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No Sense

Arsène hérite de ses parents leur appartement de la rue de Massingy, le chalet de la Colmiane et une confortable assurance-vie. À dix-huit ans, il décide de vendre l’appartement et le chalet et de revenir à Nice pour vivre de ses rentes. Il louera un petit appartement pas trop cher, dans un quartier tranquille, et il s'efforcera de mener une vie discrète au milieu de personnes occupées davantage que lui à toutes sortes d’activités savantes ou lucratives.

Pourquoi veut-il retourner à Nice alors qu’il pourrait continuer d’habiter à Méré en compagnie de son oncle avec lequel il s’entend à merveille, comme s’ils s’étaient toujours connus? La réponse est simple: ayant perdu ses parents et, avec eux, toute raison de choisir un métier pour les années à venir, il veut renouer avec les lieux et les quelques camarades qui sont importants pour lui. Il veut se rapprocher de Nina. Et Pierre n’y voit aucun inconvénient mais il ne peut pas s’empêcher de trouver étrange ce qui leur arrive. Qu’est-ce que les dieux du ciel ont donc décidé pour son neveu et lui? Quel message tâchent-ils obscurément de leur faire passer? Que sont-ils censés faire, l’un et l’autre, du reste de leurs vies? En quelques mois, plusieurs événements se sont produits dont aucun a priori ne paraît mystérieux, mais qui dessinent ensemble, au-dessus de leurs têtes, une configuration zodiacale que Pierre tente en vain de déchiffrer, tandis qu’Arsène s’en accommode.

Tout a commencé, ou plutôt tout a basculé, selon Pierre, avec l’accident de voitures qui a valu la vie à sa sœur et son beau-frère. Rien de plus banal à première vue qu'un accident de la route, même s’il entraîne la mort d’une ou plusieurs personnes, comme c'est le cas ici, mais cette fois il survient après un cambriolage qui a pour conséquence qu'une honnête épouse et mère de famille ne reconnaît plus sa maison, ne peut pas y dormir, est contrainte de la fuir par une nuit d’automne froide, venteuse, sans étoiles et sans lune, rien moins que sympathique. Bien sûr, aucun rapport de causalité directe ne peut être envisagé entre le cambriolage du tranquille chalet de La Colmiane-Valdeblore et l’accident de voiture qui s'est produit un autre jour, à cinquante kilomètres de distance, dans les gorges de la Vésubie, mais Pierre ne peut pas s’empêcher de penser que, sans ce cambriolage, sa sœur et son beau-frère ne seraient pas montés à La Colmiane, ce jour-là, puis qu’ils n’auraient pas fui à huit heures du soir pour la raison que la demeure qu’ils retrouvaient ouverte n'était plus celle qu’ils avaient toujours connue, qu’ils avaient aménagée année après année, où Évelyne avait eu la malheureuse idée de laisser des bijoux (on se demande bien pourquoi et s’il y avait quelqu’un d’autre que son mari pour le savoir), une maison de famille, un chez-soi (pokoï en tchèque) auquel se rattachaient tellement de souvenirs, d’amis venus les visiter, de Noël qu’on avait célébrés, où Arsène avait fait ses premiers pas, et qui leur semblait à présent abîmée jusqu’au fond de son âme.

Le correspondant de Nice-Matin qui avait relaté l’accident dans l’édition locale du surlendemain mentionnait le cambriolage qui l’avait précédé comme une circonstance annexe, aussi bien aurait-il pu le passer sous silence. Mais il indiquait aussi que le corps de l’autre conducteur n’avait pas été retrouvé, et qu’il serait difficile de l’identifier dans la mesure où la voiture qu’il conduisait était volée, et ces informations étaient de nature à éveiller la curiosité et les soupçons de Pierre. Il a voulu en savoir davantage, il a interrogé la police, il a pris contact avec le journaliste en question et, comme il n'obtenait aucun renseignement sérieux d’un côté ni de l’autre, il a fini par engager un détective. Or, celui-ci, deux mois après le drame, devait lui rapporter un autre fait troublant.

