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Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je connaissais si bien, qui paraissait si douce, n’ait pas eu la garde de cet enfant quand elle avait divorcé de ce premier mari? Quelle faute avait-elle pu commettre? Et ensuite, échangeait-elle des lettres avec ce pauvre enfant? Ou n’étaient-ce pas plutôt mes grands-parents qui avaient gardé le lien?

Oh, where have you been, my blue-eyed son?
And where have you been, my darling young one?

Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois, entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui parlent à voix basse, qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Joseph n’était pas le tireur mais il était armé. Et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, encore que notre grand-père soit mort, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent, rien que pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage.

And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?

Chaque matin, il descend à pied de Gorbella jusqu’à la plage. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il remonte lentement, toujours à pied, par les mêmes boulevards, jusqu’au nord de la ville où il retrouve notre grand-mère. Et tout le reste de la journée, il reste à relire ses romans policiers, qui n’ont pas quitté les étagères de sa chambre, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, et le soir il dîne avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade. Et peut-être un camembert ou une pointe de brie. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises qu’avait fumées notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans qu’elle soit éteinte.

And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall

Combien de semaines, combien de mois, Joseph est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction? 

Commentaires

  1. Louise Bourgeois dit quelque part (je ne sais pas où, je l’ai pris sur le Net): “On ne peut pas arrêter le présent. Il faut simplement abandonner chaque jour son passé. Et l’accepter. Si on ne peut pas l’accepter, alors il faut faire de la sculpture! Vous voyez, il faut faire quelques chose. Si ce dont on a besoin, c’est un refus d’abandonner le passé, alors il vous faut le recréer. C’est ce que j’ai fait.”

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