-moi pour tout à l'heure, je vous ai mal reçu, mais il se trouve que vous tombiez en pleine crise. Êtes-vous marié, Monsieur...?

— Sandler, Denis Sandler. Non, je ne suis pas marié. J'aime une femme qui ne veut pas de moi. Alors, j'attends qu'elle se ravise. Mais j'ai bien peur de n'être pas le seul sur la liste.

— Je vous envie. Vous avez de la chance. Contentez-vous de cela. Le meilleur est d'attendre. Figurez-vous que je suis marié et que mon assistante vient de m'annoncer qu'elle est enceinte!"

Un fantôme à l’opéra 

L'histoire de Gérard Laigle, le dentiste de Montmartre, ne se termine pas là, mais la suite est plus confuse.

Denis Sandler s'entretenait avec lui dans ce café, au bout de la rue des Abbesses, quand une élégante automobile noire est venue s'arrêter devant les vitres que la pluie inondait de traînées lumineuses. Celles-ci semblaient vivantes et serpentaient comme des larves descendues du ciel. Que faisaient-elles ici? Quelle était leur mission? Selon toute apparence, elles essayaient de communiquer avec les habitants de la terre en leur adressant de mystérieux signaux, dans leur langage non-linéaire et silencieux que les plus éminents spécialistes de différents pays travaillaient à déchiffrer. 

Le praticien s'est tourné vers l'automobile, où un visage transparaissait derrière le pare-brise, et il a dit: "C'est mon épouse. Une première nous attend, ce soir, à l'opéra. Il faut que je vous quitte." Puis, en se levant, il a ajouté: “Vous êtes à Paris encore pour quelques jours?

— Oui, pour une semaine au moins. Je suis un provincial, voyez-vous. Je profite de l'occasion. Vous pouvez me laisser un message à l'hôtel des Charmes, on me le transmettra."

Laigle a fermé son manteau, déposé délicatement son chapeau sur sa tête. Il paraissait préoccupé, pressé par quelque obligation, en même temps qu'il hésitait à partir. Il a fait un signe de la main du côté de la voiture pour qu'on l'attende. Puis il a dit: “À l'hôtel des Charmes? Oui, bien sûr, je vous appelerai. Il faut qu'on se revoie." Sa voix était blanche et aussitôt il est parti.

La suite, Sandler devait l'apprendre une semaine plus tard, quand Laigle l'a appelé à l'hôtel. C'était un soir, alors qu'il était occupé à lire dans sa chambre et qu'il ne s'y attendait plus.

La première à l'opéra avait tourné au cauchemar. Édith y était. Elle lui était apparue à diverses reprises, dans différents endroits.

On donnait Ariane à Naxos dans une nouvelle mise en scène de Michel Kalinkov, qui s'était fait connaître pour ses audaces extravagantes. Laigle ne parlait pas l'allemand mais sa femme était issue d'une famille d'industriels installés dans la Ruhr depuis plusieurs générations. Son père avait choisi la France quand des accords de coopération avaient été signés entre les deux pays, qui concernaient des projets de construction aéronautique, dans lesquels il avait pris des intérêts. Mélomane averti, il était par ailleurs devenu président de la société des Amis de l'opéra et, à ce titre autant qu'à celui de donateur, il lui arrivait de pouvoir peser sur la programmation.

C'était à lui qu'on devait cette nouvelle adaptation du chef-d'œuvre de Richard Strauss. Il avait pris plaisir à s'entretenir avec le metteur en scène ainsi qu'avec son décorateur, il avait assisté à plusieurs répétitions, mais ce soir-là il était retenu dans sa chambre à cause de la grippe, si bien que Marguerite et Gérard seraient seuls dans la loge qu'ils avaient l'habitude d'occuper avec lui. Mais avant même qu'ils y parviennent, déjà dans le grand escalier intérieur dont ils gravissaient les marches, côte à côte, au milieu de la foule, il l'a vue devant eux, qui leur tournait le dos.

