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Une boîte à chaussures

Le tour de chant se terminait quand j’ai vu un homme s’approcher du comptoir et demander sa clé. Il n’avait pas dîné là. Il était grand et mince. Il portait un imperméable et un chapeau mou. D’où venait-il? Qui était-il? Je crois que j’ai pensé à un détective aussitôt que je l’ai vu. Il paraissait sorti d’un film noir ou d’une bande dessinée. Le patron a échangé quelques mots avec lui, il lui a donné une clé et l’homme est reparti. À mon tour, je me suis approché du patron et je lui ai demandé s’il louait des chambres.
Le bistrot occupait le rez-de-chaussée d’un immeuble haut de deux étages. On gagnait les appartements par une entrée voisine. La patronne m’a précédé dans l’escalier mal éclairé avec une clé à la main. Elle m’a dit qu’ils avaient l’habitude de louer à des représentants de commerce. Est-ce que j'étais représentant de commerce? J’ai répondu que non, que j'étais à la retraite.
Au second, il y avait trois chambres. Elle en a ouvert une qui donnait sur la rue. Par la fenêtre, je voyais la lumière du restaurant projetée sur le trottoir et j’entendais les voix des clients qui s’attardaient, je comprenais même les paroles qu’ils disaient. Pour fermer le rideau métallique, il faudrait d’abord les pousser dehors. Et encore, ils s’attarderaient à parler et à rire sur le trottoir, sous ma fenêtre. J’ai été rassuré par cette proximité. J’ai pensé que le bruit et la lumière me tiendraient compagnie. Le temps de me dévêtir, je me suis couché et je me suis endormi.
Au réveil, j’avais dormi huit heures, ce qui ne m'était plus arrivé depuis des mois. J’ai fait ma toilette devant un lavabo et je suis descendu. J’ai commandé un café crème et un croissant. La patronne m’a apporté le journal. J’ai cherché la page des courses hippiques puis celle des cinémas. Elle n’avait pas fini de faire le ménage. Je n’avais rien décidé encore. L’odeur de javel contrastait avec celles du café et des premières cigarettes. Un homme, debout au comptoir, était venu en pantoufles. Je serais bien resté là pour aider au ménage. Il fallait retourner les chaises et les poser sur les tables avant de passer la serpillière. Le patron faisait la comptabilité du tabac. Je me suis enquis de savoir si ma chambre serait encore libre la nuit suivante. Cette fois, j’ai expliqué que ma voiture était en panne, que je l’avais laissée dans un garage, et que je devais attendre qu’elle soit réparée. La patronne m’a répondu que la chambre était libre. Je lui ai dit que je la gardais, et comme je devinais que ma présence la gênait plutôt, je suis sorti.

J’ai remonté la rue Dabray jusqu'à la voie ferrée et j’en ai suivi la courbe. J’ai traversé le boulevard Gambetta et j’ai continué sur l’avenue Pessicart en direction de la piscine du Piol. J’y suis parvenu par une rue étroite qui gravit la colline entre des maisons basses et leurs jardins. Je me disais que les gens qui habitaient ici devaient tous se connaître. Échanger des tomates, du basilic et des courgettes de leurs jardins. Quand on préparait une sauce tomate dans sa cuisine, les voisins en sentaient le parfum. La propriété des appartements devait se transmettre jalousement, d’une génération à l’autre, comme celle des cabanons des calanques marseillaises, et leurs habitants former de la sorte une petite aristocratie.
La porte métallique de la piscine, qui barrait le mur de béton, était ouverte. J’y suis entré et je me suis assis sur les gradins où j'étais seul. Dans le bassin, cinq ou six nageurs faisaient des longueurs. Ils glissaient comme sans respirer, à la force des bras et je voyais leurs dos. J’ai sorti mon téléphone pour faire des photos. Le maître-nageur, debout à l’opposé du bassin, m’a vu et en a fait le tour pour venir jusqu'à moi. Il paraissait très jeune et plutôt timide.
— Pardon, monsieur…
Je ne lui ai pas laissé le temps de trouver la formule adéquate. Je lui ai dit que mes photos étaient prises de trop loin pour qu’on voie des visages qui émergeaient à peine, dans le creux du bras pour les crawlers, avec la bouche tordue et de grosses lunettes sur les yeux, et que d’ailleurs je rangeais mon téléphone et que je n’en ferais plus. Comme il hochait la tête, visiblement soulagé de n'avoir pas à entamer une dispute, j’ai ajouté que je revenais ici pour la première fois depuis bien des années, mais que j’avais passé beaucoup de temps dans cette piscine quand j'étais jeune.
— J'étais élève au lycée voisin, et nous venions nous entraîner, le soir, après les cours. 
Il a souri. Il est resté debout, près de moi, à regarder les nageurs. Le spectacle a dû l’inspirer puisqu’il m’a dit:
— Moi, je viens du nord, et des piscines publiques comme celle-ci, à ciel ouvert, il ne doit plus en exister beaucoup, je n’en avais jamais vu. Et c’est vrai que c’est très joli au soleil, et même sous la pluie. Et c’est très joli aussi quand il fait nuit, avec ce grand immeuble qui nous regarde, de l’autre côté du boulevard. Pour profiter du spectacle, certains habitants sortent sur leurs balcons et ils nous applaudissent.

En fin d’après-midi, j’ai trouvé le courage de retourner chez nous pour y prendre quelques affaires. J’ai rempli un sac de voyage avec des vêtements, une trousse de toilette, des outils informatiques et deux ou trois documents administratifs les plus indispensables. J'étais persuadé que je pourrais revenir ici aussi souvent que je voudrais, même si je savais alors que je n’y habiterais plus. Puis, au moment de partir, je me suis avancé vers une commode qui était dans notre chambre. Je me suis senti attiré par elle, j’ai levé les mains pour ouvrir un tiroir où Louise rangeait ses sous-vêtements, et j’y ai découvert une boîte à chaussures toute entière décorée de bandes roses et blanches. Je l’ai sortie du tiroir et je suis allé m’asseoir sur notre lit pour en examiner le contenu. J’y ai trouvé des lettres, uniquement des lettres que nous avions échangées, Louise et moi, pendant les premières années de notre relation, à l'époque où elle vivait encore avec Axel, puis quand elle avait quitté Axel pour vivre seule à Paris. Elles n'étaient pas classées, mais toutes avaient gardé leurs enveloppes. Je n’en ai ouvert aucune, je ne pouvais pas, mais, sur chaque enveloppe, je pouvais voir la date imprimée dans le cachet de la poste et l'adresse manuscrite où elle avait été expédiée. Ainsi, je me suis souvenu que, pendant une période de ma vie, j’avais habité dans la montagne. Quand et comment Louise avait-elle déniché celles qu’elle m’avait envoyées, et que j’avais conservées, pour les réunir avec celles qu’elle avait reçues de moi? Quand et comment avait-elle pu trouver la force de ranger cette boîte dans ce tiroir où je ne l’avais jamais vue, sans doute dans les tout derniers jours de sa vie, quand elle n'était déjà plus qu’un fantôme, en cachette de moi? J’ai remis les enveloppes dans leur boîte, j’ai ajouté la boîte dans mon sac et je suis parti.


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