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Le voyageur arrêté

D’abord, ses marches dans la campagne, que d’autres appelleraient des promenades ou des randonnées, il les appelle des voyages. Dès la première phrase, il dit: “Voyager à pied m’a toujours ravi”. Ensuite, ses excursions (comme on peut dire aussi) sont toujours un peu hasardeuses. Il ne suit pas un itinéraire prévu sur la carte, il va où les sentiers le poussent, à l’instinct, dans une région qui lui est pour autant familière, pas très loin de chez lui, quelque part en Provence, mais où il lui reste néanmoins des lieux à découvrir. Chaque fois qu’il part marcher ainsi, il s’attend à découvrir un endroit nouveau où il pourra se reposer, se restaurer et peut-être, pourquoi pas, passer une nuit ou deux.

On comprend d'entrée de jeu qu’il s’agit de promenades solitaires. Et l’autre point essentiel est contenu dans le projet de découvrir, au bout du voyage pédestre, un endroit qu’il ne connaît pas et où il pourra rester. La solitude et l’idée de hasard complètent le désir de s’installer, pour un temps au moins, dans un lieu de rencontre, et en eux réside, me semble-t-il, la clé de l’aventure.

Le roman que j’évoque est celui d’Henri Bosco, Un rameau de la nuit, paru en 1950. Le narrateur marche dans les collines, un matin de juillet. Un lundi, qui était aussi le jour de la sainte Anne, soit le 26 du mois. Un sentier le porte et bientôt il découvre un village abandonné par la plus grande partie de ses habitants, presque désert, mais où un café est resté ouvert sur une place où il y a une fontaine et un ormeau, ainsi que l'école et la mairie, en un seul bâtiment pour les deux. “Devant une porte vitrée, que voilait un rideau de perles de verre, on avait installé une table de bois et une chaise.” L’ombre d’une femme se dégage du rideau de perles. Il lui commande une anisette qu’il boit à la table sortie devant la porte, accompagnée d’une soucoupe d’olives, puis il entre pour déjeuner au frais, dans la pénombre de la salle à manger, puis il loue une chambre, l’unique offerte aux voyageurs, où il logera pendant dix jours avant de repartir comme il était venu, à pied, mais cette fois dans la nuit.

Il y a, contenu dans le thème du voyage, celui du voyageur arrêté. Au cours de son voyage, le voyageur s'arrête (ou il est arrêté) dans un lieu qu’il découvre. Où il s’absentera pendant un temps plus ou moins long, et peut-être pour toujours, de sa vie ordinaire.

Ici, la vie est différente, et lui, par conséquent, ne sera plus tout à fait le même. Il sera un autre. Ou, du moins, il aura accès à d’autres vérités, à un autre ordre des choses. À d’autres habitudes quotidiennes comme à d’autres fantasmagories. À d’autres histoires, à d’autres mystères, qu’il pourra oublier, par la suite, quand il sera revenu chez lui, ou qui continueront de le hanter, au point qu’il ne sera plus jamais le même qu’il était avant.

L’aventure du voyage trouve ses acmés paradoxaux dans ces moments d'arrêt où le cours du voyage est suspendu. Car c’est alors que le voyageur court le plus grand danger, qui n’est pas celui de périr dans une tempête, de se voir jeté à la mer par des pirates ou enfermé dans leur auge avec des cochons, mais celui plutôt de n'être plus lui-même. D’oublier tout à la fois le lieu d’où il vient et le but prévu de son voyage, deux endroits qui pour Ulysse ne faisaient qu'un et qui s’appelaient Ithaque.

Et dans ces lieux d'étape où il semble enfermé comme par une fée dans une prison d’air, le voyageur peut connaître les plus grandes souffrances mais aussi les plus douces délices.

Ce mythème m’occupe depuis toujours. Sans doute parce que je vis loin du lieu où je suis né et d’où les miens ont été chassés sans espoir de retour. Et aussi parce qu’il est au cœur de tous les romans d’aventure, dans les livres et au cinéma. Nous sommes partis, notre naissance fut un exil, et nous savons que nous repartirons un jour pour ne pas revenir. Et parce que ce lieu proche ou lointain qui nous appelle est, pour nous, tout à la fois l’objet d’une crainte et celui d’un désir.

Au début de L’enfant et la rivière (1945), c’est l’enfant qui raconte et Henri Bosco lui fait dire: 
“Mon père m’avait averti:
— Amuse-toi, va où tu veux. Ce n’est pas la place qui te manque. Mais je te défends de courir du côté de la rivière.
Et ma mère avait ajouté:
— À la rivière, mon enfant, il y a des trous morts où l’on se noie, des serpents parmi les roseaux et des Bohémiens sur les rives."
À quoi il ajoute: "Il n’en fallait pas plus pour me faire rêver de la rivière, nuit et jour. Quand j’y pensais, la peur me soufflait dans le dos, mais j’avais un désir violent de la connaître.”

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