L’agression
Quand j’ai annoncé que mon oncle Titus avait été victime d’une agression, chez lui, à Lisbonne, tout le monde s’est bien douté que le personnage en question était lié au Cercle, sans quoi je n’aurais pas évoqué son cas devant cette assemblée. Mais à part Fernando Auguri et sans doute aussi Anna Maria, personne ne pouvait savoir comme je savais que le Cercle de Lisbonne était dissous depuis longtemps.
Je m'étais adressé à Auguri, notre Secrétaire, et à lui seul, comme c’était la règle, et celui-ci m’avait répondu: “J’en suis désolé pour votre famille. Votre oncle a survécu?
— Oui, par chance! Mais on me dit qu’il n’en sort pas indemne. Que son esprit est troublé par le choc qu’il a reçu.
— J’imagine que vous souhaitez vous rendre auprès de lui? Que vous envisagez de faire le voyage?
— En effet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Si ma présence ici n’est pas indispensable dans les prochaines semaines…
— Bien sûr que non! Les affaires sont plutôt calmes en ce moment. Prenez tout votre temps. Nos meilleurs vœux vous accompagnent!”
J’avais été prévenu par des voisins, qui avaient trouvé mon nom et mon numéro de téléphone inscrits sur un bristol, dans le tiroir de sa table de nuit.
Titus était rentré chez lui, ce soir-là, un peu plus tard que d'habitude. C'était l’hiver, il faisait nuit. Il avait passé une heure ou deux au café du Chat noir qui se trouvait dans le Bairro Alto, assez loin de son domicile. Celui qui le tenait était un vieil ami, ils s'étaient connus à l'époque où Titus jouait du saxophone dans de petits orchestres de jazz. À présent ils écoutaient ensemble de jeunes musiciens qu’Evaristo invitait à se produire chez lui, et ils en profitaient pour boire quelques verres de vin rouge. Ensuite, Titus s’en retournait à pied, comme il était venu. Il marchait lentement, et l’effort de la marche et sa légère ivresse lui donnaient l’impression de vivre, un soir après l’autre, une minime aventure qui suffisait à le consoler de la vieillesse et de la solitude.
Mais ce soir-là, le destin lui réservait un mauvais tour. Il avait gravi les trois étages du vieil immeuble en se tenant à la rampe. Il avait trouvé la clé dans sa poche. Il avait trouvé la serrure où introduire la clé. Il avait ouvert la porte, et, à cet instant, on lui avait asséné un coup au sommet du crâne, si violent qu’une heure plus tard des voisins devaient le découvrir allongé sur le sol, la face contre terre, dans un état qui leur faisait craindre pour sa vie.
On avait appelé les secours. Il fut transporté à l’hôpital, il reprit connaissance, on ne craignait plus qu’il meure, mais quant à savoir qui était son agresseur, à quoi il ressemblait, ce qu’il était venu chercher chez lui, si seulement il avait emporté quelque chose, le pauvre homme était incapable de le dire. Il ne se souvenait de rien. Il se souvenait tout juste de qui il était, et, à toute autre question, il répondait en bredouillant d’un air hagard.
Quand j'arrivai à Lisbonne, il avait regagné ses pénates, mais il ne quittait plus son fauteuil et son lit. Je lui dis: “Titus, tu te souviens de moi? Je suis Rafael, le fils de ton frère Henrique?”
Titus avait compté pour moi. Un jour de mon enfance, quand j’avais sept ans, mon père avait décidé de me faire traverser l’Atlantique pour aller vivre chez lui. Il ne m’avait pas dit pourquoi. Quand je suis revenu à Buenos Aires, trois ans plus tard, ma mère était morte et il était marié avec une autre femme. Pour autant, ces trois années que j’avais passées auprès de Titus avaient été heureuses.
