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Un regard de reptile

Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé:
— Vous avez lu André Breton?
Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?”
J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes petits personnages venus d’ailleurs, ces doux adolescents, “me dessillent les yeux”.

Karim a dit à Daniel:
— Et où étais-tu quand tu as cru le reconnaître? Sur la terrasse de la Shounga? (Le ton était moqueur.)
— Non, c'était la nuit, j'étais à la Barque rouge, a répondu Daniel.
— Tu étais avec Georges?
— Non, j'étais seul.
— Et cela t’arrive souvent d’aller à la Barque rouge, quand tu es seul?
— Non, c'était la première fois.
— Tu profites que ta fiancée s’absente. Tu aurais pu me le dire, je serais venu avec toi.
— C’était un soir, je ne l’avais pas prévu.
— Et donc, tu l’as vu?
— Tout le monde était sorti en attendant le tour de la chanteuse. Avant, il y avait eu un petit jeune homme qui faisait le magicien. Nous fumions des cigarettes, nos bières à la main. Je ne connaissais personne. Et au milieu des autres, son regard a rencontré le mien.
— Et tu as eu peur?
— Son regard m’a glacé. Celui d’un reptile. En un instant, je l’ai vu écarter ceux qui l’entouraient pour s’approcher de moi. Il a renversé le verre de bière que tenait un buveur, et celui-ci a protesté, il a fait mine de l'arrêter mais l’homme l’a repoussé, sans même se retourner, et il a continué de se frayer un chemin dans ma direction. Ou peut-être que non, il n’avait pas bougé de place. Au contraire, il s'était laissé engloutir par les épaules et les visages qui se multipliaient. Par les rires et les paroles échangées autour de lui. Il avait disparu. Mais je n’ai pas supporté l'idée qu’il puisse de nouveau m’apparaître, quand j’en serais à regarder la chanteuse en me tenant au plus près de la scène, comme je l’avais vue quand Georges m’avait emmené ici pour la première fois. Je me souvenais de sa chanson. De sa robe rouge. De la lumière du projecteur. À chaque note, nous avions peur qu’elle s'écroule, qu’elle se laisse glisser sur le sol, tant elle semblait fragile. Sa robe aurait fait une tâche de sang sur le tapis de scène. Ma chemise était trempée de sueur. J’aurais pu me mettre à courir, j’ai réussi à ne pas le faire, mais je me suis éloigné du groupe. J’ai allongé le pas sans m’arrêter jusqu’à la place Garibaldi. 
— Alors, tu as raison. Tu l'as vu comme moi!

Dans Ceux d'ailleurs (travail en cours)

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