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Le bout du monde

Nous pique-niquons sur les galets de la plage, en bas du boulevard Gambetta, à la nuit tombée, parmi une foule d'autres familles, puis, quand il fait tout à fait nuit, le feu d’artifice est lancé et tout le monde se lève pour applaudir les gerbes de lumière qui remplissent le ciel de la Baie des Anges. C’est un 14 Juillet, la première année que nous sommes à Nice. Puis, quand le feu d’artifice s'éteint, nous quittons la plage pour remonter le boulevard Gambetta jusque chez nous. Je n’ai pas cinq ans, ils me tirent par la main et, au fur et à mesure que nous montons, l’éclairage public se fait plus rare et la nuit plus épaisse.

Nous habitons alors au 104 du boulevard Gambetta, à peine plus haut que la rue Trachel. Trois ou quatre ans plus tard, nous irons habiter cent mètres plus haut, sur le même boulevard, au sommet du grand immeuble qui domine l’enfilade de la rue Vernier où se font face l'école et l'église Saint-Étienne.

Ce récit est un récit de voyage, ou un récit géographique. J’essaie de situer les lieux.

Sur le boulevard Gambetta que nous remontons dans la nuit, l’ombre de ma silhouette entre celles de mes deux parents. La place Franklin marque une étape importante. Jusque là, l’éclairage public n’est pas tout à fait celui d’un centre-ville, mais presque, tandis qu'au-delà, il se fait plus rare, plus voyou, André Breton aurait dit “plus suspect”. Nous entrons dans les quartiers nord.

Tout ce qui peut se passer, la nuit, dans les quartiers nord. On parle de bandes rivales de jeunes voyous qui s’affrontent, ceux de la Mantega contre ceux du Righi, j'essaie d'imaginer mais personne de ma connaissance ne les a jamais vus.

Le boulevard Gambetta est un boulevard sans charme. Il est bordé, en ces années-là, de grands platanes mais il ne montre pas les beaux immeubles précédés de jardins qu’on voit sur le boulevard Victor Hugo qu’il coupe quand on revient de la plage. Il a marqué pendant longtemps une limite de la ville dans son extension vers l’ouest, à l’opposé de la colline du Château et de la place Masséna. En direction de l’aéroport où j’ai retrouvé Rudy.

Je suis reconnaissant à Patrick Modiano d’avoir situé la première scène des Dimanches d'août tout au bas du boulevard Gambetta. Rien de moins romantique en même temps que de plus exact quant au sentiment de la ville.

Puis, plus haut encore sur le boulevard Gambetta, il y a une limite marquée par le passage à niveau situé à l'angle du boulevard Joseph Garnier au-delà duquel, dans ces années-là, on entre dans la campagne.

Ma mère avait l'habitude de dire “Ce n’est pas le bout du monde”. Elle employait cette expression au sens géographique aussi bien qu’au sens figuré. Elle pouvait dire: “Ta professeure de violon est bien gentille, mais elle habite au bout du monde”, comme elle pouvait dire aussi: “Tu as cette leçon à apprendre? Eh bien, apprends-la, ce n’est pas le bout du monde!”

Nous habitions au bout du monde. Pas tout à fait au bout du monde mais pas très loin de la voie de chemin de fer d'intérêt local qui vous faisait passer du boulevard Gambetta au boulevard de Cessole, qui montait un cran plus raide vers les collines, où déjà il y avait des champs agricoles. Et quand Louise est morte, je suis allé habiter au bout du monde, même si le bout du monde n'était pas loin. En même temps que je suis retourné chez nous.

Mon père disait: “L’important, c’est d’avoir du travail et un toit sur la tête.”

Derrière la gare centrale de l’avenue Thiers, il y avait le faisceau de triage avec ses ateliers, et derrière encore la cité ouvrière des cheminots. C'était un terrain plat, au sol sablonneux, où s'élevaient deux ou trois grands immeubles à la façade lisse, où habitaient ensemble les employés de la SNCF avec leurs familles. Presque tous étaient communistes, membres du PCF, ou au moins syndiqués à la CGT. Je me suis fait, en classe de maternelle, un camarade qui s’appelait Frédi, et ses parents, qui habitaient dans la cité, ont été les premiers niçois à nous accueillir chez eux.

Dans l’appartement des parents de Frédi, une pièce était réservée à une maquette de chemin de fer, avec ses locomotives, ses wagons de voyageurs et ses wagons de marchandises, ses ponts, ses tunnels, ses rivières, ses petites maisons de garde-barrière, ses vaches, ses montagnes et leurs arbres. Le père de Frédi faisait rouler les trains pour nous en actionnant des manettes. Il pouvait parler longuement, avec beaucoup de détails techniques, de locomotives fabriquées en France qui ne roulaient plus qu'au Canada, en Suisse ou dans les montagnes du Pakistan.

Sur l’esplanade de la cité, un terrain de boules était délimité par des murets en planches. En l’absence des aînés, nous pouvions y jouer au ballon. De gros lézards verts apparaissaient entre les planches, aux heures de grand soleil. Frédi les attrapait par la queue qui se détachait entre ses doigts. Leurs gueules étaient terribles mais leurs ventres étaient doux. Je n’osais pas y toucher.

Dans cette cité, il n’a jamais été question de trafics ni de violences d’aucune sorte. S’il arrivait à l’un des habitants d'oublier, sur les planches du terrain de pétanque, son portefeuille qu’il avait sorti de sa poche à un moment décisif de la partie, il pouvait être certain qu'on le lui rapporterait, pour le cas improbable où il ferait de l’orage et que la pluie le mouille.

Aujourd'hui, la cité des cheminots n'existe plus. Mais, à l’époque, on pouvait l’apercevoir toute proche depuis le seuil du bar-tabac Le Dabray où j’ai trouvé refuge.

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