Titus vivait seul et il courait les cachets. Il était pauvre et je le fus avec lui. Cela ne l’empêchait pas de m’envoyer à l’école du quartier, de me nourrir convenablement, et de lire avec moi, le soir, à l’heure de me coucher, des petits livres pour enfants parmi lesquels je me souviens qu’il y avait une édition abrégée des Mille et une nuits et une autre du Quichotte. Nous prenions, à lire ensemble, beaucoup de plaisir. Le dimanche, nous parlions de ce que nous avions lu en nous promenant dans les jardins. Le reste du temps, il s'exerçait à jouer de son instrument, à travailler toujours de nouvelles partitions, dont certaines qu’il faisait venir d’Amérique. Il me tenait informé des propositions qu’il avait reçues de se produire ici ou là, et qui souvent restaient sans suite, mais dans lesquelles il puisait chaque fois l’espoir de “relancer sa carrière”, ou seulement de nous offrir un peu plus de confort dans les semaines à venir.
Parfois, il devait partir, parce qu’un contrat l’appelait à l’autre bout du pays, mais il ne le faisait pas sans m’en avertir, ni multiplier les préparatifs et les précautions pour que je n’en souffre pas. Il prévoyait ce qu’il me faudrait pour me nourrir, du linge propre m’attendait, rangé dans une armoire où je n’aurais qu’à me servir, à condition de ne pas en changer tous les jours, puis il me téléphonait le soir, immanquablement, avant de livrer la prestation qu'on attendait de lui, et j'étais fier de la solitude où il me laissait et dont je devais prendre garde de m’ouvrir à aucun de mes camarades, et encore moins à nos maîtres, de peur que les services sociaux viennent se mêler de nos affaires, enfin il revenait, toujours avec de menus cadeaux, et nous faisions la fête.
Mon père lui envoyait-il de l’argent? Je n’en suis pas certain. Mais l’oncle Titus n'était pas homme à s'arrêter à cela, du moins à m’en parler. Puis la vie avait fait de moi ce que je suis devenu, mais je n’en gardais pas moins un lien tendre et profond avec lui. Or, voilà qu’on lui avait fait du mal.
Mon père et lui
Titus était l’aîné. Il avait huit ans à la naissance de mon père, ils habitaient à Buenos Aires, et Titus s’est beaucoup occupé de mon père quand leur mère est restée seule. Puis, quand mon père a eu douze ans, Titus les a quittés, d’abord pour les États-Unis, ensuite pour l’Europe. Il voulait faire du jazz. Et quand ma mère est tombée malade, mon père a songé à m’envoyer chez lui, à me confier à lui. Il m’a mis dans un bateau et j’ai fait le voyage pour vivre pendant trois ans auprès d’un homme que je ne connaissais pas. Les choses se sont passées ainsi. Pour autant, qu’est-ce que mon père savait de lui, après toutes ces années de séparation, sinon que Titus avait continué de faire de la musique et que désormais il vivait à Lisbonne? Pas grand chose, je crois. Ils ne s'étaient jamais revus, ils avaient dû s'écrire, de loin en loin, mais je crois que mon père n’avait pas une grande estime pour lui, que, pour une raison ou une autre, sans doute parce que Titus était parti et qu’il avait choisi la vie d’artiste, il éprouvait à son égard un sentiment mêlé de jalousie et d’amertume. Et quant à moi, après mon retour à Buenos Aires, je n’ai plus revu Titus qu’une seule fois. C’était un soir, comme nous étions l'un et l’autre de passage à Paris, nous avons dîné dans un restaurant arabe où nous nous sommes retrouvés, du côté de Saint-Germain-des-Prés, c’est lui qui connaissait l’endroit et qui m’en avait indiqué l’adresse, il semblait y connaître tout le monde, le patron et les serveurs l’appelaient par son prénom, et ensuite il m’a accompagné à pied jusqu'à mon hôtel, ce qui nous a fait traverser la Seine sur le Pont-Neuf où nous nous sommes arrêtés devant un cracheur de feu. Mais le lien était resté vivace, parce que nous nous sommes beaucoup écrit.
