Le guetteur
La cafétéria était en étage. Ses baies vitrées donnaient vue sur le parking du centre commercial. Plus loin, il y avait le cinéma, et plus loin encore le motel où Alejandro avait loué une chambre. Le reste, c'étaient des autoroutes, de larges voies bitumées qui s'entrelaçaient et se superposaient en certains endroits, qui formaient des nœuds puis des élancements à perte de vue, séparées par des îlots d’habitations avec des maisons qui paraissaient minuscules, écrasées par le ciel, des bouts de jardins et des piscines.
On lui avait demandé de faire le voyage en avion puis de se tenir à cet endroit pour surveiller un homme qui venait en voiture. Il la laissait sur le parking, il disparaissait dans le centre commercial, puis il réapparaissait, une heure plus tard, ou parfois davantage, le plus souvent les mains vides, il remontait dans sa voiture et repartait avec. On ne lui avait pas demandé de le photographier, ni d’essayer de le retrouver ensuite dans le centre commercial, il devait seulement noter les heures de ses arrivées et de ses départs en voiture. On lui avait donné une photo de lui grâce à laquelle il n'avait eu aucun mal à le reconnaître. Sa maigreur, sa pâleur, le blouson de jean trop serré et trop court, le Stetson sur la tête: impossible de se tromper.
Il téléphonait chaque soir à Auguri, comme ils en étaient convenus, pour lui communiquer les horaires qu’il avait notés, et chaque fois Auguri paraissait content. Alejandro l'était moins que lui. Il disait que l’homme avait pu venir ou repartir sans qu’il le voie, parfois il le voyait arriver mais pas repartir, d’autres fois il le voyait repartir sans l’avoir vu arriver, il disait qu’il ne pouvait pas être vingt-quatre sur vingt-quatre derrière la vitre à surveiller le parking, et qu’il craignait en outre de se faire remarquer par les serveuses ou par d’autres clients. Et Auguri lui répondait qu’il ne devait pas s’inquiéter de cela, qu’il comprenait bien que la nuit il lui fallait dormir, et qu’il devait aussi, à certaines heures du jour, se dégourdir les jambes, aller marcher ou courir dans le petit bois où les habitants faisaient du sport avec leurs chiens, ou fréquenter la salle de sport du centre commercial, qu’il suffisait qu’il continue de faire comme il faisait quelques jours encore, peut-être une semaine ou deux. “Tu penses que tu peux tenir encore une semaine ou deux sans trop te faire remarquer, ni devenir dingo? lui disait Auguri. Ce serait bien”. Et Alejandro avait beau lui répondre que déjà on l’avait repéré, qu’une serveuse en particulier, à force de le voir, avait fini par lui dire son prénom en lui montrant une petite plaque métallique où il était écrit, accrochée à sa blouse, Auguri ne semblait pas s'alarmer davantage, alors Alejandro avait décidé de ne pas s’alarmer, lui non plus.
Elle s'appelait Daria, et quand elle se tenait près de la table où il était assis pour lui servir du café ou prendre sa commande, Alejandro voyait bien qu’elle s’attardait, qu’elle jetait un coup d’œil sur le parking, en se demandant sans doute ce qu’il pouvait bien y voir qui méritait son attention, ce qu’il pouvait bien y chercher. Et elle ne lui avait pas encore posé la question de ce qu’il faisait là, assis sur l’une ou l’autre de ces banquettes qui étaient toutes identiques, recouvertes de Skaï rouge, pendant des heures entières, avec toujours un gros livre, un cahier et un stylo posés devant lui, mais il ne doutait pas qu’elle le ferait bientôt. Alors, il lui répondrait qu’il était détective et cela la ferait rire, parce qu’il aurait dit cela avec le sourire, comme une boutade.
Mais la question qu’elle lui a posée en fin de compte n'était pas celle qu’ils avaient prévue. Elle a dit, en se tordant le cou: “Qu’est-ce que vous lisez là? Vous êtes bien studieux!” Alors, il a tourné le livre pour lui en montrer le titre. C'était un traité d'hydraulique. “Vous êtes ingénieur?” a-t-elle dit. Il a répondu que oui, et que dans le pays d’où il venait, l'eau était un problème important. “Ici aussi”, lui a-t-elle répondu en hochant la tête. “Ici aussi, vous ne pouvez pas savoir! Encore que peut-être, comme vous êtes ingénieur…
— Oui, j’ai lu des rapports.”
