Daniel connaissait cette habitude de la pêche qu’avait le grand-père de Karim. Il pêchait derrière le môle. Il l’avait toujours fait, mais depuis un an qu’il était à la retraite, il le faisait plus souvent. Il prenait sa canne à pêche et il partait. Le plus souvent le matin, mais parfois aussi le soir, quand la journée avait été brûlante de soleil et que, la nuit venue, on craignait de ne pas pouvoir dormir, et que sur les quais planait une brume plus douce. Et il arrivait que grand-mère Leila demande à Karim d’aller chercher grand-père Bilal là où il était pour le ramener à la maison. Elle disait:
— Dis-lui que le repas est prêt, que je l’attends.
Ou:
— Dis-lui qu’il est tard, qu’il est temps de dormir. Ramène-le!
Et Karim allait chercher grand-père Bilal là où il savait le trouver, assis sur les rochers, derrière le môle, et tandis qu’ils revenaient, marchant tous deux jusqu’au boulevard Stalingrad, ils pouvaient parler un peu, fumer des cigarettes et se raconter des choses à demi-voix, sans que grand-mère Leila les voie ni les entende.
Grand-père Bilal marchait en se dandinant. Grand-mère Leila disait à Karim:
— Regarde comment il se dandine, ce fanfaron!
Grand-père Bilal disait qu’il marchait ainsi parce qu’il avait mal aux pieds, il ne pouvait plus porter aux pieds que des pantoufles, mais grand-mère Leila disait que ce n'était pas vrai, qu’il avait toujours marché ainsi depuis qu’il était jeune, qu’il l’avait toujours fait pour montrer ses épaules larges, son dos musclé. Pour faire le fanfaron.
Grand-père Bilal était marbrier. À un moment de sa vie, il avait travaillé à Massa Carrara. Officiellement, c'était parce qu’il avait trouvé, dans les carrières de là-bas, un travail mieux payé, mais grand-mère Leila racontait aussi, quand il n’était pas là pour l’entendre, qu’il avait fait “une bêtise”.
Un client était venu le chercher dans son atelier, il lui avait mal parlé. Personne ne savait au juste ce qu’il lui avait dit, une insulte brève, cinglante, infamante en italien, que Bilal n’avait jamais voulu répéter mais qui avait fait qu’il avait marché sur lui, la tête baissée, et qu’il lui avait donné un coup de tête dans le thorax, assez puissant et lourd pour que l’autre parte en arrière et qu’ayant heurté un établi, il se fasse mal au dos. Et, quand la police avait voulu l’interroger, Bilal était parti.
Peut-être avait-il aussi autre chose à cacher qui faisait qu’il ne voulait pas parler à la police, quelque chose qui avait trait à la guerre où Bilal avait été enrôlé dans les troupes italiennes, parce qu’il avait vécu sa jeunesse en Italie après avoir quitté l’Algérie, on ne sait pas trop pourquoi ni comment.
Le fait est qu’il était parti, qu’il était resté à Massa Carrara pendant quatre années sans revenir autrement qu’ici et là, pour deux ou trois nuits, en se cachant. Il embrassait sa femme et leur fille, Inès, qui devait devenir la mère de Karim, les deux mêmes étant restées à habiter dans la même petit appartement du boulevard Stalingrad, dans un immeuble ancien et haut qui était l’antithèse (ou l’envers) des villas et des résidences luxueuses qu’on voyait s’aligner sur le boulevard Franck Pilatte, et puis il repartait, ni vu ni connu, à Massa Carrara, et le fait aussi qu’il avait toujours trouvé moyen de leur envoyer son salaire, semaine après semaine, pour qu’elles vivent, pour que la petite continue d’aller à l'école puis au collège, sans qu’il leur manque rien.
Et grand-mère Leila racontait cette histoire à leur petit-fils Karim toujours en souriant un peu, d’un air malicieux, ce qui signifiait bien sûr qu’elle était fière de son mari. Car si on ne savait pas au juste ce que le client lui avait dit, Leila ne doutait pas que l’insulte qu’il avait entendue la concernait ou concernait leur fille, ou peut-être les deux, sinon pourquoi aurait-il réagi ainsi, un homme le plus doux et le plus tranquille du monde?
Il fallait que le mot de puttana soit sorti de la bouche perfide du client, un demi-italien, un entrepreneur véreux. Voilà l’histoire. On était pauvre mais on avait son honneur. Bilal avait posé ses outils, il aurait pu lui éclater la tête, mais il n’avait pas hésité un instant. Et même encore, maintenant qu’il était vieux, quand elle se moquait de lui parce qu’il marchait en se dandinant comme un fanfaron, Leila ne le faisait pas sans sourire, avec une grande fierté et une grande joie sur le visage.
Elle n'était pas Marlène Dietrich et Bilal n'était pas Jean Gabin, même s'il marchait comme lui, mais il était son homme.
Et voilà qu’un soir d’automne, comme il était allé pêcher sur les rochers, derrière le môle, il n'était pas revenu. On le lui avait enlevé. On le lui avait assassiné, sans doute, tout vieillard qu’il était. Et sa vie, à elle aussi, s'était arrêtée dans la nuit qui avait suivi, où elle l’avait attendu, où Karim avait couru partout sans le trouver, jusqu'au matin. Voilà l’histoire.
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