Une femme savante
Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe.
Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand registre et toutes les archives de notre Cercle. Chez le Maître, en revanche, nous étions accueillis par Anna Maria de la manière la plus cordiale. “Mais non, tu ne nous déranges pas, disait-elle. Lucian se repose dans son bureau. Je lui montre ces papiers et je te les rapporte très vite. Tu as déjeuné? Tu veux du café? Installe-toi, Dolores te l'apporte".
Cela n'allait jamais plus loin. Aucun de nous ne fut jamais invité à dîner chez eux. Nul n'y fut jamais reçu qu'en urgence, pour quelques minutes à peine. Mais il en allait autrement pendant les vacances d'été.
Chaque été, immanquablement, ils faisaient un séjour en Europe, et chaque été, ils invitaient l'un de nous à les accompagner. Et chaque fois, celui qui avait été choisi en disait quelque chose à son retour. Ce n'était pas un secret, que ces séjours, que ces invitations. Plutôt un sujet de fierté. Pourtant chacun à son tour se montrait réticent à trop en dire, comme s'il avait voulu garder pour lui le meilleur de l'expérience, de cette parenthèse délicieuse dans sa vie, ou comme si, au contraire, il avait voulu laisser supposer des choses, des gestes, des regards, des paroles qui, dans la réalité, ne s'étaient pas produits, mais qu'il avait imaginés, et qui peut-être même l'avaient effleuré de leur aile, en une certaine circonstance, un soir parmi les autres, durant un court instant.
Quand mon tour est venu, j'étais dans ma quarante-cinquième année. J'étais toujours employé à la banque Hipotecario, où j'étais entré comme commis, vingt-trois ans auparavant, mais où j'avais gravi plusieurs échelons, et surtout, dans cet intervalle, j'avais publié un premier volume de nouvelles qui n'étaient pas passé totalement inaperçu de la critique, encore qu'il ne s'en soit pas vendu beaucoup. Ce demi-succès m'encourageait à écrire d'autres histoires, ce que je ne faisais pas sans y mettre beaucoup de soin, sans me parer d'infinies précautions, en y consacrant mes nuits et tout le loisir de mes dimanches.
Ainsi, j'avais entendu parler par mes confrères d'un séjour au bord de la Baltique, d'un autre sur les côtes normandes, d'un autre en Andalousie, d'un autre dans les îles grecques, que sais-je encore? Pour ma part, je devais avoir droit à un séjour en Italie.
Cette année-là, Anna Maria et le Maître avaient loué une très jolie villa dans les collines qui dominaient un petit port de pêche, tout près de La Spezia. Je fis le voyage en avion, et là-bas, outre mes hôtes, je devais découvrir un cousin d'Anna Maria accompagné de sa fille.
Ce cousin était français et il exerçait la profession de charpentier de marine, sur un chantier naval dont il était le patron, à Villefranche-sur-mer, tout près de Nice. Il s'appelait Thierry Nogaret. Un grand garçon fin et musclé. Sa fille s'appelait Cécile. C'était une personne de dix-huit ans, dont je compris qu'elle vivait la plus grande partie de l'année dans le Sussex, avec sa mère et son nouveau mari. Maintenant, c'étaient les vacances, c'était l'été, et ils allaient ensemble où ils voulaient, quand ils voulaient, comme des Bohémiens heureux et fiers de leur liberté.
Anna Maria était visiblement très attachée à ce cousin et à sa fille. Était-ce pour se rapprocher d'eux que, cette année-là, elle avait choisi de louer une villa en Ligurie? C'est ce que je crus d'abord. Mais bientôt je devais comprendre que ce choix répondait aussi à un autre motif. Anna Maria travaillait à une biographie de Mary Shelley. Je l'avais entendu prononcer ce nom, son goût pour la littérature ne faisait pas mystère, je soupçonnais bien qu'elle écrivait, elle aussi, mais je n'avais pas imaginé qu'elle se soit attelée à un ouvrage aussi ambitieux.
"Tu connais Mary Shelley, bien sûr?" me dit-elle un soir, comme nous étions restés seuls au salon. Les autres étaient allés se coucher. Nous avions joué aux échecs. Nous buvions du porto.