Il a cru la reconnaître, juste à ses épaules et son cou. Il s'est dit qu'il rêvait. Édith ne pouvait pas porter cette robe luxueuse, elle ne pouvait pas se trouver maintenant en ce lieu. Mais soudain, comme si elle avait deviné qu'ils montaient derrière elle, elle s'est retournée et son regard a plongé dans celui de son amant.

Alors, le premier réflexe du dentiste a été de se tourner vers sa femme. L'avait-elle vue, elle aussi? L'avait-elle reconnue? Édith resplendissait. On ne voyait qu'elle! Et pourtant, non. Marguerite avait trouvé à son côté une vieille amie de son père, et elle échangeait quelques mots aimables avec cette personne sans se préoccuper de ce qui se passait devant.

Édith et Gérard se sont trouvés de nouveau face à face, le regard de l'une attirant avec une force irrésistible celui de l'autre. Elle ne souriait pas. Elle ne menaçait pas. Elle ne le défiait pas. Son visage était de marbre, d'une grande beauté en même temps que marqué peut-être par une grande tristesse.

Celle qu'il avait quittée en blouse blanche, deux heures auparavant, dans son cabinet de la rue des Abbesses, se dressait à présent au milieu de la foule, cinq ou six marches au-dessus de lui. Et lui était poussé par la cohue, sans pouvoir arrêter son ascension, ni celle de sa femme. Quelques secondes encore et plus rien n'empêcherait que la collision se produise, dont l'effet ne serait pas immédiat, mais il ne fallait pas douter qu'après cela Marguerite voudrait savoir si c'était son mari qui avait offert à sa belle assistante une place pour une soirée de prestige à l'opéra.

Il s'en est fallu d'un rien. Par chance, au tout dernier instant, Édith s'est esquivée. De nouveau, elle leur a tourné le dos. Elle s'est frayé un passage au milieu des fracs et des robes du soir qui laissaient les épaules nues, entre les colliers de perles, les chignons sertis de pierreries et, en un clin d'œil, elle avait disparu.

Laigle a pu croire qu'il en serait quitte pour cette rencontre. Mais non, il devait l'apercevoir, au milieu du spectacle, à l'avant d'une loge vis à vis de la leur, d'où elle les observait. Puis, dans la lumière d'une autre loge encore. Puis, dans les couloirs. Il fallait qu'il se trompe. Il perdait la raison.

Enfin, quand ils ont descendu les marches du perron, sous une petite pluie d'hiver qui crachotait et qui faisait lever haut les parapluies, la même était debout, au bas de l'escalier, et semblait les attendre.

Une miséreuse

Ils se sont retrouvés au même café de la rue des Abbesses. Laigle n’a pas voulu lui en dire davantage au téléphone. Il lui a seulement dit: “Demain soir, si tu es d’accord, au même café de la rue des Abbesses, à la même heure.” Sandler lui a répondu qu’il y serait, et Laigle a ajouté: “Équipe-toi de bonnes chaussures. Il se peut que nous ayons à marcher.”

Il ne pleuvait pas mais il faisait encore nuit, ce que le Maître n’aurait pas approuvé, affirmant que la nuit était mauvaise conseillère, qu’elle troublait les esprits, aussi bien que la pluie, raison pour laquelle il fallait les éviter quand il s’agissait d’accomplir une mission. Mais on ne choisit pas toujours. Et d’ailleurs, s’agissait-il bien encore d’accomplir une mission, ou seulement de venir en aide à un membre de la confrérie, ou à un correspondant de la confrérie, qui était aux abois?

Donc, ils se retrouvent à la même table, devant les mêmes grogs. Laigle lui narre par le menu la soirée catastrophique à l'opéra, ponctuée par les apparitions d’Édith. Il lui dit: “Et le plus incroyable, c’est que ma femme ne l’a pas vue. Tout s’est passé comme si le fantôme d’Édith n'était apparu qu’à moi.

— Personne d’autre que toi et ta femme n’aurait pu la reconnaître. Elle n'était pas de ce milieu. C'était une intruse. Et puis, d’ailleurs, oui, tu peux avoir rêvé. Mais ensuite?

