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L'étalagiste

J’ai voulu vérifier. Entre l’immeuble que nous habitions, rue Verdi, et celui où je suis allé me réfugier, rue Dabray, la distance est d’un kilomètre, pas davantage. Et pourtant j’avais le sentiment de basculer dans un autre monde. Pas seulement parce que je passais d'une quartier bourgeois à un faubourg ouvrier, mais comme si j’avais changé de planète. C’est le sentiment que j’ai eu le premier jour, et que j’ai gardé pendant toute la période où j’ai habité là-bas. Combien de temps cette période a-t-elle duré? Plusieurs mois, un peu plus d’un an sans doute. Pour le savoir avec précision, il suffirait que je consulte mon agenda, mais je ne veux pas le faire. Je ne le ferai pas tant que je n'aurai pas fini mon récit. Cela n’aurait pas de sens. Pas plus que je ne veux faire la différence entre les évènements que j’y ai réellement vécus et ceux que j’ai imaginés. Ils sont nombreux. Je ne les ai pas notés. Je m’en souviens. Ils me reviennent en mémoire dans le désordre. Un souvenir appelle l’autre. Je n’y pensais guère avant ma rencontre avec Rudy et les questions qu’il m’a posées. Maintenant, ils m'assaillent. Et parler de récit n’est pas tout à fait exact. À propos de Paris, Texas, Wim Wenders parle d’une suite de moments. J’aime bien cette idée de moments, de scènes, de lieux, de circonstances, d’anecdotes, de petits faits, de tableaux (on pourrait dire aussi) qui se succèdent. Il faut bien qu’ils se succèdent, les pauvres, ils ne peuvent pas faire autrement, mais dans quel ordre et avec quels liens de conséquence? Est-ce que L’Odyssée n’est pas composée elle aussi d’une suite de moments? Je veux dire, est-ce qu’Ulysse se rapprochait d’Ithaque tout au long des dix années qu'a duré son voyage? Est-ce qu’il a progressé vers son but, ou bien n'a-t-il vécu qu’une suite d’aventures sans lien entre elles, survenues dans un ordre de hasard?

Je me souviens du jour où j’ai vu Nina aux Galeries Lafayette. Je l’ai reconnue, il n’y avait pas de doute, encore qu’elle était vêtue ici, non pas comme on voit les Parisiennes ou les New-Yorkaises les plus branchées sur Instagram, non pas comme elle apparaissait à L’Agadir, les soirs où elle voulait bien apparaître, avec ses airs alternativement de femme fatale et de jojo mais comme une employée d’un grand magasin qui cherche surtout à ne pas se faire remarquer par le chef de rayon, et aussitôt je me suis éloigné. J’ai fait le tour de l'étage, j’ai regardé des vêtements, des ceintures, des sacs que je n’ai pas achetés. J’ai failli prendre l’escalator et m’en aller. Puis, la force d’attractivité a été telle que je suis revenu au rayon des chaussettes. Et là je l’ai vue en conversation avec un jeune homme. Ils ne se touchaient pas mais, à les voir se parler et se regarder, j’ai su qu’ils étaient amoureux.

Je n’ai pas voulu les voir (amoureux) davantage, alors je suis parti. Mais, le soir, à l’heure de la fermeture du magasin, j'étais sous les arcades et le jeune homme y était aussi. Alors, j’ai attendu qu’elle sorte et je les ai suivis.

Un jour, bien des années auparavant, sur la même avenue, j’avais vu Louise au bras de sa mère. Je les voyais de dos, du trottoir opposé. C'était un matin de printemps, clair comme un sou neuf. Elles s'arrêtaient devant les vitrines étincelantes des magasins, et comme je connaissais déjà un peu Louise, qu’elle me l’avait dit, je savais qu’elle voulait devenir étalagiste, mais que son père avait pour elle d’autres ambitions. Alors, elle montrait à sa mère ces vitrines. Je devinais qu’elle lui en vantait le charme sophistiqué, exemples à l’appui, pour essayer de la convaincre et qu’elle fût de son parti. C'était en 1968 ou 1969. Les couleurs, les jupes courtes et les rayures du Swinging London étaient arrivées chez nous. Le premier film que nous avons vu ensemble, Louise et moi, c'était Le Lauréat (The Graduate) de Mike Nichols. Dustin Hoffman, qui y incarne le personnage de Benjamin Braddock, mesure un mètre soixante-cinq. Exactement ma taille. En cherchant des extraits du film sur Youtube, je retrouve ce final que j’avais oublié où Benjamin Braddock hurle et tambourine sur une vitre, dans une église où Elaine Robinson (alias Katharina Ross) est en train de se marier.



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