“Je connais le roman, lui ai-je répondu, je connais l'été pluvieux où elle se trouve en compagnie de son mari et de Lord Byron, quand ce dernier invite ses amis à composer chacun une histoire terrifiante. Pour elle, ce sera Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mais alors, ne sont-ils pas en Suisse?
— Oui, en Suisse, au bord du lac Léman, près du château de Chillon où Jean-Jacques Rousseau avait situé une partie de l'action de La Nouvelle Héloïse. Mais nous sommes alors en 1816. Et l'aventure du trio se poursuit deux ans plus tard, ici, à La Spezia, et c'est encore ici qu'en 1822, elle se termine pour Percy Bysse, quand il se noie.
— Ne dit-on pas qu'il se suicide?
— Non, il ne s'agit pas d'un suicide, mais tout de même d'un naufrage, qui se produit au cours d'une nuit de tempête où il n'était pas raisonnable de s'aventurer en mer. Ils avaient eu une existence effroyablement compliquée, ils avaient dû fuir l'Angleterre, ils avaient vu mourir plusieurs de leurs enfants, ils vivaient comme des proscrits. Percy Bysse était un être instable, tourmenté, révolté, infidèle. Elle lui survit près de trente ans, et c'est elle alors qui s'emploie à publier les œuvres de son mari. J'en ai fini, ces derniers mois, avec la genèse de Frankenstein, et me voilà donc en Italie."
Le soleil et la mer
Je passe sur ce qu'il est trop facile de deviner. Jamais la beauté d’Anna Maria ne m'avait paru si émouvante. Elle n'avait pas quarante ans. Ses cheveux qui frisaient sur sa nuque, l'ourlet de son oreille, le galbe de ses jambes dorées, ses tenues si simples, une robe blanche et des sandales aux pieds, lacées sur ses chevilles, les longs doigts de ses mains, un sourire, un bout de langue entre ses lèvres. Sa présence m'était difficilement supportable. Je craignais toujours de dire un mot de trop, de risquer un geste qui m'aurait trahi. D'abuser de sa confiance. D'encourir sa fâcherie. De me rendre ridicule. Aussi, je la fuyais.
J'avais pris mes habitudes. Je partais le matin pour la plage. Je descendais à pied la petite route qui conduisait au port, sinuant entre les grilles des villas et leurs jardins. Je regardais le ciel. Les serres. Les terrasses d'oliviers. Les bouquets de roseaux. La plage formait une anse abritée par le môle. Je me baignais, je nageais dans une eau limpide et fraîche, je revenais me sécher au soleil. Je m'allongeais sur ma serviette pour lire quelques pages d'un roman policier. Puis, quand le soleil commençait à me brûler, je retournais nager.
Plus tard, en enfilant mon pantalon, je sentais sur ma peau la piqûre du sel. Je franchissais le môle pour passer en revue les petites embarcations qui revenaient de la pêche. Quand j'avais salué les pêcheurs qui vendaient leur poisson sur le quai, je quittais le front de mer pour m'enfoncer dans les rues étroites et sombres où je trouvais à acheter de quoi composer mon repas de midi. Selon les jours: une part de foccacia, une boîte de sardines à l'huile, une gousse d'ail et une tomate, un morceau de parmesan, une bouteille de vin, à quoi j’ajoutais un kilo de pêches que je partagerais ensuite avec mes hôtes. J'avais le plus grand plaisir à fourrer ces denrées dans mon sac à dos, comme un vrai aventurier. J'en serrais les bretelles, et enfin je remontais à la villa, d'un pas plus lent et plus lourd que le matin.
La tête me tournait. Je déjeunais dans ma chambre, sur un coin de bureau, devant la fenêtre ouverte qui regardait la mer. Je me servais un dernier verre de vin et je récitais, pour moi seul, en français, la première strophe du poème de Paul Valéry que je savais par cœur: "Ce toit tranquille où marchent les colombes / Entre les pins palpite, entre les tombes...", puis je faisais la sieste. À mon réveil, il me restait quatre ou cinq heures avant le soir pour travailler à mes nouvelles.
Nous nous retrouvions pour le dîner. Thierry et Cécile nous racontaient la longue promenade qu'ils avaient faite à moto. Jusqu'à Rapallo, jusqu'à Pieve di Teco qu'ils découvraient. Ils paraissaient heureux de se trouver ensemble. Pour peu, on aurait cru des fiancés.