— La suite? Le lendemain, elle ne s’est pas présentée au cabinet. Je l’ai appelée sur son téléphone mais elle n’a pas répondu. Ma femme s’est aperçu de son absence. Je craignais qu’elle devine que nous nous étions disputés, et qu’elle cherche à comprendre la raison de cette dispute. Je lui ai répondu qu’Édith était malade, qu’elle ne tarderait pas à se remettre, mais toute la semaine est passée sans qu’elle se montre, ni que je parvienne à la joindre. Jusqu'à hier soir… Nous habitons dans le même immeuble que mon cabinet, deux étages au-dessus. J'étais occupé avec le dernier client de la journée. Marguerite revenait je ne sais d’où. Au lieu de monter jusqu'à notre appartement, elle a poussé la porte du cabinet. Elle a attendu que le client soit parti, puis elle s’est dirigée vers moi comme pour un baiser sur la bouche, ou comme pour un duel, et elle m’a dit qu’elle avait vu Édith qui faisait le pied de grue au coin de la rue. ‘Oui, Édith, tu sais de qui je parle? Ton assistante. Elle était seule, habillée comme une miséreuse, une cigarette aux lèvres, les mains enfoncées dans les poches d’un imperméable trop léger pour la saison, serré à la taille par une ceinture mal ficelée, avec un air tellement perdu et tellement désolé, qu’on aurait dit qu’on l’avait battue et qu’elle avait pleuré. Elle grelottait. Je t’assure qu’elle grelottait de tous ses membres! Tu comprends cela?’ Ces phrases avaient été prononcées sur un ton de colère plutôt que de pitié. ‘Tu peux me dire ce qu’elle fait là? Tu en as une idée?’ a-t-elle ajouté. Alors, je lui ai répondu qu’elle devait se tromper, mais Marguerite s’est approchée de la fenêtre, elle en a écarté le rideau, elle a jeté un coup d’œil sur la rue, un sourire mauvais est venu sur ses lèvres, et elle m’a appelé. ‘Viens voir’, m’a-t-elle dit. ‘Ne reste pas planté là comme un lâche et comme un imbécile!’ Je ne pouvais pas faire autrement. Je devais obéir. Je crois que, moi aussi, j’avais les mains enfoncées dans les poches de ma blouse. Et, en effet, Édith était sous nos fenêtres.”

Iago

Laigle a continué. Il a dit: “J’ai mangé seul, dans la cuisine, une boîte de raviolis que j’ai fait réchauffer, et que j’ai accompagnée d’un verre de whisky, puis je suis allé dormir sur le canapé du salon. Dans la nuit, je me suis souvenu de Iago. Je ne l’avais vu qu’une fois. Il s'était présenté au cabinet, un soir, après que le dernier client était parti, et quand Édith avait déjà enfilé son manteau pour partir, elle aussi. Il m’avait interpellé d’un bout à l’autre du salon: ‘Monsieur Laigle, je peux venir vous serrer la main? Je suis Iago, le frère d’Édith’.”

Nous touchions là à la pointe de l’histoire. On en sentait le parfum chargé d’ambre et de poivre. De lune vague après la pluie. Si nous étions capables de dire ce qui nous attire dans tous les visages qui nous ont attirés, ou ce qui nous fait peur dans tous les visages qui nous ont fait peur, depuis l’enfance, nous n’aurions pas besoin de raconter des histoires. Il suffirait de le dire. Mais cela est impossible. Alors, nous continuons de raconter des histoires. 

Laigle a regardé sa montre. Non, nous n’étions pas en retard, mais le moment approchait où il faudrait agir. Il a repris son récit:

“Un grand escogriffe, tout en os, de longs bras, de longues jambes, les joues creuses, le menton en galoche, l’œil noir, des cheveux poivre et sel qui lui pendaient dans le cou, un large sourire aux lèvres. L’allure d’un pirate, d’un marchand de chevaux, d’un montreur d’ours, d’un batelier. Non, il ne réclamait rien, il ne voulait rien de moi, seulement me dire combien il était heureux que sa sœur ait trouvé une bonne place auprès d’un praticien sérieux, dans l’un des plus beaux quartiers de Paris. Édith n’avait pas toujours eu la vie facile, n’est-ce pas Édith? Il lui était arrivé de faire des bêtises, comme en font toutes les jeunes filles, mais c’étaient des histoires anciennes, on n’y reviendrait pas, on n’en parlerait plus, tandis que cette fois enfin la chance lui souriait, et elle saurait en profiter, elle me donnerait satisfaction, il était bien tranquille qu’elle saurait se tenir, il n’en doutait pas…”

Je l’ai interrompu: “Édith était avec vous? Elle assistait à l’entretien?”