Depuis le premier jour, la police disposait du témoignage fourni par le premier conducteur arrivé sur les lieux, celui-là même qui avait alerté les services de secours. Il s’appelait Laurent Picot, il était éleveur de chevaux, il descendait par la route étroite, dans les virages où le rocher forme des voûtes. Il conduisait un 4x4 qui tirait un van dans lequel était enfermé un cheval de son écurie qu’il amenait à l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, et Picot n'était pas certain d’avoir entendu le fracas de l’accident, peut-être parce qu’il écoutait de la musique, mais en sortant d'un virage soudain il les a vues: la Peugeot des Léandri (la sœur de Pierre et son beau-frère) encastrée de face dans le rocher, et la Porsche Carrera rouge qui l’avait heurtée en pleine vitesse avant de faire un tête-à-queue et de se trouver en déséquilibre, une roue dans le vide, au bord du ravin. Et le témoin avait aussitôt arrêté son véhicule, il en était descendu et il avait marché lentement en direction de la voiture des Léandri qu’il voyait de l'arrière, en se demandant quel spectacle l’attendait à l’intérieur de l’habitacle, derrière les vitres brisées, sous le métal écrasé, dans l’odeur de l’essence qui s'écoulait du réservoir.
— Je ne sais pas pourquoi mais je ne m’intéressais qu’à eux, dit Picot, c'était à eux que je voulais porter secours, je voulais au moins couper le contact sur leur tableau de bord. J’agissais comme si j'avais su déjà que l’autre voiture était vide, encore que, de là où j'étais, j’aurais pu ne pas voir le conducteur s’il avait été mort ou seulement blessé à son volant. Mais de loin j’ai vu autre chose. J’ai vu, ou j’ai cru voir la silhouette d’un homme qui se déplaçait en sautant d’un rocher à l’autre, plus bas dans le lit du torrent. Qui s'éloignait jusqu’à disparaître en quelques sauts, et alors je me suis détourné, j’ai appelé les secours et je n’ai plus pensé à lui.

Quelle raison aurait-on eue de ne pas le croire? Cet homme paraissait tout à fait raisonnable. Il admettait bien volontiers que la vision qu'il avait eue pouvait n’être qu’un fantasme. Un jeu d’ombres. Un effet d’optique. Mais un an et demi plus tard encore, quand Arsène était déjà retourné à Nice, qu’il avait aménagé dans son studio des quartiers nord, quand il avait recommencé de voir Nina, de la fréquenter, une fois que leur histoire d’amour compliqué avait recommencé d’intriguer et d’éblouir leurs camarades (“Mais tu es sûr qu’ils sont ensemble?”), il arrivait que son oncle l’appelle, le soir, et qu'il lui dise:
— Quelle importance de savoir que le dénommé Picot transportait un cheval de course dans la remorque de sa voiture quand il a découvert la scène de l’accident? Quelle importance de savoir qu’il a vu ou qu’il a cru voir le conducteur de la Porsche s’enfuir dans le lit du torrent en sautant d’un rocher à l’autre, en faisant voler autour de lui une grande cape, noire et luisante, qui battait sous la lune comme celle de Fantômas — un scénario auquel la police a refusé d’ajouter foi et qui paraît en effet bien improbable d'après le détective que j’ai engagé, qui est allé sur place pour prendre des mesures et faire des photos? Et quelle importance surtout, en fin de compte, que l’accident ait été précédé, vingt-quatre heures auparavant, par ce cambriolage infâme et rocambolesque? Rien de tout cela n’a la moindre importance, rien de tout cela n’a de sens. Il faut croire que tes parents devaient mourir ensemble, à l’heure où ils sont morts, à l’endroit où la mort les a cueillis, que tout cela était écrit depuis toujours quelque part dans le ciel. Pour autant, je ne cesse d’y penser. Je remue ces informations comme si je devais les mettre en ordre pour accéder à une logique qui me dépasse. Tu sais que ton père ne m’aimait pas, qu’il n’aimait pas les hommes comme moi, qu’il avait prononcé à mon égard des paroles blessantes. Nous ne nous étions pas adressé la parole depuis des dizaines d’années, et pourtant sa mort jointe à celle de ma sœur me vaut de t'avoir connu, ce qui fait que je ne suis plus tout à fait seul au monde, et que cette chance intervient au moment même où mon ami Raymond Butler disparaît, en me laissant propriétaire de cette maison beaucoup trop grande et trop luxueuse pour moi, et cela au moment même encore où je dois accepter de prendre ma retraite de professeur de musique. Que ferai-je donc du temps qui me reste à vivre et de la chance qui m'est accordée, tu veux me dire?


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