Les veillées étaient brèves. Anna Maria nous parlait de Frankenstein et surtout de l'idéal de liberté qui avait animé le petit groupe d'Anglais emmenés par Lord Byron. Avec nos amis de Buenos Aires, ne partagions-nous pas le même? N'étions-nous pas leurs héritiers? Un soir, elle m'a demandé de lire pour eux une nouvelle qui figurait dans mon premier recueil, qu'elle avait lue et qu'elle avait aimée. Et j'en ai été d'autant plus ému que je l'avais écrite en pensant à elle.
J'en étais à me dire que je pourrais ne pas repartir avec eux. À Buenos Aires, après de longues fiançailles qui n'avaient pas abouti, sans doute parce que la pensée d'Anna Maria m'occupait trop, je vivais seul. Avec cela, j'avais commencé à publier dans les pages d'El Republicano d'assez longs articles de critique littéraire. Le premier concernait une traduction qui avait été faite d'une aventure de Fantômas. Non seulement, elle avait été publiée mais elle avait été bien accueillie. Qui d'autre que moi pouvait s'intéresser à ce genre de chose? Par la suite, on m'avait signalé le réédition d'une traduction espagnole des Aventures d'Harry Dickson. Serais-je prêt à remplir deux feuillets à propos d'elle aussi? Bien sûr que j'étais prêt! D'autant que, cette fois, je serais payé. Oh, pas un prix exorbitant, mais un certain prix tout de même. Et ainsi, j'avais trouvé ma place dans le monde des lettres pour la première fois de ma vie.
Je disposais en outre de quelques économies. Jusque-là, j'avais été trop sage. Je m'étais comporté, depuis l'adolescence, comme un élève studieux. Le moment n'était-il pas venu de lâcher la bride et de m'offrir enfin une année de vacances?
La banque où j'étais employé m'accorderais ce congé. Je continuerais d'écrire pour El Republicano. J'y gagnerais un peu d'argent. À côté de cela, j'ajouterais ce qu'il fallait à mon second recueil. Je louerais un studio pas très loin de la mer. Je connaîtrais l'hiver dans ce petit port, quand les touristes le quittent. Je verrais les orages frapper à ma vitre. J'écrirais de longues lettres à Anna Maria, en laissant transparaître le sentiment que j'avais pour elle, et elle me répondrait. Tout cela aurait pu réussir, mais c'était sans compter l'arrivée, dans notre étroite et aimable communauté, d'un nouveau visiteur.
L’intrus
Il était venu de Gênes en autobus. Celui-ci l’avait déposé devant la plage de San Terenzo, il avait demandé qu’on lui indique le chemin qui conduisait à la villa où habitaient “les Argentins”, et ainsi il avait continué à pied, gravissant la côte avec son sac sur le dos, à la manière d’un voyageur romantique, comme je faisais moi-même chaque matin.
La veille au soir, il avait appelé Thierry Nogaret pour le prévenir de son arrivée. Il avait dit que sa voiture était tombée en panne à son retour de Rome, qu’il l’avait laissée à Gênes, dans un garage, et que, du temps qu’elle soit réparée, il avait songé à nous faire une visite, si du moins nous avions une chambre pour le recevoir.
Thierry avait fait part de cette proposition à Anna Maria, qui ne connaissait pas cet homme, encore qu’elle avait entendu parler de lui, et comme, en effet, une chambre était libre, celle-ci n’avait vu aucune raison de refuser.
“Pour autant, je ne suis pas certaine que Thierry soit ravi de le voir”, devait-elle ajouter.
— Ne sont-ils pas amis? lui ai-je répondu.
— Oui, oui, ils se connaissent, ils se sont fréquentés. Mais je crois comprendre qu’ils ont eu un différend assez grave.
— Tu crois comprendre?
— Oui, en fait, je le sais.”
Anna Maria avait frappé à la porte de ma chambre, ce soir-là, assez tard. Maintenant, elle était assise sur mon lit, tandis que j’occupais le fauteuil, devant le petit bureau sur lequel mes livres et mes cahiers étaient ouverts dans le plus grand désordre. Il faisait chaud. Une chaleur moite. J’avais dû fermer la fenêtre parce que la lumière de ma lampe attirait les moustiques.
