dimanche 29 décembre 2024
Le marcheur
Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.
samedi 28 décembre 2024
Le Boléro
Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!"
Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes.
Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m'empêcher de dire:
"Pardon, Mademoiselle, mais vous voyez, au dernier étage de ce grand magasin, il y a une pâtisserie, dans un décor charmant. Peut-être voudrez-vous y prendre un café, le temps de vous remettre?"
Elle a tourné les yeux vers le bâtiment de La Riviera dont les vitres scintillaient au soleil, et elle a dit: "Une pâtisserie? Quelle heure est-il au juste?
— Bientôt une heure, et je suis sûr que vous n'avez pas déjeuné. Vous pourriez y manger quelque chose.
— Non, je n'ai pas déjeuné. Nous n'avions pas le temps. Il fallait qu'elles partent, et moi, j'aurais dû partir avec elles. Mais c'était impossible. Je me suis aperçu ce matin que c'était impossible, vraiment!"
Alors, je lui ai pris le bras. J'ai pris le bras de Catherine Deneuve et nous avons traversé l'avenue de la Victoire pour entrer à La Riviera et, au fond du hall qui était sombre, nous avons emprunté l'ascenseur où se tenait un groom en compagnie duquel nous sommes montés au quatrième étage.
Les baies vitrées étaient immenses, les fauteuils confortables. Elle a commandé d'abord une tarte au citron avec un café-crème, puis, comme elle avait encore faim et que l'endroit lui plaisait, elle a commandé une omelette au jambon. Elle m'a expliqué: "Françoise est attendue à Rome pour un tournage. J'aurais dû y assister avec maman, c'était prévu ainsi, mais ce matin, j'ai appris que j'y rencontrerais un monsieur en compagnie duquel je ne veux pas me trouver, à aucun prix. Vous comprenez?"
Il y avait encore des larmes dans ses yeux et ses lèvres tremblaient. J'ai dû hocher la tête. Oui, je comprenais. J'imaginais la chose. Puis, en finissant de manger son omelette, elle m'a demandé qui j'étais. Je lui ai dit mon nom, et j'ai ajouté que j'étais le secrétaire d'un écrivain.
"D'un écrivain?
— Oui, d'un auteur italien, très célèbre. Sans doute, connaissez-vous son nom. C'est Alberto Moravia."
Cette fois, elle ne pleurait plus. Bien sûr qu'elle connaissait son nom. Elle n'avait lu aucun livre de lui mais elle avait vu l'adaptation cinématographique du Mépris qu'avait donnée Jean-Luc Godard. Elle a dit: “Brigitte Bardot y est très belle. Les images sont très belles et la musique aussi. Il n'y a que Michel Piccoli que je n'ai pas trop aimé. Je crois qu'il me fait peur." Puis elle a ajouté: "Vous avez laissé monsieur Moravia en Italie?
— Non, non, nous sommes ici ensemble. Monsieur Moravia loue à l'année une villa au-dessus de Villefranche. Je vais l'y rejoindre tout à l'heure. Mais peut-être voudrez-vous le rencontrer. Je suis sûr qu'il serait ravi de vous connaître.
— Me connaître? Mais qu'est-ce que quelqu'un comme monsieur Moravia peut avoir affaire d'une personne comme moi?
— Il a vu vos films. Je suis sûr de l'avoir entendu au moins une fois prononcer votre nom. Et puis, pour tout vous dire, il est un peu malade. Rien de grave, il a pris froid, mais il passe ses journées sur notre terrasse, au soleil. Il s'entoure d'une couverture et il reste assis dans son fauteuil. Il s'y ennuie un peu, et comme j'ai beaucoup de travail, je ne peux pas lui faire la conversation. Vous me rendrez service!"
Ma voiture était tout près, et nous sommes partis ainsi pour Villefranche.
L'après-midi est passé très vite. J'avais une masse de courrier à traiter. Contrairement à mon habitude, j'avais emporté mes papiers sur la table du salon. Ainsi, je pouvais les surveiller. Je craignais, pour tout dire, que Moravia se montre un peu trop entreprenant avec Catherine. À cette époque, il était encore dans la vigueur de l'âge, et il arrivait qu'il risque des remarques qui faisaient rougir ses jolies visiteuses. Mais celle-ci, en plus d'être jolie, respirait l'intelligence et la gentillesse. Elle avait pris le contrôle de la conversation.
Je les voyais sur la terrasse, au bon soleil, derrière la vitre où leurs silhouettes se découpaient. Je n'entendais pas ce qu'ils pouvaient se dire, mais ils étaient ravis de se parler. De toute évidence, ils s'amusaient beaucoup.
