Le glacier
Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. Deux hommes se retrouvent dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le personnage principal se fait servir un verre de lait. Ce verre est devant lui, sur une table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas de regarder la rue.
La scène est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce glacier, au cœur de la ville, pour évoquer quelque chose qui relève du passé. De quoi s’agit-il? Trois hypothèses. La première, il s'agit d'une conversation érudite, portant sur la littérature classique. La seconde, il s'agit aussi d'une conversation érudite mais qui concerne cette fois l'histoire de leur pays, des batailles, des guerres qui l'ont émaillée. La troisième, il s'agit d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués. Mais il n'est pas impossible qu'il s'agisse des trois à la fois. Les deux hommes alors discutent d'un complot dont ils ont fait partie, mais qui a débuté bien avant eux, dont la logique éclaire secrètement certaines guerres qui émaillent l'histoire de leur pays, ou qui ont opposé leur pays à quelque pays voisin, et qui trouve sa source (ses prémices) dans un lointain passé, dans de vieilles querelles doctrinales, dont on trouve déjà la trace dans les traités des philosophes hellénistiques.
Ainsi, ils se connaissent depuis longtemps et sans doute qu’à présent, ils sont les derniers à se souvenir du complot dans lequel ils ont été impliqués dans leur jeune âge, et qui, d'une certaine manière, ne concerne pas seulement l'histoire de leur pays mais le destin de l'univers tout entier. Du moins, est-ce ainsi qu’ils l’imaginent. Est-ce ainsi qu’ils ont pu le croire, même si aujourd'hui, ils ne le croient plus.
Enfin, le personnage principal (celui qu’on voit assis devant son verre de lait) est aveugle et il sourit, ses yeux vides levés au plafond, tandis qu'il égrène en italien des vers de Dante, ou en anglais des aphorismes d'Oscar Wilde.
Onzo
Quand vous traversez le village, la nuit, des chiens aboient.
Un village dans les collines de Ligurie. La route qui le traverse est déserte à cette heure de la nuit. Vous marchez dans le silence et dans une obscurité de poix.
Quand vous revenez du dîner entre amis et que vous traversez le village pour rejoindre la chambre d'hôtes où vous avez laissé votre sac de voyage, des chiens aboient sur votre passage, et leurs aboiements résonnent sous le ciel, jusqu'à la mer.
Le matin, nous buvions des cafés sur la plage de Laigueglia. Il y avait foule, encore que le ciel était couvert, qu'il faisait froid. Les enfants jouaient dans le sable, emmitouflés dans leurs manteaux, nous pouvions les surveiller depuis la terrasse du café, et je me disais que je passerais volontiers un hiver ici.
La règle du secret
Le Cercle se compose de dix membres auxquels s'ajoutent le Maître, son Secrétaire et une femme. Il se réunit sur convocation dans les endroits les plus divers de Buenos Aires: des arrières-salles de cafés, des chantiers d'immeubles en construction, des garages. La première règle est le secret. L'existence du Cercle doit rester secrète, ce qui signifie qu'il ne faut jamais en parler à personne, jamais citer son nom, ne rien dire de ses activités, mais aussi ne jamais rien écrire qui le concerne, car, si vous veniez à mourir, des personnes extérieures au Cercle, en découvrant votre corps, pourraient découvrir vos papiers.
Quel est le but de son action? Le Cercle travaille à l'harmonie universelle. Il lutte contre le Mal.
Comment fonctionne-t-il? Lors de chaque réunion, l'un des membres rend compte de la mission dont il a été chargé à l'issue de la réunion précédente. Les autres l'écoutent et lui demandent des précisions en toute liberté, hormis celle d'écrire. Seul le Secrétaire tient un grand livre. Un épais registre à couverture noire. Il se tient assis à la droite du Maître. Il s'appelle Fernando Auguri. C'est lui qui parle, et c'est lui qui écrit, toujours à la plume, dans le même registre, le Maître se contentant le plus souvent de hocher la tête, pour attester que la décision vient bien de lui, à moins qu'il ne se livre à des considérations concernant les dates, les heures du jour et les conditions atmosphériques. Ainsi, par exemple, il hâte la fin des réunions pour que celles-ci ne se terminent pas à la nuit, ou quand il y a danger qu'il se mette à pleuvoir.
Les missions sont le plus souvent anodines, mais elles peuvent vous emmener à l'autre bout monde aussi bien que dans la boutique d'un oiseleur de Buenos Aires, où vous étiez chargé d'acheter une perruche à ailes vertes que vous deviez ensuite transporter dans sa cage, jusque chez un pharmacien ou un chez libraire d'ouvrages hébraïques que vous ne connaissiez pas. Tandis que d'autres fois, il peut s'agir de faire dérailler un train, ou de retrouver un ancien clown, ou un ancien danseur de l'opéra de Paris, devenu clochard sur le Pont-Neuf, ou de déclencher une révolution, ou d'assassiner un prétendant à la succession du trône impérial d'Autriche. Ainsi, entre deux réunions (le temps qu'une mission s'accomplisse), il peut se passer quelques jours à peine, tandis que d'autres fois, il faut attendre des années, et alors, à défaut de pouvoir interroger personne, comment ne pas douter si la mission a échoué, ou si le Maître lui-même n'est pas mort?
Je parle du passé. Car, quand les deux hommes se retrouvent dans le glacier que j'ai dit, il y a plus de quinze ans déjà que le Cercle ne s'est plus réuni. Qu'ils n'ont plus de nouvelles de personne. Ils tâchent de se rappeler les noms. Pour le Maître, c'est facile. Comment pourraient-ils l'avoir oublié? Il s'appelait Lucian Cappadoro (à moins que ce fût là un pseudonyme). Quant à la femme, quant à l'unique femme du Cercle, ses longs cheveux luisants, ses yeux noirs... Comment pourrait-elle jamais s’effacer de leur esprit?
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