Mes lettres se réduisaient le plus souvent à de simples cartes postales, écrites à la va-vite, sur un coin de table, hors de chez moi, quand je pensais à lui, ce qui m’arrivait souvent. Celles de Titus étaient plus rares, une ou deux par an à peine, jamais plus, parfois moins, mais elles couvraient chaque fois plusieurs pages d’une écriture serrée, comme s’il avait manqué de papier et qu’il avait voulu en écrire le plus possible sur le minimum de pages, ou comme Alexandre Soljenitsyne quand il se débrouillait pour écrire L’Archipel du Goulag en déjouant la surveillance du KGB. Je les ai conservées. Il n’y parlait que de musique, ou à peu près que de musique. Il disait: “Tu te souviens, quand je jouais Caravan? Tu étais petit, bien sûr, mais peut-être que tu te souviens quand je jouais Caravan. Je cherchais à en donner une version dépouillée à l’extrême, pour une voix seule, sans aucune orchestration. Eh bien, je viens d’en découvrir une version chantée, accompagnée de manière habile par plusieurs instruments, mais dans laquelle la voix correspond exactement à ce que je cherchais à cette époque. Tu devrais la trouver sur Youtube, c'est celle de Cassandra Wilson.” Voilà comment me parlait mon oncle. Et, bien sûr, après avoir lu sa lettre, j’allais chercher sur Youtube la voix de Cassandra Wilson. Et c’est comme cela que, pendant toutes ces années où nous étions séparés, il a continué de faire mon éducation.
Retour à Lisbonne
Titus a toujours eu du mal à trouver des contrats, et le temps n’a pas arrangé les choses. Le jazz, ce que lui, Titus, appelait le jazz, était passé de mode. Il reculait moins vite en Europe qu’il le faisait aux États-Unis, mais il reculait tout de même. Les boîtes de nuit, à Lisbonne, où il pouvait proposer ses services, ne se comptaient plus que sur les doigts d'une main, aussi lui fallait-il se déplacer. Il était connu à Paris, à Londres, en Italie, il avait pour amis quelques solides pointures, comme Dédé Ceccarelli, Eddy Louiss, Michel Petrucciani, et d’autres aussi célèbres. Grâce à eux, qui l’embarquaient dans des projets, qui le recommandaient pour son talent, il ne restait jamais bien longtemps sans travail. Mais il lui fallait à s’embarquer à présent dans d’interminables voyages en train, qui le conduisaient parfois jusqu'à Prague ou en Lituanie, et il avait beau ne jamais se plaindre dans ses lettres, bien sûr, je m'inquiétais pour lui. Il fut un moment où j’envisageai de le ramener à Buenos Aires, où il aurait pu vivre avec moi, dans mon appartement. J’imaginais les soirées où je ferais la fête, avec mes amis, et où il se trouverait parmi nous, avec son saxophone. J’imaginais le son de sa musique, sur ma terrasse remplie de monde. J'étais sur le point de lui soumettre cette idée quand il a commencé à me parler de soirées privées où il était invité à se produire, et pour lesquelles il était mieux payé qu’il n’avait l’habitude de l'être. “Un petit groupe de notables, me disait-il, qui se sont entichés de ma musique, et qui m’invitent à tour de rôle.”
Cette époque est celle aussi où il a commencé à m’envoyer des messages électroniques. Ce devait être en 1987, il s'était offert un Macintosh SE et il s'émerveillait de toutes les utilisations qu’il pouvait en faire. Et c’est le même Macintosh que j’ai vu chez lui quand je suis retourné à Lisbonne.
L’appartement n'était plus celui où il m’avait accueilli lorsque j'étais enfant. C'était un appartement de deux pièces, situé dans un vieil immeuble de la rue Jorge Alves, près du musée de la Marionnette. Il comprenait une chambre et une pièce qui aurait dû servir de salon mais où il avait entassé tout son matériel de travail: ses partitions, ses disques, ses magazines, sa vieille chaîne Hifi, ses saxophones (il en possédait trois), ses cendriers, sa bouteille de whisky, et donc son Macintosh. Ce dernier était posé sur une table ronde, métallique, devant laquelle était avancé un fauteuil en rotin. Un canapé complétait le tableau. Il était défoncé, en même temps qu’on avait envie de s’y installer pour écouter de la musique et pour lire des poèmes de Jorge Luis Borges dont les livres attendaient votre main dans la bibliothèque de l’oncle. La première nuit, je m’y suis endormi. Au matin, j'étais courbaturé mais je n’avais pas besoin de chercher dans le livre pour en retrouver trois vers dont je me souviens encore: “Le souvenir d'une ancienne bassesse revient à mon cœur. / Comme le cheval mort que la marée inflige à la plage, il revient à mon cœur. / Pourtant restent toujours à mes côtés les rues et la lune.”