Sonia ressortait, à intervalles réguliers, pour renouveler la carafe de citronnade fraîche, qu'elle avait pressée avec les citrons de notre jardin. Celui-ci déclinait en terrasses jusqu'à la petite route serpentine qui conduisait à la grille, et au-delà la vue s'ouvrait sur la mer. C'était encore dans les années où des navires de guerre de la marine américaine mouillaient dans la rade. On aurait pu se croire dans un film d'Alfred Hitchcock, Catherine Deneuve à la place de Grâce Kelly. Et moi, à la place de qui?
Puis, vers le soir, lorsque j'ai eu fini de traiter mon courrier, que j'ai eu débarrassé la table du salon, Catherine s'est levée de son fauteuil et elle m'a rejoint.
"Quel homme charmant! a-t-elle dit. Je vous remercie, François, d'avoir permis cette rencontre. Permettez-moi maintenant d'utiliser votre téléphone pour appeler un taxi.
— Un taxi?" Je lui ai répondu qu'il n'était pas question qu'elle appelle un taxi. Que je la raccompagnerais moi-même, comme nous étions venus. “À moins que vous acceptiez de vous attarder encore. Ce soir, sur la place du village, on nous promet un spectacle de danse, sur la musique du Boléro de Maurice Ravel."
Je lui ai montré notre chambre d'ami, où elle pourrait dormir, à la suite du spectacle. Nous avons appelé son hôtel pour qu'il nous fasse apporter le pyjama et la trousse de toilette dont elle aurait besoin. Nous avons prévenu Sonia que nous dînerions, à notre retour, d'une assiette de viande froide et d'une coupe de champagne, si elle pouvait nous arranger la chose. Et elle a répondu que oui, bien sûr, elle pouvait nous arranger cela. Je n'avais pas à m'inquiéter. Je trouverais de quoi composer ce repas, avec aussi des fraises, tout prêt dans la cuisine. Je n'aurais qu'à servir. Monsieur Moravia quant à lui dormirait alors, à moins qu'il n'écoute sur son poste de radio la retransmission d'une pièce de Shakespeare donnée par la BBC. Et, à la nuit tombée, nous sommes partis tous les deux à pied, sur la petite route serpentine, jusqu'à la place du village où une scène circulaire était dressée et où, déjà, les musiciens accordaient leurs instruments.
vendredi 27 décembre 2024
L'intrigue et les figures
- Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête.
- Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent.
- Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu'après-coup, de quoi se souvient-il le mieux, de l'une ou des autres?
- L'intrigue peut se résumer. Sur Wikipédia, on trouve de bons résumés des romans et des films. Ils sont bien commodes. Tandis que les figures pourraient s'inventorier. Mais un tel travail d'inventaire paraît difficile, et il y a de fortes chances qu'il ne soit jamais satisfaisant. Il me semble (mais je me trompe peut-être) qu'on peut se satisfaire du résumé d'un roman ou d'un film qu'on trouve sur Wikipédia, tandis qu'il serait difficile de se satisfaire d'un inventaire des figures, raison pour laquelle on n'en propose pas. Et, pour autant, il me semble qu'on se souvient mieux des figures que de l'intrigue. Que leur empreinte mémorielle est plus forte.
- Si l'on songe au tripode lacanien, il me semble que l'intrigue est du côté du symbolique, tandis que les figures sont du côté de l'imaginaire.
- De quoi sont faites les figures? Bien sûr, des personnages et des lieux. Mais aussi des thèmes qui relient les personnages et les lieux. Quand Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes, il veut nous parler de Sherlock et de Londres, du crime et de l'enquête. Il veut investiguer une fois encore ces figures, il veut approfondir leur investigation en détaillant autrement les habitudes du détective ainsi que les différents éléments emblématiques des décors londoniens. Parce que les figures se dédoublent à l'infini. Une fois, il sera question de l'exiguïté de l'appartement de Baker Street. Une autre fois, apparaîtront dans ce décor le violon, les piles de journaux, la fumée du tabac, une seringue. On n'en finit jamais. Chaque figure explose en une pluralité de particules dont vous ne vous approcherez pas, que vous ne saisirez pas, dont vous ne vous souviendrez pas sans que chacune explose à son tour, se dédouble encore.
- L'inventaire des figures d'une histoire pourrait prendre la forme d'une carte heuristique, ou d'une simple liste hiérarchique, à la construction de laquelle pourraient collaborer ses différents lecteurs. J'essaie d'en créer une à partir d'une nouvelle du canon Nice-Nord (ci-dessous).
- J'ai dit que Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes en partant des figures (des topoï) qu'il connaît déjà, qui sont communes à toutes ses histoires. Cela me paraît évident. Pour autant, il me paraît assez évident aussi que l'intrigue qu'il invente va faire surgir (susciter l'apparition) de nouvelles figures qu'il n'avait pas en tête, ou dont il ne savait pas qu'il les avait en tête. Et c'est précisément en cela que consiste le côté créatif de son travail. C'est pour cela qu'il écrit chaque fois une nouvelle histoire encore.