Visiblement, elle était préoccupée. Elle aurait du mal à trouver le sommeil. Il fallait qu’elle me dise. Il me restait un fond de whisky dans une bouteille de Glenfiddich, mais je n’avais qu’un verre. Elle n’a pas voulu que j’aille en chercher un autre à l'étage du dessous, où étaient la cuisine et la salle à manger. Nous avons bu, tour à tour, dans le même, puis elle m’a expliqué.
Cet homme s’appelait Jérémie Shankar, ou il se faisait appeler ainsi. Il était acteur. Un début de carrière assez médiocre, avant qu’il obtienne un rôle dans une série italienne, médiocre elle aussi, mais qui avait eu un succès si grand auprès du public que les producteurs avaient enchaîné les saisons, sur plusieurs années, et que Jérémie Shankar était devenu célèbre.
Les femmes et les hommes le trouvaient beau, on le reconnaissait dans la rue. Il avait dû gagner ainsi pas mal d’argent, et comme il avait toujours eu la passion de la voile, disait-il, il a fallu qu’un jour, à propos de voile, il vienne serrer la main de Thierry dans son chantier de Villefranche-sur-mer.
“Il lui a commandé un bateau?
— C’est plus compliqué. Shankar avait en vue d’acheter un voilier à un vieux Néerlandais, installé en Italie, qui ne l’avait plus sorti du port depuis la nuit des temps. C’était un très beau yacht, comprends-tu, construit à l’ancienne, et il voulait savoir si Thierry pourrait le restaurer, et à quel prix.
— Je vois l’affaire. Ne faut-il pas imaginer aussi qu’il jouait au poker, peut-être à la roulette, et qu’il se mettait de la poudre dans le nez?
— Oui, sans doute, ce genre de choses. Mais ce n'était pas le pire.”
Anna Maria a hésité. Elle avait relevé le bas de sa robe sur ses cuisses. Je sentais la sueur me couler dans le dos. Elle a essuyé sa lèvre supérieure avec le dos de sa main. Puis elle dit: “Tu es sûr qu’il ne te reste pas un peu de ce poison? Et puis, ouvre cette fenêtre, s’il te plaît, sinon je ne te dis pas la suite.”
J’avais une bouteille en réserve, achetée le matin même à l'épicerie du village. Un honnête Johnny Walker à défaut du Glenfiddich. Je suis allé la chercher dans mon sac. Rien qu’un demi-verre pour deux. Enfin, elle a repris:
“Un beau jour, Thierry a reçu un appel téléphonique de son ex-femme, la mère de Cécile. Elle était furieuse. Elle lui a dit que leur fille avait passé trois jours et trois nuits à Paris, en compagnie d’un homme, alors qu’elle était censée rendre visite à une amie. Comment l’avait-elle appris? Je n’en sais trop rien. Le fait est que Cécile avait fini par lui déclarer, en manière d’excuse, que cet homme était un ami de son père.”
Elle n’avait pas voulu lui dire son nom, mais qu’il était acteur. Thierry voyait-il au moins de qui il pouvait s’agir pour qu’on saisisse les tribunaux? Et ce n'était pas tout. Elle lui a demandé quelle sorte d’amis il avait. Comment il surveillait sa fille quand celle-ci avait le malheur d’aller passer quinze jours avec lui à Villefranche-sur-mer. Thierry, de son côté, ne savait que répondre. Pour lui, l’identité du séducteur ne faisait pas de doute. Quel âge, au juste, avait Cécile quand elle avait rencontré ce sinistre salopard, pour la première fois, en sa compagnie? Combien de fois n’avaient-ils pas déjeuné tous les trois sur la terrasse de la Baleine Joyeuse? Combien de fois n'étaient-ils pas allés ensemble écouter du jazz, le soir, à La Trinquette? Mais l’idylle parisienne datait de l’hiver. Cécile venait d'avoir dix-huit ans, et c'était elle qui avait fait le voyage pour se jeter dans les bras de cet homme. Si bien que Thierry pouvait seulement encaisser les reproches en se promettant de lui casser la figure.
