Le commissaire Langlois sonnait au parlophone, le soir, comme après son travail, dans le moment où Karim était présent auprès de sa grand-mère. On était content de sa visite. On attendait chaque fois une nouvelle importante. Hélas, d'entrée de jeu, il annonçait:
— Non, non, je regrette. Rien de précis encore, aucune piste sérieuse. Mais nous y travaillons.
Leila lui proposait de s’asseoir et il s’asseyait. Il ôtait son imperméable quand c'était l’hiver. Elle ouvrait pour lui une boîte de biscuits sablés au saindoux saupoudrés de cannelle. Il acceptait de se servir mais il était venu, une fois encore, pour qu’on lui parle de la victime, pour qu’on évoque son passé. Les motifs d’un assassinat peuvent remonter très loin dans le passé des protagonistes et, comme le commissaire avait des manières affables, qu’il ne la brusquait pas, qu’il paraissait toujours quelque peu distrait, qu’il ne prenait pas de notes, ou alors un mot attrapé ici ou là qu’il griffonnait dans un petit calepin à couverture orange de la marque Rhodia, Leila n’avait pas tardé à faire mention du coup de tête dans le thorax avec lequel Bilal avait terrassé le client qui l’insultait, à la suite de quoi Bilal s'était enfui.
Bilal n’avait jamais dit à sa femme le nom de son adversaire, pas plus qu’il n’avait dit en quoi consistait l’insulte qu'il avait entendue. Mais l’atelier de marbrerie où avait eu lieu la scène était le même que celui où Bilal, après quatre ans d’exil, avait retrouvé sa place, et où il avait continué de travailler jusqu'au moment de la retraite. Et, après la révélation de Leila, le commissaire Langlois n’avait pas manqué de s’y rendre et de poser des questions.
L’atelier se trouvait rue Papon, à deux pas de la place du Pin qui était devenue, dans les dernières années, un endroit à la mode, avec une vie nocturne des plus animées. L’actuel patron, un certain Joël Isnard, était le fils de celui de l'époque. Il connaissait Bilal depuis toujours. Il avait appris la nouvelle de sa mort. Il ne pouvait pas croire qu’il avait été assassiné. Quand Langlois a évoqué la fameuse histoire du “coup de boule”, digne d'un champion de football, il a répondu que oui, bien sûr, il s’en souvenait, il en avait beaucoup entendu parler à la maison.
— Mon père avait toute confiance en lui. Bilal était son meilleur ouvrier. Pas une seconde, il n’a douté de sa parole. Mais Bilal s’est enfui alors que l’autre, huit jours plus tard, avait retiré sa plainte. Bilal devait avoir ses raisons. L’autre aussi, je veux dire, de retirer sa plainte.
Mais Isnard, le père, avait continué de parler avec la femme du fugitif, dont il avait deviné qu’il restait en contact avec elle, son fils pensait même qu'il lui donnait un peu d’argent, et Bilal savait qu’il pourrait revenir quand il voudrait. Qu’on lui gardait sa place.
Langlois n’avait eu aucun mal à retrouver la trace de l’adversaire. Il s’appelait Mancini, Moretti, ou peut-être Rizzo. Je ne m’en souviens plus très bien, et l’ai-je jamais su? Il s'était retiré à Palma de Majorque depuis plusieurs années, il était aussi vieux que Bilal et on ne voyait pas qu’il eût quitté l'île à la date indiquée. Décidément, cette piste devait être écartée.
— Et est-ce que tu lui as parlé de l'inconnu du môle? interrogeait Daniel.
Mais non, Karim n’avait pas osé, cette fois encore. Il ne l'avait vu que deux ou trois fois peut-être, il ne le connaissait pas, un individu parmi les autres qui fréquentaient la terrasse de la Shounga et qu'on apercevait, debout, à l'entrée du môle, à l’heure du soir où, sur les rochers en contrebas, commençait le ballet des rencontres furtives, que son grand-père, Bilal, ne semblait pas remarquer, que Karim s'était toujours abstenu d’évoquer avec lui. Et qu’est-ce qu’il lui avait fait penser que ce personnage pouvait être l'assassin de son grand-père? Il n’y avait aucune raison à cela. Il ne s’agissait que d’un simple fantasme, comme un étourdissement. Une hallucination. Et d'ailleurs, depuis que le drame s'était produit, il ne l’avait pas revu.
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