La première fois que je me suis approché de leur table, que j’ai tiré une chaise et que je me suis assis avec eux, Julien Morelli n’a pas fait l'étonné. Il a dit:
— Vous avez mis le temps!
Il était comme le roi d’un très petit royaume, qui accueille un voyageur à sa cour, en présence de ses barons réunis. Ensemble ils considèrent celui qui se présente et le jugent à sa mine. Je n’ai pas répondu. Il a dit:
— Inutile de demander qui vous envoie! Comment se porte l’inspecteur Auden? Je vois qu’il se fait toujours du souci pour nous.
Depuis que l'inspecteur Auden m’avait lancé dans l’aventure, que j’avais commencé de fréquenter L'Agadir, que je les avais observés depuis le comptoir où je restais accoudé, que nos regards s'étaient croisés à travers les volutes de fumée, parmi ceux qui buvaient du café et qui jouaient aux dominos, chaudement couverts parce que le poêle était poussif et que dehors il faisait froid, j’avais essayé plus d’une fois d’imaginer à quoi ressemblerait ce premier échange. Je savais qu’il me faudrait peser mes mots, user de stratagèmes, de ruse et de beaucoup de prudence pour ne pas leur déplaire et éviter qu’ils me chassent, et le tour que prenait la conversation était celui que j’avais prévu, tellement conforme à mon attente que j’ai eu un sentiment de déjà-vécu. On aurait cru que nous jouions une scène écrite d’avance.
Avec Morelli, ils devaient être six ou sept autour de la table, et tous me regardaient. J’ai dit:
— Je crois comprendre que l’inspecteur Auden veut éviter un drame en même temps qu’il répugne à l'idée de vous prendre pour cibles, si vous deviez tenter de commettre un attentat. C’est une intention qui me paraît louable. Je n’appartiens pas à son service, ni à aucun autre service, je m'intéresse au cinéma, et comme vous ne vous cachez pas, que vous avez vos habitudes ici, je me présente en voisin. Je m’appelle Paul Leiris. Je n’ai aucun titre à vous donner des conseils, mais je me souviens d’avoir étudié la philosophie quand j’avais votre âge, et probablement aussi les mêmes auteurs que vous.
Une jeune femme a souri. Elle était assise à côté de Morelli. Ce n'était pas Nina. Ce n'était pas la première fois que je la voyais ici. Il était facile de deviner que sa place à la droite du jeune chef n’était pas choisie au hasard, mais qu’elle témoignait d’un statut important, celui d’éminence grise et sans doute aussi de partenaire attitrée. Elle était d’une grande beauté, la peau sombre, les yeux verts. Son rang joint à une intelligence vive l’inclinait à me regarder comme un extraterrestre, ou comme un vieux pèlerin qui a perdu sa route loin du pays natal. Elle a dit:
— Devons-nous comprendre qu’il vous reste quelque chose de ce que vous avez appris alors, monsieur Leiris? Je pense, par exemple, à la lecture de Frantz Fanon.
— Disons que le cinéma ne m’a pas beaucoup éloigné des philosophes dont il paraît que vous faites grand cas. Je suis un spécialiste de Jean-Luc Godard.
Le nom du réalisateur a eu l’effet attendu. C'était ma carte maîtresse et je la risquais au bon moment. La même a répondu:
— Nous ne sommes plus au temps du Petit Livre rouge, aucune d’entre nous n’a la prétention de ressembler à Anna Karina ou à Juliet Berto, mais Godard aurait pu faire un film sur les activités de notre groupe. Dommage que vous ne soyez pas Jean-Luc Godard, à moins que peut-être vous puissiez le remplacer!
Elle m'ouvrait un passage. Je m’y suis glissé de façon discrète. J’ai dit que je ne savais à peu près rien de leurs activités et c’est Morelli qui m’a répondu. Il a dit:
— Nous nous mettons au service de ceux qui ont quitté leur pays. Qui l’ont fait par force, par désespoir, vous ne l'ignorez pas, et qui seront nombreux à le faire encore dans les années à venir, à cause du réchauffement climatique et pour d’autres raisons. Beaucoup d’associations s’emploient à les accueillir mais elles exercent leurs activités dans un cadre réglementaire très étroit. Disons que, quant à nous, nous œuvrons dans les marges. Il ne me coûte rien de vous le dire puisque Auden le sait et, comme vous le voyez, il ne s’y oppose pas.
— J’imagine que vous remplissez des dossiers de demandes d’asile.
— Nous pouvons y aider. Mais nous travaillons surtout à offrir à ces gens un lieu où habiter. Il faut bien qu’il existe une alternative, d’un côté aux mesures d’expulsion, de l’autre aux marchands de sommeil. Vous ne trouvez pas?
— Vous voulez dire que vous leur procurez un logement?
— Dans cette ville et autour, il existe beaucoup d’endroits inhabités. De vieux immeubles en attente d'être détruits, des soupentes, des garages, des ateliers, des baraques de jardin. Il suffit de savoir où ils sont et d’en chasser les rats. Parfois d'en repeindre les murs et de les équiper de deux ou trois matelas et d’un réchaud à gaz.
— N’est-ce pas ce qu’on appelle des squats?
— Pour ne rien oublier, il nous arrive même de leur trouver du travail. Il faut bien qu’il y ait des bras et des mains pour faire la plonge dans les cuisines des restaurants, ou pour travailler sur les chantiers, quand personne d’autre ne veut le faire, parce que l'été est trop chaud, que l’air vous manque, que personne n’y résiste. Y aviez-vous songé?
Je n’ai pas répondu, je ne voulais pas oublier la question de la jeune femme qui continuait de me regarder en souriant d'un air un peu moqueur en même temps qu'attendri. Je me suis tourné vers elle pour lui dire que je n’avais jamais tenu une caméra, mais que je savais les noms de deux ou trois jeunes réalisateurs qui pourraient être intéressés par un projet de ce genre. Qu’il suffirait de leur proposer un dossier avec des chiffres, des arguments et beaucoup de photos. S’ils me faisaient confiance, je ferais de mon
mieux.
La jeune femme a acquiescé d’un lent mouvement de tête en direction de Morelli qu’elle prenait à témoin. Elle s’appelait Hermione, et, ce soir-là, il a été convenu qu’elle me servirait de guide.
Commentaires
Enregistrer un commentaire