- J'ai dit que les figures sont celles des personnages et des lieux dans tout ce qui les compose, d'humain et de non-humain, jusqu'aux conditions climatiques. Je dois ajouter maintenant qu'une action (ou une situation) peut aussi tenir lieu de figure, mais qu'alors elle se détache de l'intrigue. Je me souviens que Jean Valjean saisit par son anse le seau d'eau que Cosette doit porter et qui est trop lourd pour une fillette de son âge, mais comment et pourquoi est-il arrivé là, c'est-à-dire quelle place cet épisode occupe dans l'intrigue, je n'en ai plus la moindre idée.
- L'intrigue est le fil d'un collier dont les figures sont les perles. Pendant le temps de la lecture, elles s'y tiennent en rang. Mais quand la lecture s'achève, le fil se coupe, le collier se défait et elles s'éparpillent pour former une nuée ou une constellation.
- Le narrateur
- Isabelle
- Andrès
- Mathématiques
- Espagne
- Antonin
- Piero della Francesca
- Italie
- Jeunesse
- Amour
- Mariage
- Vilnius (la ville)
- La Californie
(Une fois que j'ai composé cette liste, je me demande si l'inventaire des figures n'est pas plus efficace, en tout cas plus économique que le résumé de l'intrigue. Mais sans doute est-ce parce que Vilnius est une histoire très courte.)
Cette vidéo m'a été envoyée par MRG.
Je l'en remercie
jeudi 26 décembre 2024
Vilnius
Quand Isabelle est partie à Vilnius avec Andrès, j'ai pensé qu'elle reviendrait mariée. Andrès Baraja était plus vieux que nous. Il était doctorant en mathématiques. Il ne faisait pas partie de notre petite bande, je ne sais pas comment ils s'étaient rencontrés, mais il m'était arrivé de les apercevoir ensemble, deux ou trois fois, et aux airs qu'ils se donnaient, j'avais compris qu'Isabelle était perdue pour moi.
J'en avais ressenti du dépit, sans en être étonné. J'avais été ravi qu'elle accepte de flirter avec moi. Nous avions pris plaisir à échapper à la surveillance de nos camarades comme à celle de nos parents et de nos professeurs. Mais elle avait toujours refusé que je lui tienne la main en présence des autres, ni bien sûr que je l'embrasse, et elle prenait un malin plaisir à espacer nos rendez-vous.
Quand nous nous échappions, c'était presque toujours à l'improviste, parce que nous nous étions rencontrés dans un café ou à la sortie d'un cinéma. Parfois aussi, elle m'appelait chez mes parents. Ma mère avait décroché le téléphone, elle venait frapper à la porte de ma chambre, elle disait: “C'est Isabelle!" Et Isabelle disait, aussitôt qu'elle entendait ma voix: “Tu viens me chercher?"
J'aurais dû noter les dates de nos rencontres. Bien sûr, je ne l'ai pas fait, si bien que je ne saurais pas dire combien de fois, pendant nos années de lycée, je l'ai aidée à ôter ses vêtements, ce qui ne manquait pas de la faire rire, parce que son jean était toujours serré et que souvent aussi elle portait des bottes. Et voilà qu'à présent elle s'en allait dans une ville étrangère où Andrès avait obtenu un poste d'assistant à l'université.
Je ne m'attendais pas à recevoir de ses nouvelles, mais quelque temps après son départ elle m'a écrit. Et, à partir de ce moment, nous avons échangé des lettres.
D'abord, elle m'a parlé de la ville qui était belle, imposante par son histoire et par les monuments qui en témoignaient, et aussi de la langue qu'il lui fallait apprendre, qui était difficile. Il était peu question d'Andrès. Elle me disait seulement que son travail l'occupait beaucoup et qu'il avait de très jolies étudiantes, à peine plus jeunes que lui, ce qui ne semblait pas la rendre excessivement jalouse.
Puis, après la première année peut-être, elle m'a annoncé qu'elle entreprenait des études d'histoire de l'art. Elle semblait en être fière, ou du moins très contente. Et désormais, il s'est beaucoup agi d'un de ses professeur, qui était un spécialiste des peintres du Quattrocento, et plus particulièrement de Piero della Francesca.
De toute évidence, elle l'admirait et, sans doute parce qu'elle était assidue à ses cours, Piero della Francesca est devenu son peintre favori, dont elle n'a plus cessé dès lors de me vanter la rigueur hiératique. Elle me parlait de ses fresques. J'allais en chercher des reproductions dans les livres que je consultais à la bibliothèque Dubouchage, et je lui répondais en mettant à profit les textes que j'avais lus en annexes, où il était question aussi de Filippo Brunelleschi et de l'invention de la perspective.