Evaristo
Quand je suis arrivé à Lisbonne, je savais par qui et pourquoi Titus avait été agressé. Maintenant je peux le dire. J’en avais l’intuition, qui devait m'être confirmée par Evaristo. Ou peut-être est-ce seulement quand Evaristo a parlé, quand il a ouvert la bouche, que les pièces du puzzle se sont mises en ordre dans ma tête. Se sont emboîtées soudain dans mon esprit d’une manière qui m’a paru tout de suite évidente. Comment savoir? Nous savons tant de choses que nous ne voulons pas savoir, tant que cela est possible et tant que cela nous arrange. Ce qu’il y avait à savoir, je le savais déjà. Ou, du moins, je pouvais le déduire de ce que je savais. Sans grand risque d'erreur. Et puis, Evaristo m’a dessillé les yeux.
Une infirmière venait le veiller, la nuit. Je l’avais recrutée dès le lendemain de mon arrivée. Elle s'accommodait de somnoler dans un fauteuil, près de son lit. Ce soir-là, j’attendais son arrivée pour partir. J'étais pris d’une fringale de traîner dans Lisbonne, je savais qu’il faudrait que je marche beaucoup avant de regagner mon hôtel (j’avais pris un hôtel à deux pas de chez lui.) Mais, quand on a sonné à la porte, ce n'était pas elle, c'était lui.
“Bonsoir, vous êtes Rafael?
— Vous êtes Evaristo, j’imagine! Heureux de vous rencontrer. Dans ses lettres, il me parlait de vous.
— Comment va-t-il ce soir? Il vous a reconnu?
— Oui, je crois. Encore que ses propos restent bien décousus.
— Allons, échappez-vous! Vous êtes assez jeune encore pour une nuit comme celle-ci!
— L’infirmière ne devrait plus tarder.
— Vous avez recruté une infirmière? Vous êtes un bon garçon. Il y avait si longtemps! Il n’en attendait pas tant de vous, ni d’ailleurs de personne! Mais il faudra qu'on se voie, que je vous parle. Il vous a parlé du Chat noir? Venez m’y retrouver. Peut-être demain soir?”
Et le lendemain soir, j'étais au rendez-vous.
Le Jazzophile
“Vous savez avec quelle curiosité Titus avait découvert les outils numériques. Il s'était familiarisé avec eux dès la fin des années 80, mais la grande révélation ce fut une dizaine d’années plus tard, quand Google a lancé son moteur de recherche. C’est le moteur de recherche de Google qui a inspiré à Titus son grand projet, et tout de suite, il a commencé à partager avec trois ou quatre amis ses premières notices. Je faisais partie du nombre.
— Vous avez eu de la chance! J'aurais bien aimé les voir, moi aussi, ces notices. Vous m’intriguez. De quoi était-il question?
— De jazz, bien sûr. De quoi d’autre aurait-il pu s’agir? Titus avait décidé de consacrer une notice à chacun des musiciens qu’il avait connus, comme à ceux qu’il n’avait pas connus personnellement mais qui avaient compté pour lui. Il avait intitulé ce projet Le Jazzophile, et il l’avait installé sur un blog.
— Pardon, je vous entends, j’ai toute raison de vous faire confiance, mais j’ai du mal à le croire. Comment se fait-il qu’il ne m’en ait jamais parlé?
— C’est qu’il n’était pas très content de ce blog. La définition qu’il avait donnée de son projet, et sur laquelle il était parti, n'était pas la bonne.
— Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire?
