C’est à partir de là que les choses ont basculé. Il y avait, à peine plus haut que celui où j’avais trouvé asile, à l’angle de la rue Dabray et de la rue Vernier, un autre bistrot, L’Agadir, qui attirait mon attention mais où je n’entrais pas. Il était sombre et fréquenté par des Arabes. Je me serais senti étranger parmi eux. Je doutais qu'on y servît autre chose que du café. Je dépassais sa vitrine sombre et inquiétante sans m'arrêter ni ralentir le pas. Mais un soir, comme j'étais sorti après dîner, j'ai vu mon voisin le détective qui stationnait debout et raide sur le trottoir opposé. J’ai fait comme si je ne le voyais pas et j’ai repris mon vagabondage, toujours plus haut dans les quartiers nord. Je ne voulais pas y penser. Sa présence ici ne me regardait pas. Mais, le lendemain, à peu près à la même heure, comme cette fois j'étais dans ma chambre et que je travaillais à mon Godard, on a frappé à ma porte. C'était la première fois qu’on frappait à ma porte depuis que j’habitais ici. Je me suis levé du lit. J’ai ouvert la porte, d’une main tendue, sans lâcher de l'autre mon ordinateur portable, et c'était lui.
Il avait échangé sa gabardine contre une veste d’intérieur, et les deux mains enfoncées dans les poches de sa veste, il montrait, avec son visage mince et pâle et son nez aquilin, ses lèvres pincées et des yeux noirs qui vous regardaient droit, une élégance toute britannique, si bien qu’un instant j’ai pensé qu’il en voulait à ma vertu. Mais ce n'était, bien sûr, qu’un fantasme, vite dissipé quand il a dit:
— Permettez-vous que je profite de ce fauteuil? Je crois que je vous dois certaines explications. Ou plutôt, Monsieur Leiris, pour le dire autrement, que je peux vous livrer en toute confiance certaines informations que je qualifierais de sensibles.
— Vous connaissez mon nom?
— Disons que vous n'êtes pas tout à fait un inconnu, et qu’il entre dans ma profession de presque tout savoir.
J’avais repris ma place sur mon lit, en position assise, le dos appuyé sur deux ou trois coussins, et quant à lui, il ne devait plus quitter le maigre fauteuil aux accoudoirs de bois dont je craignais qu’il ne s’écroule sous lui. Il m’a dit:
— Je suis détective, vous l’aurez deviné. On n’est pas cinéphile comme vous l'êtes sans reconnaître un détective. Et d’ailleurs, je ne suis pas ici pour me cacher mais au contraire pour qu'on me voie.
— Dois-je comprendre que vous êtes en mission?
— Pas exactement. Plutôt en vacances. “Les vacances de l’inspecteur Auden”, tel pourrait être le titre du chapitre de roman ou de la nouvelle que vous écrirez un jour.
— Vous ne me direz pas que vous avez choisi cet endroit pour profiter de vos vacances?
— J’essaie de me rendre utile. Vous m’avez vu stationner sous un réverbère, devant l'entrée de l’Agadir. Ce café est le lieu de rendez-vous d’hommes venus d’Afrique du Nord. Des travailleurs pauvres, des sans-papiers, éloignés de leurs familles. Je ne leur veux aucun mal, croyez-le bien. Leur vie est assez difficile. Mais ce troquet est aussi le lieu de rendez-vous d’un petit groupe d’agitateurs politiques. Principalement des étudiants en philosophie, des gens très jeunes qui ont épousé la cause palestinienne, que nous connaissons bien et qui s'apprêtent à commettre un attentat. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Il est arrivé deux fois déjà que nous les attrapions par les cheveux au tout dernier moment, et nous savons qu’ils s'apprêtent à reprendre du service. Nous savons même à quelle date ils comptent le faire, ce qui nous donne de bonnes chances d’enrayer la machine. Tout notre service travaille à prévenir le crime, nous l’empêcherons, mais je voudrais éviter aussi, dans la mesure du possible, que ces jeunes gens passent à l’action. Ils n’auraient à espérer cette fois aucune indulgence de la part des juges. S’ils n'étaient pas tués sur le lieu de l’attentat, ils iraient croupir en prison, leurs vies seraient gâchées. Hélas, c’est beaucoup demander à un service de renseignement que de protéger d’eux-mêmes de pareils individus. Nous ne faisons pas dans la dentelle. Un pareil objectif ne préoccupe que moi.
— Et c’est la raison pour laquelle vous avez pris quelques jours de congés. Et c’est la raison pour laquelle vous voulez qu’ils vous voient. Oserais-je penser que ces apprentis terroristes ne vous sont pas odieux? Nous sommes seuls, dans ma chambre, il est tard. Nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, des perdreaux de l’année. Vous voudrez bien pardonner l’audace de ma question.
— C’est vrai qu'ils ne me sont pas odieux. Il se trouve que j'ai fait quelques études de philosophie, moi aussi, dans mon jeune âge, et que je sais quelles conséquences délétères elles peuvent avoir sur le fonctionnement de l’esprit. Et, en effet, ils me connaissent. Je voulais qu’ils sachent que je les ai à l’œil. Mais il se trouve aussi que je ne peux pas leur consacrer davantage de temps. Mon congé se termine, d’autres affaires m’attendent, je serai parti demain.
— Et vous voudriez?
— Oh, je ne peux rien vouloir, vous concernant. Vous êtes un homme paisible. L'échange que nous avons ne revêt, bien entendu, aucun caractère officiel. Mais je me demandais si vous accepteriez que je vous laisse un numéro où me joindre?
— Vous excitez ma curiosité. Vous enflammez mon désir curieux. Mais saurai-je quoi faire?
— Je vous fais confiance. J’ai lu, dans les Cahiers, votre article sur le cinéma d’Alain Robbe-Grillet. Vous êtes à bonne école. Comme moi, ne cherchez pas à vous cacher. Ils devineront vite quel rôle vous jouez. Ils sont intelligents, c’est là notre chance ou c’est plutôt la leur.
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