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Daniel à son tour

Il y a quelques années encore, il m’arrivait de sortir le soir. Je travaillais beaucoup. Parfois, pour écrire une histoire de dix pages (deux-mille cinq cents mots), il me fallait trois heures d’une seule après-midi. J’en avais eu l'idée le matin, en me promenant dans les rues. J’avais commencé dans ma tête à composer des phrases. Je tenais la première, qui est la plus importante. Puis, j'étais rentré chez moi, je m’étais mis au travail et, trois heures plus tard, j'écrivais le dernier mot. C'était bouclé. Bien sûr, cette histoire, je la gardais encore quelques jours sous la main, question de pouvoir y apporter de minimes corrections, un mot à changer, une virgule à déplacer, mais je vivais tranquille, sachant que j’aurais pu l'envoyer aussitôt au responsable des pages littéraires de L'autre journal ou du New Yorker, qui l'aurait acceptée et qui m’aurait payé. D’autres fois, il me fallait des semaines. Bon, et il faut comprendre que, tout au long de ces semaines où je me torturais les méninges, où je m’arrachais les yeux, je n'étais pas certain que cette histoire fût possible. Tant qu’on n’a pas fini d'écrire une histoire, on ne peut pas savoir si on a une chance d’en venir à bout, ou si au contraire il faudra y renoncer, remiser le texte dans un tiroir, l’oublier pour passer à autre chose. Tenter sa chance ailleurs, en reprenant parfois un très ancien projet. Et dans tous les cas, après des journées de ce genre, on a besoin de sortir. Il faut la nuit et un minimum d’alcool pour se changer les idées.
La passion de la nuit me vient de ma jeunesse. Sans doute est-elle associée à une idée de musique et de fête. Mais bizarrement, les moments les plus intenses que je me souviens avoir vécus sont ceux où je quittais la fête, et où je m’en allais tout seul dans les rues.
Je garde un souvenir charmant des jeunes filles avec qui j’ai dansé quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans, qui est l'âge aujourd'hui de Daniel et Karim, mais un souvenir plus troublant encore des moments où, au milieu de la fête, je les ai quittées pour respirer sans elles un parfum d’aventure.

Il arrive un jour où Daniel dit à Karim: 
— Je crois que je l’ai vu.
— De qui parles-tu?
— Je parle de ton type, de celui que tu as vu. L’inconnu du môle.
— Où étais-tu? Et comment sais-tu que c’était lui?
La description que Karim a donnée à Daniel de l’inconnu du môle est imprécise. Il a conscience de ne l’avoir pas vu mais plutôt d'avoir été foudroyé par son image, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il sait que l’homme était de taille moyenne, âgé d’une cinquantaine d’années et que son visage était glabre, mais il serait incapable d’en dire davantage. Les yeux clairs et le visage glabre. Et un sourire mince, étiré, presque sans lèvres. Les mains dans les poches de son blouson et le regard fixe. Et comment, à partir de ces bribes, Daniel a-t-il pu le reconnaître? Et pourtant il en est sûr, il n’en démord pas. Il sait que c'était lui.
On rencontre de tels personnages, la nuit, dans les rues de la ville, ils marchent seuls et quand on est jeune, on apprend à s’en méfier. Quand tu les vois arriver à ta rencontre, tu préfères traverser la rue, t’éloigner aussi vite que possible, sans te mettre pour autant à courir. Mais parfois, les rues sont si étroites!
Le plus souvent, ils ne vont pas t'agresser, ils ne vont pas te sauter dessus et te piétiner. Ils vont garder les mains enfoncées dans les poches de leur blouson, ou alors il s’agit d’une de ces vestes américaines à gros carreaux comme celle que porte le personnage du “cow-boy” dans Mulholland Drive. Ils se contenteront de sourire et de fixer sur toi leurs petits yeux pointus. Mais quand tu passes près d’eux, que tu les frôles, leur seule présence te tétanise. Tu sens glisser sur toi le linceul froid de la mort. Tu sais que tu as vu la figure du diable, et qu'elle ne sortira plus de ta tête, qu'elle continuera de t'apparaitre à l'improviste, la nuit, dans tes cauchemars, et même dans la lumière des salons, au milieu des autres qui dansent sur la musique.


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