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Le voyageur arrêté

Au chapitre précédent, le narrateur a compris qu'il ne pourrait plus retourner dans l'appartement de la rue Verdi qu'il habitait avec Louise.

Dans l’affaire, j’ai perdu mes livres. Je n’en ai emporté qu’un la dernière fois que j’ai été dans notre appartement, le Godard d’Antoine de Baecque, une somme biographique qui m’est indispensable pour la poursuite de mon travail. Pour le reste, j’ai écrit à mes enfants qu’ils peuvent emporter tous ceux qu’ils veulent, il leur suffit de choisir, et ceux dont ils ne veulent pas, ils n’auront qu’à les déposer sur le trottoir. 

Chantal Akerman raconte qu’elle ne gardait aucun livre, qu’elle les déposait sur le trottoir, devant l’endroit où elle habitait pour un temps, je n’ai pas fait le compte de ses adresses successives mais il doit y en avoir beaucoup, puis qu’elle observait par sa fenêtre les passants qui s'arrêtaient devant les piles, et qui les reniflaient, les feuilletaient, lisaient dans leurs pages quelques lignes au hasard, avant de les reposer et de s’en aller, ou d’en emporter un ou deux dans le meilleur des cas. Et qu’elle avait souvent été tentée de filmer ce manège, de loin, de sa fenêtre, sans qu’ils le sachent, mais qu’elle ne l’avait pas fait. 

Je n’ai donc plus mes livres mais, par chance, tous mes propres écrits sont sur le cloud. Il suffit que je me connecte sur mon compte Google Drive pour les retrouver. Ce qui m’incite à en relire certains que j’avais oubliés. Celui-ci par exemple.

D’abord, ses longues marches dans la campagne, il les appelle des voyages. Dès la première phrase, il dit: “Voyager à pied m’a toujours ravi”. Elles sont toujours un peu hasardeuses. Il ne suit pas un itinéraire précis, dessiné sur la carte, il va où les sentiers le poussent, dans une région qui lui est pour autant familière, pas très loin de chez lui, quelque part en Provence, mais où il lui reste toujours des lieux à découvrir. Chaque fois qu’il part marcher ainsi, il s’attend à découvrir un nouvel endroit où il pourra se reposer, se restaurer et peut-être, s’il a la chance de s’y trouver bien et de trouver un endroit où dormir, de passer une nuit ou deux.

On comprend d'entrée de jeu qu’il s’agit de promenades solitaires. L’autre idée importante est, pour lui, de découvrir un endroit où il pourra rester. À la solitude et au hasard qui sont les conditions premières, il ajoute la perspective possible de s’installer, pour un temps au moins, dans un lieu de rencontre, et dans le nouage de ces trois conditions réside, me semble-t-il, la clé de l’aventure.

Le roman que j’évoque est celui d’Henri Bosco, Un rameau de la nuit, paru en 1950. Le narrateur marche dans les collines, un matin de juillet. Un lundi, qui était aussi le jour de la sainte Anne, soit le 26 du mois. Un sentier le porte et bientôt il découvre un village abandonné par la plus grande partie de ses habitants, mais où un café est resté ouvert sur une place où il y a une fontaine et un ormeau, ainsi que l'école et la mairie, en un seul bâtiment pour les deux. “Devant une porte vitrée, que voilait un rideau de perles de verre, on avait installé une table de bois et une chaise.” L’ombre d’une femme se dégage du rideau de perles. Il lui commande une anisette qu’il boit à la table sortie devant la porte, accompagnée d’une soucoupe d’olives, puis il entre pour déjeuner au frais, dans la pénombre de la salle à manger, puis il loue une chambre, l’unique offerte aux voyageurs, où il logera pendant dix jours avant de repartir comme il était venu, toujours à pied, mais cette fois dans la nuit.

Il y a, contenu dans le thème du voyage, celui du voyageur arrêté. Au cours de son voyage, le voyageur s'arrête (ou il est arrêté) dans un lieu qu’il découvre. Où il s’absentera pendant un temps plus ou moins long, et peut-être pour toujours, de sa vie ordinaire.

Ici, la vie est différente, et lui, par conséquent, ne sera plus tout à fait le même. Il sera un autre, ou du moins il aura accès à d’autres vérités, à un autre ordre des choses. À d’autres habitudes quotidiennes comme à d’autres fantasmagories. À d’autres histoires, à d'autres personnages, à d’autres mystères, qu’il pourra oublier par la suite, quand il sera revenu chez lui, qui s’effaceront de sa mémoire comme si tout ceci n’avait été qu’un rêve, ou qui au contraire continueront de le hanter, au point qu’il ne sera plus jamais le même qu’il était avant. 

L’aventure du voyage trouve, me semble-t-il, ses acmés paradoxaux dans ces moments d'arrêt, car c’est alors que le voyageur court le plus grand danger, qui n’est pas celui de périr dans une tempête, de se voir jeté à la mer par des pirates ou enfermé dans leur auge avec des cochons, mais celui plutôt de n'être plus lui-même. D’oublier tout à la fois le lieu d’où il vient et le but de son voyage, deux endroits qui pour Ulysse ne faisaient qu'un et qui s’appelaient Ithaque. Et dans ces lieux d'étape, il semble enfermé (retenu) comme par une fée dans une prison d’air.

Commentaires

  1. J’ai regardé hier sur Arte le beau portrait de Wim Wenders (Le mouvement perpétuel) réalisé par Marcel Wehn, où WW évoque toute sa carrière, dans ses hauts et ses bas, avec pour fil conducteur la question du choix: scénario ou pas scénario? Question d’autant plus passionnante qu’elle est celle sous laquelle se comprend (me semble-t-il) tout ce qu’il.y a de contemporain dans l’écriture d’aujourd'hui, qu’elle soit littéraire ou filmique.

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  2. Après un périple de cinq années, Perceval réalise avec horreur qu’il a négligé de prier Dieu et d’entrer dans les églises.

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