— Je veux dire que d’abord, il avait imaginé de parler des musiciens qu’il avait aimés, d’en dire chaque fois quelque chose pour définir leur style, et l’évolution de leur style tout au long de leur carrière, et qu’au bout de quelques mois, il avait dû se rendre à l’évidence qu’il en était incapable. Qu’il n’en avait ni le talent ni l’envie. Que ce qu’il écrivait ne lui plaisait pas du tout. Et que d’ailleurs, il ne le regrettait pas, parce que son but véritable n'était pas là, qu’il n’avait aucune envie de jouer les critiques, qu’il n’était pas un écrivain, pas même un journaliste, mais qu'en revanche il prenait grand plaisir à collecter, à classer et à partager des informations. Votre oncle a l'âme d’un érudit, d’un chasseur de papillons. C’était un collectionneur de données. La vie avait voulu qu’il ait des correspondants dans différents pays. Internet lui permettait de communiquer avec eux à la vitesse de l'éclair. Il n’hésitait pas à les interroger. Il pouvait envoyer cinquante courriers électroniques dans l’espoir qu’on lui indique la date et l’heure d’une séance d’enregistrement, et l’adresse du studio où elle avait été réalisée, et non seulement les noms de tous les musiciens qui y avaient participé, mais aussi celui de l'ingénieur du son, voire le nom de celui ou de celle qui avait apporté les sandwichs.
— Je vois mieux. Je commence à comprendre. Et ce blog, il existe toujours?
— Titus l’a supprimé il y a bien longtemps, quand il a compris qu’il pouvait partager le résultat de ses recherches de manière beaucoup plus intelligente en devenant un contributeur de Wikipédia. Pendant une dizaine d’années encore, il a été un contributeur infatigable de Wikipédia. Je ne suis pas certain qu’il y ait une seule page de Wikipédia, consacrée à un musicien de jazz, à laquelle il n’ait pas apporté sa touche. Une date à corriger, un titre à ajouter, le nom d’un label dans son orthographe exacte…
— Oui, cette fois, je vois mieux. Je crois le reconnaître. Il se trouvait en plus que c'était un travail anonyme. Tel que je le connais, il a dû s'enivrer de cet anonymat comme d’autres d’une gloire éphémère. En effet, c’est bien lui. Mais est-ce que je me trompe si je crois deviner que tous ces éclaircissements que vous me donnez ne sont qu’un préambule?
— Vous ne vous trompez pas. Il y a une suite…”
Où on commence à comprendre
La première fois, c’est pour un mariage. Un certain George Roberts l’appelle chez lui, un soir, et lui dit qu’il cherche un musicien pour un mariage. Pas pour la cérémonie qui aura lieu à l'église mais pour la petite fête qui réunira ensuite les deux familles chez les parents du marié. Titus demande s’il doit se mettre en quête d’autres musiciens, ou si d’autres musiciens ont été prévus, mais son interlocuteur lui répond que non. “Nous ne voulons pas un orchestre, juste un musicien qui joue au milieu de nous, comme un invité parmi les autres qui serait venu avec son instrument. Vous voyez ce que je veux dire?”
Titus répond que oui, encore qu’il soit surpris et qu’il cherche à ne pas le laisser paraître. L’homme au téléphone mentionne alors l’adresse de l’appartement où aura lieu la réception, et c’est dans la rue Horta Seca, à deux pas de la place Largo de Camões, puis il annonce le montant du cachet, et celui-ci est beaucoup plus élevé que ce à quoi Titus pouvait s’attendre.
Pour gagner un peu de temps et revenir de sa surprise, Titus bredouille. Il dit: “Et pour le répertoire? Quel genre de musique désirez-vous?” L’autre répond: “C’est Evaristo Fonseca, du Chat noir, qui nous a conseillé de nous adresser à vous. Il nous a dit que vous avez un répertoire très varié, et que vous serez le mieux capable d'improviser en fonction de l’ambiance. Des standards, bien sûr. De la musique douce. À vous de choisir. Acceptez-vous?” Et Titus accepte, bien sûr.
Le jour de la fête, il découvre que George Roberts est un grand bonhomme, large d'épaules, à la peau claire et à la moustache toute britannique. Celui-ci le présente à Leonardo Costa qui est le maître de maison. Costa est petit et très mince, vêtu d’un costume étroit, les cheveux noirs et luisants plaqués en arrière, les mains jointes dans le dos. Il le salue sans lui prêter plus d’attention, et le reste de la soirée se déroule sans que Titus s’occupe d’autre chose que de musique, et sans que le public qui évolue autour de lui, glissant d’une pièce à l’autre, paraisse le remarquer.