Trois nuits avec Simon
Jérémie était venu à la villa pour raconter une histoire. Pour se vanter d’une histoire qu’il avait sans doute inventée, ou peut-être pas. Et il y trouvait un public dans les personnes de Cécile et d’Anna Maria. Cette dernière ajoutait-elle foi à son récit? Ce n’est pas certain. Mais Cécile n’en perdait pas une miette et, visiblement, le charme du narrateur continuait d’agir sur elle, raison pour laquelle Anna Maria prenait garde de la laisser seule avec lui. Quant à Thierry, de toute évidence, il évitait le bonhomme. Et quant à moi, j’en faisais de même, m’en tenant à mes habitudes de promenades solitaires, de baignades hygiéniques et d’écriture.
Il arrivait néanmoins qu’Anna Maria frappe à la porte de ma chambre, le soir, après dîner, et que, assise sur le bord de mon lit, en dépit de la chaleur, elle me rende compte de ce qu’elle avait entendu, si bien que je peux à mon tour en dire quelque chose.
Jérémie racontait qu’il avait fait la connaissance, à Rome, d’une étudiante en école de cinéma qui avait réalisé un film expérimental, intitulé Trois nuits avec Simon, dont elle lui avait montré une copie. Le fait, par lui-même, semblait assez peu crédible. Pourquoi une étudiante en cinéma serait-elle venue soumettre son travail, de caractère plutôt avant-gardiste, à un acteur qui s'était fait remarquer du grand public en jouant un second rôle dans une série télévisée? On ne l’imaginait pas. Pour autant, Jérémie expliquait que la jeune femme avait réalisé ce premier film avec des bouts de ficelle, et qu’à présent elle voulait convaincre les maisons de production de financer un second projet qui serait cette fois plus ambitieux. Et pourquoi pas, le projet d’une série, ce qui l’aurait fait passer d’un seul coup du format d’Eraserhead à celui de Twin Peaks? D’où l'idée de promettre la présence à l’affiche d’un acteur tel que lui, prétendument capable d'attirer les foules, et donc de décider les financeurs.
La jeune femme en question était suisse, d'après ses dires. Elle s’appelait Lucy Alzheimer (on n’invente pas un nom pareil). Elle était petite avec un visage rond et des cheveux courts qui la faisaient ressembler à un jeune garçon. Elle s’habillait avec des anoraks, même en été. Elle portait des tatouages, des piercings, et elle ne s'épilait pas les jambes, ce qui avait l’avantage de ne pas en faire une rivale pour Cécile.
L’histoire paraissait assez absurde pour qu’on doute que qui que ce soit ait pu l’inventer. L’absurde n’est-il pas la marque du Réel? David Lynch, avant de mourir, a eu le temps de dire: “Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien” — proposition qui peut avantageusement se renverser sous la forme “C’est bien parce que leur vie à eux ne rime à rien, que les gens attendent qu’une œuvre d’art veuille dire quelque chose.” En quoi, bien sûr, ils ne sont pas réalistes. Mais poursuivons!
Toujours selon les propos de Jérémie tels qu’ils m’étaient transmis par Anna Maria, la réalisation de Trois nuits avec Simon avait été précédée d’un long travail de recherche. Lucy avait collaboré pendant toute une année avec un service social chargé de l’accompagnement des personnes âgées d’un quartier de Genève, à l’issue de quoi elle avait choisi Simon T. comme sujet de son film.
Celui-ci était vieux et comme il habitait seul dans un quartier tranquille, il avait accepté que la jeune Lucy vive avec lui, mange avec lui, dorme avec lui, et surtout le filme pendant trois jours et trois nuits.
Quelques courtes séquences le montraient se déplaçant dans son quartier, pour apporter une ordonnance au pharmacien, pour faire des achats au supermarché du coin, pour boire un café au lait et manger un gâteau, l'après-midi, dans une pâtisserie où les serveuses le connaissaient par son prénom. Mais l’essentiel se passait chez lui, sur son balcon où il sortait pour fumer des cigarettes qu’il roulait lui-même, avec du tabac qu’il gardait dans une boîte en fer de Kusmi Tea Assam, et surtout dans l’unique pièce de son logement, qui lui servait tout à la fois de chambre, de cuisine, de bibliothèque et de salon. Ce qui veut dire aussi qu’ils dormaient dans le même lit, un canapé-lit que la jeune femme l’aidait à déplier le soir et refermer le matin. D’ailleurs, les parties les plus amusantes et les plus réussies du petit opus se déroulaient la nuit.
