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Le maillon faible

On connaît l’expression Rencontres du troisième type popularisée par Steven Spielberg, qui correspond au fait de voir un OVNI et ses occupants ou bien uniquement les occupants de l'OVNI comme cela se passe dans son film. Après ma rencontre avec l’inspecteur Auden, je suis allé à la rencontre des jeunes activistes de L’Agadir. J’entrais au bistrot pour boire un café à différents moments de la journée et il était facile de les reconnaître parmi les autres, compte tenu de leur âge et parce que souvent ils avaient avec eux des cahiers et des livres.
Ils s’installaient à une table. Les Maghrébins le plus souvent prenaient leur café au comptoir, seuls les plus vieux d’entre eux s’asseyaient à des tables et on voyait leurs cannes posées à côté d’eux, comme des cannes de princes du désert ou celles de bergers. Beaucoup fumaient des cigarettes, l’atmosphère était empuantie par l’odeur de tabac qui se mêlait à celle d’un café de qualité médiocre, et comme on était en novembre, que déjà il faisait froid, la porte vitrée était refermée aussitôt derrière eux par les clients qui entraient ou sortaient, tandis que le chauffage était fourni par un poêle à charbon. Les vitres devaient être nettoyées à chaque changement de saison, si elles l'étaient alors, ce qui faisait qu’elles laissaient à peine filtrer la lumière du soleil quand il brillait un peu, quand il ne pleuvait pas, et à l'intérieur, même en plein midi, on ne pouvait pas se passer de la clarté jaunâtre des lampes électriques. Certains jouaient aux dominos mais c'étaient les plus vieux, les autres au comptoir attendaient qu’on vienne les chercher pour une journée de travail sur le chantier d'un immeuble ou, plus haut, dans les collines, sur celui d’une villa, journée au bout de laquelle ils seraient payés des nèfles, avec des billets crasseux. Un contremaître entrait, il choisissait parmi ceux qui étaient là, et il les embarquait avec lui. Une camionnette les attendait dehors, garée en double file. Il arrivait qu’on en voie qui grattaient des grilles du loto ou qui relevaient dans le journal les cotes des chevaux pour les courses de l'après-midi, mais ils étaient rares, il y avait dans la ville d’autres lieux pour ceux-là. Quant aux jeunes activistes, ils pouvaient venir à midi pour relire leurs cours et manger un sandwich au gruyère, mais c'était chaque fin d’après-midi qu'on les trouvait en réunion.
Je m'étais habitué à cet horaire et je ne manquais pas alors de les observer. C'étaient donc bien ce qu’on pouvait appeler des rencontres du troisième type, pour autant nous ne faisions que nous épier d’un peu loin. Car, bien sûr, de leur côté, ils n’avaient pas tardé à remarquer ma présence, ils devaient se demander qui j'étais, d’où je sortais, ce que je faisais ici, ou plutôt ils ne se le demandaient pas. Conformément à la recommandation de l'inspecteur Auden je ne me cachais pas, et donc il y avait bien contact visuel entre nous mais nous n’échangions que des regards méfiants.
J’attendais le moment opportun qui viendrait un jour pour m’asseoir à leur table. Il m’arrivait en revanche de les suivre dans la rue Vernier où, à partir d’une certaine heure, dans une nuit épaisse et brumeuse, le long de trottoirs déserts, le noyau dur allait rejoindre le squat qu’ils occupaient derrière l'église Saint-Étienne, ou un restaurant à couscous de la rue Clément Roassal dont, après leur arrivée, le patron baissait à demi le rideau métallique pour qu’ils restent entre soi. Et ce moment viendrait quand j’aurais décelé dans leur groupe une faille où m’infiltrer, où m’imposer, je ne savais pas comment.

On connaît aussi le principe stratégique énoncé par Lénine selon lequel la solidité d’une chaîne ne tient qu’à celle de son maillon le plus faible. La chaîne des pays capitalistes ne tenait, en 1917, qu’à celle de son maillon le plus faible qui était la Russie, et c'était donc par la Russie que devait commencer la révolution mondiale, la grande marche vers un avenir radieux où l’homme enfin ne serait plus un loup pour l’homme. Où chacun serait rétribué selon son mérite avant de l'être selon ses besoins.
Je ne tardai pas à identifier leur chef, qui était un garçon pas très grand, à l’air sérieux, qui avait fait de L’Agadir son bureau personnel. Il occupait une table à lui seul. Il buvait quantité de café. Il fumait des Gauloises. Il passait son temps à lire des ouvrages de doctrine anticoloniale et à écrire dans un gros cahier à spirale. Il appelait le patron par son prénom. Il faisait mine de savoir quelques mots d’arabe. Ses camarades venaient le rejoindre, ils écoutaient sa parole comme celle d’un oracle, tout juste arrivait-il aux plus proches de lui poser une question, ils semblaient l’admirer. Il avait un regard sombre qui leur faisait baisser les yeux.
J'ai fait part de ma découverte à Auden qui m’a répondu:
— Oui, vous parlez de Julien Morelli, c’est bien lui, en effet. Le fils d’un comptable et d’une couturière à la maison. C'était un étudiant brillant, il préparait un mémoire de maîtrise sur l'influence d'Antonio Gramsci dans l’œuvre de Louis Althusser quand il a abandonné ses études pour devenir un agitateur professionnel, autant dire un comploteur à la solde de l'étranger. Il faudra que je vous parle du professeur qui sévit à la faculté et qui les induit dans cette voie. Morelli est aujourd'hui financé par une puissance étrangère, peu importe laquelle. Ce n’est certainement pas lui que nous convaincrons.
À quel moment ai-je compris que la démarche d’Auden auprès de moi avait été soigneusement calculée, qu'elle répondait à un double objectif, qu’elle était à double fond? Le numéro qu’il m’avait indiqué pour le joindre était celui d’une ligne fixe. Je composais ce numéro, je prononçais le mot de passe dont il m’avait fait part et mon appel était aussitôt transféré sur une autre ligne dont le numéro restait caché. Il m’a fallu un moment pour comprendre que ce n'était pas venant de moi qu’Auden craignait une imprudence ou une improbable trahison, mais qu’il visait quelqu’un qui opérait à l'intérieur de son propre service et dont il soupçonnait qu’il fût une taupe.
Grâce à moi, grâce à mon intervention naïve et très peu efficace, il pourrait à un moment ou un autre combiner un piège et démasquer l’espion. Mais nous n’en étions pas là.
Je l’appelais presque chaque jour, il me répondait sans impatience, il semblait même prendre un certain plaisir à nos échanges qui devaient le distraire, et bientôt j’ai pu lui dire que je croyais avoir découvert le maillon faible que nous cherchions. C'était une jeune femme qui occupait dans le groupe une place marginale, à qui il arrivait de bailler quand Morelli lui faisait les gros yeux. Elle s’appelait Nina.


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