Titus rentre chez lui avec le chèque qui lui était promis, et que Roberts, au moment de son départ, a glissé, plié en deux dans une poche de sa veste. Puis, quelques jours plus tard, celui-ci le rappelle pour lui dire que Monsieur Costa a été particulièrement satisfait de sa prestation, et qu’il compte bien faire de nouveau appel à lui en d’autres occasions. “Mais peut-être pourrions-nous nous rencontrer pour faire mieux connaissance?”
Le rendez-vous a lieu dans les allées du jardin botanique. Roberts d'abord le fait parler. Il l’interroge sur sa carrière, ou sur ce qu’il appelle son “itinéraire de vie”, sur ses goûts, sur ses amours, sur ses voyages. Titus évoque une femme avec laquelle il a vécu quelques années avant que la maladie la foudroie. Il dit que c’est le seul moment de sa vie où il a vécu avec une femme, et qu’hélas ils n’ont pas eu d’enfant. Il raconte des anecdotes amusantes concernant les jazzmen les plus célèbres qu’il a connus. Il dit qu’il voyage moins souvent depuis trois ou quatre ans, sans préciser si, avec l’âge, il en a moins envie, ou si, le jazz étant passé de mode, les contrats se font plus rares, ce qui est le cas. Roberts lui répond que plusieurs personnes qui participaient à la fête ont félicité Monsieur Costa pour le choix de son musicien, et qu’ainsi il doit s’attendre à recevoir d’autres commandes dans les semaines à venir.
“Mais, avant cela, Monsieur Costa organise une petite réunion entre amis, chaque premier jeudi du mois, dans une arrière-salle du café A Brasileira, rue Garrett. Or, le premier jeudi de ce mois, c’est demain, et Monsieur Costa me charge de vous dire qu’il serait heureux de vous y accueillir.”
Voilà comment Titus s’est trouvé à faire partie du Cercle, ou de ce qu’il restait du Cercle de Lisbonne dans ces années-là. Je l’ai compris à ses lettres, quand il m’a parlé des soirées privées où un petit groupe d’amis le chargeaient, tour à tour, de faire de la musique.
À son tour, Evaristo m’a donné rendez-vous, un après-midi de grand soleil, dans les allées du jardin botanique, comme s’il avait fallu qu’il prenne la place de George Roberts, tandis que moi, je prendrais celle de mon oncle. Après l’avoir longuement écouté, j'ai dit: “Et ces soirées privées…?
— Elles se sont déroulées le mieux du monde, m’a répondu Evaristo, si ce n’est qu’assez vite, certaines ont pris un caractère très spécial, si vous voyez ce que je veux dire…”
J’ai failli pouffer de rire. J’imaginais mon oncle.
“Vous voulez dire qu’on lui attachait un foulard sur les yeux pour qu’il ne voie pas?
— Non, non, pas du tout, il pouvait voir tout ce qu’il voulait, tant qu’il jouait de son saxophone, tant qu’il continuait à faire de la musique, et, bien sûr, il fallait qu’ensuite il n’en parle à personne!
— Et il n’en a jamais parlé à personne, sauf à son plus vieil ami. Sauf à vous!”
Un carton à chapeau
Bon, la suite et fin se résume en quelques lignes, vous l’aurez compris. Titus, sans renoncer à instruire comme il pouvait les pages de Wikipédia, avait décidé un beau jour de construire une carte géographique de sa longue carrière, et de la publier en temps réel sur Google Maps. Un repère (ou un ancrage) dans chacun des lieux où il s'était produit, à la date où il l’avait fait, avec chaque fois quelques mots de commentaire, indiquant le nom de celui ou de celle qui avait organisé l’événement, et les noms des autres musiciens qui y avaient participé, lorsque c'était le cas. Rien de très folichon, comme on le voit. Rien de nature à casser des briques, à intéresser grand monde et, encore moins, à soulever des tempêtes. Si ce n'était qu’au même moment, Leonardo Costa, le maître actuel du Cercle de Lisbonne, déjà député conservateur, était devenu leader de son parti, et qu’à ce titre il pouvait prétendre le représenter lors des prochaines élections présidentielles.