Simon avait prévenu la jeune femme: “Je veux bien vous accueillir chez moi et même dans mon lit, mais vous devez savoir que, la nuit, vous serez réveillée souvent. Je me couche très tôt mais ensuite, au milieu de la nuit, je me lève plusieurs fois et je fais de la lumière, pour aller pisser, pour boire un verre d'eau, et même pour sortir sur mon balcon.
— Et qu’allez-vous faire ainsi, sur votre balcon, au milieu de la nuit, mon cher Simon?
— Je goûte la fraîcheur de l’air, je regarde les traînées de nuages qui jouent avec la lune, j’attends le passage du tramway, le défilement de ses lumières et le tintement de sa cloche. Et puis, oui, il m’arrive de me rouler encore une cigarette, et puis aussi, autant vous le dire, je ne manque pas alors de faire un signe de croix et de dire une petite prière.
— Une prière?
— Oui, une seule prière, toujours la même, le Je vous salue Marie. Je suis, ou j'étais, catholique.”
La dispute
Qu’est-ce que Cécile avait pu dire à son père pour que celui-ci accepte de revoir Jérémie Shankar après l’épisode dit de “la fugue parisienne”? Probablement qu’elle était la seule fautive. “Jérémie, tu comprends, venait d’apprendre, en arrivant à Paris, qu’il ne figurait plus au casting de la prochaine saison de Che ti amo. Un message qu’il avait reçu sur son téléphone. Le personnage qu’il incarnait depuis le début avait été exfiltré du scénario, on l’avait fait mourir dans un accident de voiture. Et Jérémie ne s'était pas attendu à cela, il avait le moral en berne. Alors, j’ai voulu le rejoindre, mais lui ne voulait pas…
— Mais enfin, Cécile, il t’avait annoncé la nouvelle! Il avait fallu qu’il se plaigne auprès de toi, pour que tu t’appitoies sur son sort! Tu penses qu’il n’avait personne d’autre à qui parler? Qu’il avait besoin d’une gamine de dix-huit ans pour lui dire ses déboires?
— Il faut croire que non, en effet, il n’avait personne d’autre à qui se confier. Peut-être que si tu t'étais montré un peu plus aimable avec lui… Avoue que tu ne t’es pas toujours montré très aimable avec lui!”
Il se trouvait d'autre part que, depuis son arrivée à la villa, Jérémie était intarissable sur le talent de la jeune Lucy Alzheimer, et sur le projet auquel il prétendait travailler avec elle, d’un film ou d’une nouvelle série télévisée qui serait de nature à relancer sa carrière. Les deux seules personnes parmi nous à bien vouloir l'écouter étaient Cécile et Anna Maria, mais il devait bien se douter qu’Anna Maria me tenait informé de ses propos, par des rapports qu’elle me faisait, le soir, dans ma chambre, à peu près aux mêmes heures que Cécile en rebattait les oreilles à son père.
Après trois ou quatre jours de bredouillages introductifs, il en était venu à dire qu’il pourrait non seulement tenir le premier rôle dans le film (ou la série) en question mais en être le producteur. Trois saisons de Che ti amo avaient renfloué son compte en banque, et puis il connaissait des gens, il avait des amis… Et quand on croit à un projet comme il croyait à celui-ci, on est capable de soulever les montagnes, à savoir d’en convaincre les autres.
Les derniers rapports d’Anna Maria me faisaient craindre le pire, à savoir que Jérémie ne tarderait plus à nous demander de l’argent, pas tant à moi qui en avait si peu, mais à Thierry dont les talents de charpentier de marine étaient recherchés par les amateurs de yachting les plus fortunés, qui ne reculaient pas devant la dépense, et le pire du pire était que pour plaider sa cause, je m'attendais à ce qu'il se serve de Cécile. La suite, hélas, devait me donner raison.