Laigle a acquiescé. Il a dit: “Oui, nous étions tous les trois debout, au milieu du salon. Elle était emmitouflée dans son grand manteau, plutôt chic, on respirait sur elle un parfum dont elle avait dû ouvrir le flacon, caché dans son sac, au moment de partir, et elle ne disait rien à l’appui des propos de celui qui se prétendait son frère, mais elle ne protestait pas non plus. Elle attendait qu’il ait fini, avec l’air un peu gêné, en regardant ailleurs.

— Tu penses qu’elle avait peur de lui?

— Oui, peut-être, d’une certaine manière. Il faisait le gentil mais, en même temps, il la tenait en respect. Il l’avait à l’œil. Il lui rappelait la règle. Et elle ne mouftait pas.

— Et alors?

— Alors, il a voulu me serrer la main, encore une fois, et il a trouvé moyen d’ajouter qu’il tenait un petit restaurant, sur les quais du canal Saint-Martin, appelé Les yeux noirs, où on écoutait aussi de la musique, les vendredis soirs, et qu’il serait content de m’y voir, quand je voudrais, accompagné de qui je voudrais, et que bien sûr, j’y serais son invité…

— Je vois très bien la scène. Je vois très bien le bonhomme… Et je vois aussi que, comme par hasard, nous sommes vendredi…”

Laigle a tapé du plat de la main sur la table, et il a dit: “En effet, nous sommes vendredi, il ne pleut pas, juste ce qu’il faut de brouillard, nous portons d’excellentes chaussures, j’ai glissé une matraque dans la ceinture de mon pantalon, nous sommes deux hommes libres et de bonnes mœurs, nos ventres sont plats, nos regards aiguisés, et, si tu ne crains pas de courir l’aventure, il est temps d’y aller.”

Les yeux noirs

Il existe deux fins à cette histoire: l’une que Denis Sandler a raconté à plusieurs reprises, à Buenos Aires, à l’occasion de fêtes et de leurs agapes, devant le Cercle réuni; l’autre dont il me fit part, quelques années plus tard, un soir que nous étions sortis respirer l’air de la mer sur la terrasse du casino de Monte-Carlo.

Dans la première, il accompagnait le dentiste jusqu’au restaurant qui jetait un halo de clarté nimbé de brume sur le quai du canal. À peine avaient-ils passé la porte que Iago venait vers eux, les bras tendus.

“Ah, Monsieur Laigle, vous êtes venu, et avec un ami! Je suis content de vous voir. Donnez-moi vos manteaux, on va vous trouver une table. Ce soir, nous servons de la choucroute. Vous n’en mangerez pas de meilleure à Paris!”

La salle était bondée. Il y avait de la lumière et du bruit, et ils étaient servis par Édith elle-même. Celle-ci, debout près de leur table, s’est d’abord expliqué: “Je vous assure, Monsieur Laigle, que j’allais vous appeler. Chaque matin, je me suis dit: ‘Il faut que je le fasse!’ Mais je n'étais pas certaine de vouloir reprendre ce travail. De faire encore, chaque matin, tout ce trajet. J’ai dû vous causer bien du souci. Je le regrette. Maintenant, j’ai réfléchi et je préfère vous dire non. Ne m’attendez plus. Il faut me remplacer.”

Laigle a hoché la tête et il a bredouillé sans être tout à fait sûr d’avoir bien entendu et d’avoir bien compris. 

