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INTÉRIEUR NUIT

Si j’en crois le calendrier, un peu plus d’un an à peine sépare le décès de Louise du moment où je suis venu m’installer rue des Boers, dans le studio que j’occupe à présent et où je profite d’une terrasse abritée. Et trois années encore séparent mon installation à cette nouvelle adresse du moment où j’ai rencontré Rudy, lors de son escale à Nice. Nous marchions, côte à côte, dans la nuit, en direction de l’aéroport, quand Rudy m’a posé une question toute simple et innocente à laquelle, sur le coup, je n’ai pas su répondre. Il a voulu savoir pourquoi j'étais allé me perdre dans un quartier si éloigné du centre-ville. Après son départ, j’y ai réfléchi et pour la première fois j’ai mesuré la place qu’occupe dans ma vie cette année de deuil où j’ai loué une chambre meublée à l’étage du bar-tabac Le Dabray, année durant laquelle j’ai navigué entre le rêve et la réalité, les vivants et les morts.

Aujourd'hui, j’ai rejoint la terre ferme, je ne suis plus l’ombre, l'âme errante que j'étais alors, mais il m’arrive de me souvenir des êtres que j’ai croisés durant ce voyage intérieur. Ce sont des souvenirs épars, interlopes, qui portent parfois sur un détail, une scène entrevue, et où il arrive que les personnages se confondent. Ainsi, ce geste que faisait Hermione, à moins que ce ne fût Nina, à moins que ce ne fût Louise quand, Arsène s'étant levé pour préparer du café, elle se redressait dans le lit, les jambes croisées, en position assise et qu’avec une barrette en écaille pincée entre ses lèvres, elle portait ses deux mains à l'arrière de la tête pour attacher ses cheveux. Les deux amants étaient convenus de se séparer à la tombée de la nuit, et la nuit était tombée si vite derrière la fenêtre qui donnait sur une cour. Quelles voix avaient-ils entendu monter de cette cour quand ils étaient ensemble? D’où je suis, d’où je les vois à présent, je voudrais que Dieu les protège de tout ce qu’ils ont à attendre et craindre de la vie. La cuisine se trouvait éclairée dans un coin de la chambre. Arsène préparait du café sur le réchaud à gaz, elle le voyait de dos, et, dans la demi-obscurité, le parfum brûlant du breuvage qui filtrait, ainsi que la longue chevelure noire de Louise qu’elle tordait à l’arrière de sa tête, contrastaient avec la pâleur de leurs corps et la blancheur des draps.


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