Je ne sais pas de quoi est partie la dispute. C'était un matin, vers la fin du mois d’août. Les préparatifs avaient commencé pour le grand retour à Buenos Aires. Je descendais de ma chambre. Thierry et Jérémie étaient à la porte de la cuisine où l’odeur du café les avait fait se rencontrer, et leurs voix résonnaient dans toute la maison. Thierry disait: “Je t’ai demandé de laisser Cécile en-dehors de cela! Je ne veux pas que tu la mêles à tes affaires! Tu m’entends?
— Mais enfin, Cécile n’est plus une enfant! Tu ne vas tout de même pas lui dicter sa conduite!
— Ne t’occupe pas de ce que je dis à Cécile! Je suis son père! C’est à toi que je parle, et je ne veux pas que tu la mêles à tes embrouilles!
— Mes embrouilles?
— Oui, tes embrouilles! Tu crois qu’il y a quelqu'un ici qui ne sait pas que tu mens? Comment s’appelle ta cinéaste? Lucy Alzheimer! Puisque nous en sommes là, peux-tu me montrer une photo d’elle? Tu dois bien en avoir une sur ton téléphone? J’aimerais voir son visage, à quoi elle ressemble! Cherche bien. Non, tu n’en as pas! Tu peux me montrer alors une copie de son film d'étude, celui qui documente l’existence de ce vieil homme dans le lit duquel elle aurait dormi? Tu ne peux pas non plus? Tu peux au moins me dire où elle a fait ses études de cinéma, pour que je recherche son nom dans l’annuaire de l’école? Tu ne peux pas non plus? Ça fait des jours que tu nous racontes des cracks, Jérémie! Et ta voiture, la petite Carrera j’imagine, que tu as laissée en réparation dans un garage de Gênes, tu peux me dire le nom de ce garage? Nous l'appellerons ensemble pour savoir si la réparation est terminée… Ou n’est-ce pas plutôt que tu l’aurais perdue à une table de poker? Moi aussi, vois-tu, j’ai des amis! Moi aussi, je peux me renseigner!”
La tempête
“Je possédais un canot à voiles qui s’appelait l’Ariel, et qui valait bien soixante-quinze dollars environ. Il avait un pont coupé, avec un coqueron, et il était gréé en sloop; — j’ai oublié son tonnage, mais il aurait pu tenir dix personnes sans trop de peine. C’était avec ce bateau que nous avions l’habitude de faire les plus folles équipées du monde; et maintenant, quand j’y pense, c’est pour moi le plus parfait des miracles que je sois encore vivant.” Vous reconnaissez ce canot? C’est celui qu’Edgar Allan Poe attribue à Gordon Pym au tout début de ses aventures. Celui de Luigi Castigliani était en tout point pareil. Luigi s’en servait pour la pêche, il s’en servait aussi pour promener des touristes dans le golfe de La Spezia. Jérémie le lui avait loué deux ou trois fois pour se promener, au coucher du soleil, en emmenant Cécile. Et cette nuit-là, c’est l'idée de ce frêle navire qui nous a rendus fous.
Jérémie était parti tout de suite après la dispute. Cécile était dans l’escalier en même temps que moi quand Jérémie et son père se sont affrontés. Elle est montée s’enfermer dans sa chambre. D'après Anna Maria, Jérémie n’est pas allé lui dire au revoir davantage qu’à nous. Il a fait son sac et il est parti.
Le ciel était couvert. On annonçait de la pluie en fin d’après-midi. Il y avait des semaines qu’on n’avait pas vu la pluie, et on se réjouissait de son retour, même si celui-ci devait marquer pour nous la fin des vacances, et on annonçait aussi l’orage, et celui-ci non plus ne nous faisait pas peur. Nous le regarderions sévir sur la mer, ses éclairs traverser le ciel, en nous tenant ensemble sur notre balcon. Et si c'était au milieu de la nuit, Anna Maria sortirait de sa chambre, les pieds nus, en chemise blanche, avec ses longs cheveux noirs défaits. Et en quelques instants nous serions trempés par la pluie, et cela nous ferait rire.
Nous n'avons pas revu Cécile de toute la journée. À cinq heures, Anna Maria est allée frapper à sa porte. Elle voulait la persuader de nous rejoindre pour prendre le thé et manger quelque chose. Il était question d’une partie de Scrabble à laquelle elle aurait pu se joindre. Et aussi d’un puzzle à peine commencé, qui attendait sur une table. Et, bien sûr, de vieux numéros de Vogue jetés partout.