Ils dînent donc, sans demander leur reste, dans le brouhaha festif et dans le confort de la chaleur diffusée par un poêle à charbon. Ils boivent du vin d’Alsace et font suivre le tout de babas au rhum et de cafés. Puis, il y a le moment où, sans quitter leurs chaises, deux hommes exhibent leurs guitares et les accordent. Une jeune femme se lève et se place devant le comptoir pour chanter. Le silence se fait, les guitares y vont de leur introduction, on reconnaît le thème, et la jolie chanteuse entonne Les yeux noirs. Un couplet après l’autre, elle glisse des regards malicieux à l’un des deux guitaristes, qui lui rend ses sourires et qui a, en effet, des yeux de braise. À la fin, les applaudissements crépitent. Le jazz manouche rencontre ici, de toute évidence, un public d’habitués. Un clarinettiste s’ajoute au trio. C’est maintenant Petite fleur. Voilà qu'on écarte les tables. Bientôt, on va danser. 

Sandler annonce alors qu'il sort pour fumer un cigare. Laigle laisse finir une chanson, puis il le rejoint. Il demande un cigare qui, à la première bouffée le fait tousser et lui donne vertige. Ils fument tous deux, côte à côte, en silence, le dos tourné à la lumière et à la musique, et devant une péniche dont la silhouette se distingue à peine dans la nuit du canal. Puis, Iago les rejoint à son tour. Il se plante à côté du dentiste et il dit: “Elle vous a dit?

— Oui, enfin, elle m’a laissé entendre qu’elle préfère rester ici, pour travailler avec vous. Je la comprends. 

— Je ne la garderai pas longtemps, vous savez. Je ne veux pas qu’elle se fatigue. Elle ira finir sa grossesse chez nos parents, près de Mons-en-Barœul, dans la campagne. Vous connaissez la région? 

— Un peu. J’y suis passé. Elle est d’accord? 

— Oui, et nos parents aussi. Mon père a dit qu’il repeindrait sa chambre. Qu’il sortirait un berceau de la cave. Ma mère s’est remise à tricoter. Je crois qu’ils sont contents.”

Il y eut un silence, puis: “Vous voulez de l’argent?”

La question du dentiste était tombée comme un couperet. Comme une claque. Iago a hésité, puis il a dit: “Vous avez une drôle de façon de parler, Monsieur Laigle. Un peu brutale. Vous n’imaginez tout de même pas que je serais un maître chanteur?”

Laigle s’est aussitôt repris. Il a dit: “Pardonnez-moi. Vous avez raison. Je m’exprime mal. C’est que je suis ému, voyez-vous? Je veux dire que je suis prêt à payer ce qu’il faudra pour l’entretien d’Édith et celui de l’enfant. 

— Nous n’en attendions pas moins de vous, Monsieur Laigle. Mais maintenant que c’est dit, vous discuterez des détails avec elle.”

À la suite de quoi, Laigle payait et il n'était plus question, dans sa vie, ni d’elle, ni de l’enfant. L’histoire finissait là dans sa première version. Mais, quand nous nous sommes retrouvés à Monte-Carlo, Sandler et moi, quelques années plus tard, il y avait une suite.

Édith revenait de Mons-en-Barœul pour travailler avec son frère. Bientôt, elle n'était plus serveuse mais elle tenait la caisse, et, quatre ans plus tard encore, c'était l’enfant qui venait la rejoindre. C'était un garçon, il s’appelait Bruno. On l'inscrivait à l'école du quartier. Et quelquefois, Laigle était avec eux, lui aussi, surtout les vendredis soirs, quand il y avait du jazz. 

Sandler souriait. Il paraissait très satisfait de cette deuxième version. Quant à moi, je la trouvais trop belle pour que j’y croie. J’ai dit: “Comment le sais-tu? Laigle te l’a dit? Tu l’as vu?”

Il m'a répondu: “L’an dernier, je suis retourné à Paris. J’ai appelé Laigle qui m’a invité à le rejoindre, un vendredi soir, au restaurant. Édith était là, Iago était là, l’enfant était là, et même les musiciens. Et Laigle au milieu d'eux, qui courait entre les tables pour aider au service.”


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