C’est là que tout s’est joué. En attendant ces élections, Leonardo Costa devait faire du nettoyage, engloutir dans l’oubli le côté obscur de son passé. Il a commencé en résiliant les statuts du Cercle de Lisbonne dont il avait été le Maître. Il a continué en effaçant avec un soin maniaque tous les témoignages de ses activités. Il payait pour cela des spécialistes. Et voilà que ceux-ci lui signalaient la publication de la Google Map créée par mon pauvre Titus, le plus doux des hommes. Le plus innocent. Le plus passionné.
Une nuit, l’infirmière m’a appelé pour me dire que Titus était au plus mal. J’ai dit que mon hôtel était à deux pas de chez lui. Du temps que j’arrive, il était mort. Je lui ai fermé les yeux. Quatre jours plus tard, nous l’enterrions au cimetière de Prazeres. Evaristo avait demandé aux jeunes habitués du Chat noir de faire de la musique devant sa tombe. Ceux-ci avaient choisi Saint James Infirmary pour le moment où on a descendu le cercueil avec des cordes, puis When The Saints Go Marching In pour celui où la tombe a été refermée. Certains ont même esquissé alors quelques pas de danse.
Nous nous tenions à l'écart, Evaristo et moi. Une légère averse nous avait surpris à notre arrivée avec le corbillard. Elle avait eu le temps de noyer les lignes et les couleurs du paysage. Comme des larmes sur le visage d'une jeune fille. Puis, tout aussi soudain, le soleil a percé les nuages.
Nous avons quitté le groupe. Nous avons marché sous de grands arbres qui dégouttaient encore, en direction de la sortie. Evaristo a dit: “Quand Titus a été agressé, sa Google Map ne comptait qu'un tout petit nombre de repères, et aucun concernant les activités du Cercle. Par elle-même, elle ne présentait aucun danger. En revanche, le projet était clair, et il supposait que son auteur possède quantité de documents grâce auxquels il lui serait possible de retrouver les dates et les lieux de ses rendez-vous professionnels, pour ajouter chaque fois un ancrage à sa carte. Et ces documents, en effet, ont disparu de là où nous aurions dû les retrouver.
— Comment le savez-vous? Vous les avez cherchés?
— Un soir que j'étais venu jouer aux échecs avec lui, votre oncle m’a montré le carton à chapeau dans lequel il jetait, au fur et à mesure, depuis des années, dans le plus grand désordre, ces courriers, ces programmes, ces coupons, ces photos, ces tickets, ces cartes de visite, que sais-je encore, qu’il envisageait à présent de classer. C'était un carton de Borsalino, le seul chapeau qu’il se soit jamais offert, et il le gardait, non pas dans son bureau mais dans sa chambre, sur la plus haute étagère de sa penderie. Or, c’est la première chose que j’ai voulu vérifier en me rendant chez lui, le soir où vous m’avez ouvert la porte, et je peux vous garantir que ce carton ne s’y trouvait plus.
— Ne fallait-il pas alors que l’agresseur sache où il devait chercher? Il semble qu’il n’ait pas laissé beaucoup de désordre.
— Aucun désordre. Sauf, peut-être, dans sa collection de vieux vinyles. C’est en effet une réflexion que je me suis faite. Il est probable que nous ne saurons jamais. Et, de toute manière, nous ne pourrions rien prouver. Allons, oublions tout cela! Titus repose en paix dans le plus beau jardin de la ville. L’un des plus beaux du monde. Vous partez donc demain?
Nous nous sommes dit au-revoir sur le parking du cimetière. Le soir, j’ai bouclé ma valise. À l’aube, quand j’ai entendu le camion à ordures qui arrivait sous ma fenêtre, je suis descendu avec le sac poubelle à la main, et je l’ai balancé à l'arrière du camion, dans les mâchoires de la broyeuse. À mon départ de l’hôtel, deux heures plus tard, le carton vide est resté sur le lit.
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