Anna Maria est restée un moment en sa compagnie avant de redescendre seule. Elle était plutôt souriante. D’un ton un peu moqueur, du bout des lèvres, elle a dit que sa protégée avait vidé une boîte de Kleenex mais que c’était de son âge, que cela lui passerait. Thierry regardait par la fenêtre. Il a fait semblant de ne pas entendre. Il a disparu au jardin. Puis, deux heures plus tard, il a surgi au salon, le visage blême, les traits tendus, pour nous dire que Cécile n'était plus dans sa chambre. Il a dit: “Elle est allée le retrouver, cette folle!”
Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Nous avons dîné en silence, de viande froide et de cornichons, en écoutant la pluie qui maintenant redoublait. Soufflée par le vent, elle frappait nos fenêtres. Thierry s’est servi plusieurs fois de vin. Soudain, c’est moi qui ai dit ce que chacun avait en tête: “Pourvu qu’il n’ait pas eu l'idée de sortir le bateau de Luigi!” À quoi Anna Maria a tout de suite ajouté: “Pourvu qu’il n’ait pas eu l’idée d’emmener Cécile en promenade sur le golfe!” Comme s’il avait attendu que quelqu'un se décide à formuler ces craintes, Thierry est sorti de son silence. De l’air d’un homme qui a abusé de l’alcool, il a dit: “Je vais la chercher!” Je ne pouvais pas le laisser partir tout seul dans cet état, ou alors Anna Maria aurait voulu l’accompagner. J’ai répondu: “Je viens avec toi!” Nous nous sommes élancés, et c’est alors que la tempête a pris des proportions démesurées.
La petite route qui descendait au village s'était transformée en rivière. Nous avions de l’eau jusqu’aux chevilles, mais surtout nous en avions plein les yeux. La nuit maintenant était d’encre. Arrivés au port, nous nous sommes trouvés face à des vagues énormes qui déferlaient sur le quai de granit en fracassant les frêles embarcations qui y étaient attachées. Impossible de s’en approcher à moins de quinze mètres. Et le bruit était tel qu’on ne pouvait rien se dire. Thierry, dans son ivresse, criait le nom de Luigi. Il faisait de grands gestes. Il prétendait aller frapper chez lui pour savoir si Jérémie lui avait emprunté l’Ariel et à quelle heure. Mais qui pouvait savoir où habitait Luigi? Et si Jérémie et Cécile, par malheur, se trouvaient en mer, quel moyen aurions-nous maintenant de les secourir? Nous étions les seuls êtres humains à braver la tempête. Nous étions les seuls fantômes à hanter ces ténèbres. Je tirais Thierry par la manche pour que nous remontions à la villa. Nous n’avions rien à faire ici, rien à apprendre, il nous faudrait attendre le matin.
Anna Maria nous a poussés successivement sous la même douche brûlante, elle nous a couverts de peignoirs et de serviettes éponge. Elle nous a servi des grogs. Le reste de la nuit s’est passé dans une attente angoissée. Personne n’osait ouvrir la bouche. Au petit jour, nous nous étions endormis dans des fauteuils. La pluie avait cessé. Quand nous sommes redescendus au village, Thierry et moi, tous les pêcheurs étaient alignés sur le quai. Ils constataient les dégâts. Nous n’avons pas eu longtemps à attendre. Le canot de Luigi était bien là, naufragé comme les autres, au bord du quai de granit auquel il était resté attaché comme une chèvre à son piquet. On pouvait le voir sous un mètre d’eau.
Nous étions samedi. Notre départ pour Buenos Aires était prévu pour le mardi. Anna Maria disait déjà qu’elle ne partirait pas tant que son cousin ne serait pas rassuré sur le sort de Cécile. Celle-ci a dû l'entendre. Le dimanche soir, elle a appelé son père. Elle lui a dit qu’ils étaient à Gènes, qu’elle avait pris un billet d’avion, qu’elle serait à Londres puis à Chichester, chez sa mère, dès le lendemain. Jérémie poursuivrait son chemin ailleurs.
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