Voir la nuit
Alejandro disait: “Il y a une période de ma vie où j’ai été là-bas. Je n’ai jamais trop su ce que j’y faisais, si je faisais bien ou mal, si je m’acquittais correctement de la mission qui m’était confiée. Alejandro le savait-il lui-même? Je n’en suis pas certain. Que sont devenus depuis lors Daria et Dennis, sont-ils encore en vie, sont-ils restés en couple dans le petit ranch qu’ils habitaient à l'entrée du désert? Je n’en ai pas la moindre idée. Je pense souvent à eux, je leur souhaite le meilleur, le plus doux et le plus bouleversant qu’une existence humaine puisse apporter, mais il ne m’appartient pas de le savoir.”
Alejandro disait qu’il avait gardé des images étonnement précises de cette période. Durant la journée, le centre commercial attirait beaucoup de monde. C'étaient des milliers de personnes qui affluaient en voitures, puis qui circulaient partout à l’intérieur du bâtiment, à tous les étages, dans tous les sens, des êtres qui ne tenaient plus au sol et dont les images multipliées se reflétaient dans des parois de métal et de verre, animés par des lumières et des musiques qui inversaient leurs apparences, si bien qu’on ne savait pas toujours où était le haut et où était le bas. Puis, après dix heures du soir, il ne restait plus d’ouverts que le cinéma et un unique restaurant, dont la clarté derrière les vitres faisaient des tâches dans la nuit, et que dominaient de haut les enseignes au Néon.
De loin, dans les halos de couleurs, on pouvait apercevoir les silhouettes des personnes qui sortaient de ces lieux. On entendait leurs voix, leurs brusques éclats de rire, le tintement des clés qu’ils tiraient de leurs poches, des rires encore, puis les claquements des portières suivis par le bruit des moteurs qui démarraient, le chuintement des pneus sur l’asphalte, et enfin on voyait leurs voitures disparaître là-bas, à l’autre bout du parking dont la sortie était marquée par un portique et des arbres chétifs. Puis, après minuit, il ne restait plus rien de tout cela.
Alejandro disait: “Auguri ne m’avait pas demandé de le faire, pourtant il fallait que je me réveille, chaque nuit à peu près à la même heure, que j’enfile un pantalon et un tricot et que j’aille vérifier si le grand parking du centre commercial était vide, comme je l’avais laissé, ou si peut-être j’y verrais la voiture de l’homme que j'étais chargé de surveiller, et dont Auguri m’avait dit qu’il s’appelait Dennis, ou que nous l'appellerions Dennis, parce que je doutais fort que ce fût son vrai nom. Et bien sûr il n’y avait rien ni personne sur le parking, juste les lampadaires qui éclairaient le vide ainsi que l’habitacle de la station d'autobus avec un banc et toujours une grande affiche publicitaire au fond.
“Je m’y étais habitué. Les affiches publicitaires étaient souvent très belles. Je restais longtemps, debout devant elles, à les regarder. J'aimais voir dans la nuit les mannequins parés de montres luxueuses, de sacs luxueux, de vêtements comme on n’en invente pas, et surtout venus de pays très éloignés, qu’on était allé chercher dans tous les endroits du monde pour qu’ils se figent là, dans ces habitacles semblables à des grottes illuminées, comme des divinités païennes dont on aurait attendu qu’elles veillent sur la sérénité de notre sommeil.
“Car je me rendormais assez vite après cela, je faisais des rêves plutôt agréables où parfois, au petit matin, une pluie bienfaisante s’abattait sur la zone commerciale, derrière mes fenêtres. J’entendais alors son bruit, je sentais sa fraîcheur, les mannequins des affiches peuplaient à présent une forêt tibétaine où ils étaient en dialogue avec des animaux bavards et espiègles, et j'étais toujours un peu déçu de constater, à mon réveil, que je m'étais trompé, mais le rêve m’avait néanmoins rendu plus apte à accepter une nouvelle journée de sécheresse. Et puis, une nuit, comme je m’y attendais le moins, la rencontre s’est produite.”
Dennis et Daria
Cette nuit-là, quand Alejandro sort du motel, il voit la voiture de Dennis garée sur le parking, tous feux éteints, et aussitôt après il voit que deux personnes sont assises dans la clarté de l’habitacle, sur le banc de la station d’autobus. Alors, il se dirige vers elles et, d’assez loin, il reconnaît Daria et Dennis.
