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Un sortilège

Paul se souvient qu’après la mort de sa femme Louise, il n’a plus supporté de vivre dans l’appartement du centre ville, rue Verdi, qu’ils avaient habité ensemble. Il loue une chambre au-dessus d’un café de la rue Dabray où il fait connaissance de l’inspecteur Auden. Celui-ci le charge de surveiller les agissements d’un groupement d’activistes qui se réunissent une rue plus haut, à L’Agadir. Paul identifie leur chef, un certain Julien Morelli, mais son attention se focalise sur la jolie Nina qui occupe dans le groupe une place à part. Sa mère est mexicaine, son père serait cubain. Il se souvient de Fidel Castro et il bat tout le monde aux échecs.

J’ai annoncé à mes enfants que je ne retournerais pas à notre appartement de la rue Verdi, que je ne m'en sentais pas le courage. Je ne leur ai pas dit que j’avais essayé. C'était une histoire étrange dont je ne voulais parler à personne.

Une nuit, je me suis réveillé dans ma chambre de la rue Dabray, j’avais dû rêver et, encore que ce rêve s'était effacé, je savais qu’il me fallait retourner à la rue Verdi, comme si Louise pouvait y être encore, comme si elle pouvait y être revenue et qu’elle m’y attendait.

Le rêve m’avait dit qu’elle avait besoin de moi, d’une aide que j'étais seul en mesure de lui apporter. Comme si, par un étrange sortilège, elle avait pu être transportée de sa tombe à notre ancien appartement, et que cet appartement était pour elle comme une prison dont il fallait que je la délivre. Dans la chambre commune où elle avait souffert, elle était de nouveau mourante, couchée sur notre lit, et elle le resterait sans espoir à présent que la mort la délivre. Elle attendait de moi que je rompe ce sortilège, que je fasse en sorte qu’elle retrouve sa tombe sous les grands arbres bruissants du cimetière de Caucade où on l’avait enterrée et où je la rejoindrais un jour prochain pour que nous connaissions enfin, l’un près de l’autre, le repos.

J’avais le sentiment depuis toujours que Louise surestimait de beaucoup les prouesses dont j'étais capable, pensant que si je n’accomplissais pas tous les vœux de bonheur qu’elle nourrissait pour nous, il fallait que ce soit parce que je ne l’aimais pas assez, parce que j’avais d’autres choses en tête ou une autre femme.

Alors, je me suis habillé comme j’ai pu, de ce que j’ai trouvé sous la main et je suis parti. J’ai tourné dans la rue Trachel, puis sur le boulevard Gambetta, et je suis descendu jusqu’à la place Franklin où s'ouvre la rue Verdi. Je ne réfléchissais pas, je marchais à grands pas, je faisais des gestes désordonnés comme pour chasser les mouches, pour repousser les démons.

Il pouvait être deux ou trois heures du matin quand je suis arrivé sur la place. La nuit était humide, épaisse et froide comme du cambouis. Et j'y étais seul, pas un piéton, pas une voiture, pas un bruit. Pas une chouette battant des ailes dans le ciel pour me parler de l’au-delà.

J’avais accouru, mais quand j’ai voulu tourner dans la rue Verdi, je n’ai pas pu, j’ai été arrêté. L'arrêt a été soudain et brutal, c'était comme si je me heurtais à une vitre, à un mur transparent. J’ai reculé. J’ai fait le tour de la place, et je suis revenu à l’angle où se trouve une station-service qui était fermée, et de nouveau je me suis élancé comme si la première expérience n’avait pas eu lieu. Et, de nouveau, j’ai été arrêté par rien que je pouvais voir. 

J’ai fait plusieurs tentatives. Parfois, je courais pour forcer l’obstacle. D'autres fois, je marchais de profil, comme les Égyptiens. D'autres fois, je rampais sur le sol, je serais passé sous terre comme une taupe. Je me suis déplacé latéralement le long du mur, les mains levées, les doigts écartés, actifs comme des antennes, tâtant la paroi que rien ne marquait, à la recherche d’un trou où me glisser, sans en trouver aucun. Et pendant tout ce temps, j’avais le sentiment terrible que, par-delà la frontière, tout au bout de la rue déserte dont la perspective s'ouvrait devant moi, au troisième étage de notre immeuble, couchée dans notre lit, Louise m’attendait. Et je ne pouvais pas l’atteindre.

Alors, l’impuissance m’a fait crier. Un cri est sorti de ma gorge. J’ai crié tout seul, dans la nuit, mais personne ne m’a répondu, personne n’est sorti au balcon. Pas une seule fenêtre autour de moi ne s’est éclairée. 

J'étais épuisé. Je suis resté longtemps à pleurer, assis par terre, au pied d’un mur. Mais je ne voulais pas que le petit jour me surprenne ici. Alors, je suis remonté lentement dans le quartier nord, j’ai regagné ma chambre de la rue Dabray, je me suis jeté sur mon lit et je me suis rendormi.

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