Il marche lentement dans leur direction, il n’est pas sûr de ne pas rêver, à chaque pas qu’il fait, il s’attend à ce que la vision se dissipe, ou que les deux humains soient remplacés tout à coup par deux corneilles, mais l’image au contraire se précise, c’est bien eux, assis sur ce banc comme deux collégiens qui se seraient retrouvés à la sortie des cours, un peu à l’écart des autres, pour mieux se parler, pour apprendre à se connaître. Et eux, de leur côté, ils le regardent approcher. Sans doute, l’ont-ils reconnu, car ils ne se lèvent pas mais ils sourient. Alors, Alejandro ne peut pas faire autrement que de sourire, lui aussi.
Dennis finit par se lever. Il dit: “Nous avions bon espoir de vous trouver ici, Monsieur Souvestre! Daria me disait: ‘Il va bientôt repartir sans que tu l’aies rencontré… Il s'intéresse à toi.'
— Elle vous aura dit que je vous guettais de loin, Monsieur…?
— Montgomery, Dennis Montgomery.
— On m'avait bien dit votre prénom…
— Mais pas mon nom… Cela ne m'étonne pas. Ils sont avares de renseignements. Il faut toujours qu’ils fassent des mystères. On ne les changera pas. Mais asseyez-vous un moment, et donnez-moi des nouvelles. Comment va Anna Maria?”
Sur le banc, il y a la place pour trois. Daria a enlevé le Stetson de Dennis, qui était posé sur le banc, et elle le garde à présent sur ses genoux, comme un chat. Dennis est assis au milieu d’eux. Alejandro s'étonne: “Vous connaissez Anna Maria?
— Oh, je ne l’ai rencontrée qu’une fois, c'était à Prague, à l’occasion d’un concert. Nous avions été invités au concert, après quoi nous avons marché dans le Staré Město, à la recherche d’un restaurant qu’on nous avait recommandé et que nous n’avons jamais trouvé. Nous avons fini dans une gargote, avec beaucoup de bière. Un taxi a dû nous ramener à l’hôtel. Anna Maria n’est pas quelqu'un qu’on oublie. Est-elle toujours aussi belle et aussi attentive?
— Ces adjectifs lui conviennent. Oui, toujours aussi belle et aussi attentive aux autres, à chacun. Mais avez-vous conscience que, de mon côté, je ne sais rien sur vous?
— Je m’en doute, en effet. Quand on a fait partie du Cercle, on sait comment il fonctionne. On connaît sa manie du secret…
— Vous l’avez donc quitté?
— Admettons que j’aie pris mes distances. Et puis, le Cercle de LA n’a jamais fonctionné aussi bien que le vôtre. Il comptait quelques truands notoires, raison pour laquelle on m’a laissé partir. Mais j’ai gardé des contacts, et, grâce à eux, je n’ignore pas que je suis surveillé. J’avais été prévenu de votre arrivée.”
Daria se penche en avant et elle tourne la tête pour s’adresser à Alejandro dont elle est séparée par son amoureux. Et elle dit: “Dennis ne fait rien de mal, vous savez? Il cultive des plantes, tout seul, dans son ranch entouré de coyotes. La nuit, on les entend. Je m’y suis habituée.”
Alejandro se penche, à son tour, pour mieux la voir, et il dit: “Mais peut-être ne veut-il pas que cela se sache?”
Dennis, entre les deux, s’esclaffe de rire. Il dit: “Mais non, Daria a raison, je n’ai aucune raison de le cacher. Je fais pousser des plantes grasses et je les vends à des collectionneurs.”
Daria rit à son tour et elle dit: “Ce qu’il ne veut pas que je dise, c’est qu’en plus des plantes, il élève des serpents. Et qu’il les vend aussi!”
La voûte étoilée était splendide au-dessus d’eux. Ils étaient maintenant tous les trois debout devant le banc. Daria et Dennis se tenaient enlacés. Au moment de les quitter, Alejandro a regardé le ciel et il a dit: “Vous croyez que nous aurons la pluie?
— Pas avant que soyez parti, a répondu Dennis, et pas avant des semaines sans doute. Les pompiers craignent des incendies. Ça sent le feu.”
Daria a tiré son amant par la main. Elle était toute ensommeillée mais elle a dit: ”Le feu marche avec nous!”
Commentaires
Enregistrer un commentaire