Le professeur en question s'appelait Antonin. Il était français lui aussi. Manifestement, il leur arrivait d'aller boire des chocolats chauds après les cours. (À Vilnius, les hivers étaient longs, la neige commençait à tomber dès l'automne et elle couvrait la ville d'un lourd tapis jusqu'au printemps.) Étaient-ils seuls alors? J'essayais d'en savoir davantage sans autre résultat que d'aggraver mes doutes, au point que je suis devenu jaloux de lui, plus que ne l'avais jamais été d'Andrès Baraja.
Si mes calculs sont exacts, nos échanges épistolaires ont duré trois ans. Chaque été, je m'attendais à la revoir à Nice, ou aux fêtes de Noël, mais cela ne s'est jamais produit. Elle voyageait en Italie, d'autres fois en Espagne où Andrès avait de la famille, de mon côté, je voyageais aussi, je faisais des rencontres et j'essayais de ne plus penser à elle, jusqu'au jour où elle m'a annoncé qu'Andrès devait s'absenter de Vilnius pour une courte période, à quoi elle ajoutait: “Pourquoi ne viendrais-tu pas me retrouver? Tu achètes un billet d'avion. La ville est magnifique en cette saison. Je te servirai de guide."
Et donc j'ai pris l'avion. Elle est venue me chercher à l'aéroport, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et, en arrivant chez elle, dans l'appartement qui était en soupente d'un vieil immeuble, au cœur du quartier historique, devant une affiche de la Madonna del Parto qui était seule à occuper un mur blanchi à la chaux, et alors que des pigeons roucoulaient sur le rebord de la fenêtre, il n'a plus été question que je cherche une chambre d'hôtel.
Je suis resté trois jours à Vilnius. Nous étions en juin. Les jardins débordaient de fleurs. Le ciel était limpide. Ces trois jours ont été d'une transparence et d'une légèreté que seule la jeunesse peut offrir. Le dernier jour, Isabelle m'a annoncé qu'Andrès avait reçu la proposition de rejoindre un groupe de chercheurs en Californie, sur un site qui était en train de se construire, à Palo Alto. Ils partiraient dès l'été. Ils se marieraient là-bas.
Voir aussi L'intrigue et les figures
mercredi 25 décembre 2024
Noël
Chrétien que je suis, si j'en avais l'énergie, j'essaierais d'expliquer en quoi Noël me paraît plus important que Pâques. Quoi qu'on en dise. Tolstoï et Wittgenstein me serviraient de guides.
samedi 21 décembre 2024
Valeur des œuvres d'art
En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents:
- V1 - Valeur d'usage
- V2 - Valeur de témoignage
- V3 - Valeur de modèle
V1 - Valeur d'usage. Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique.
Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu'aux hasards de la vie. C'est la première approche, sauvage, instinctive, qui ne s'éduque pas, mais qui peut aussi bien se cultiver, s'aiguiser, s'approfondir tout au long de la vie.
V2 - Valeur de témoignage. Tout à l'inverse de la valeur d'usage, celle-ci concerne l'auteur. L'œuvre vaut, dans ce cas, en tant qu'elle témoigne de l'ascèse personnelle au prix de laquelle elle a pu voir le jour, en tant qu'elle atteste d'un destin hors-norme, qui fait de son auteur quelque chose comme un héros ou comme un saint.
Nathalie Heinich a montré comment Vincent Van Gogh a été célébré à la manière d'un saint laïque, dès après sa mort, par d'immenses foules venues du monde entier. Et en va-t-il autrement, d'une manière ou d'une autre, pour aucun autre artiste?
L'enseignement académique fait peu de cas de "la vie de l'auteur". On ne cesse de nous répéter qu'il ne faut pas confondre l'artiste et son œuvre. Mais, quand on découvre un artiste, ne commence-t-on pas par aller consulter sa fiche Wikipedia pour savoir qui il est, d'où il vient, qui furent ses maîtres? Et, en dehors de l'école, se prive-t-on de s'intéresser à l'artiste en même temps qu'à son œuvre?
V3 - Valeur de modèle. Celle-ci intéresse les autres artistes. Elle tient aux contenus thématiques ou aux procédés formels et techniques mis en œuvre par l'auteur, dont d'autres artistes pourront à la fois s'inspirer et s'autoriser dans leurs propres pratiques.
Parmi le public des théâtres, combien sont ceux qui pratiquent (ou qui ont pratiqué, ou qui pratiqueront un jour) le théâtre? Combien parmi ceux qui lisent de la poésie en écrivent-ils aussi?
Les meilleurs amateurs d'art sont les artistes eux-mêmes. Plutôt que de proposer toutes sortes d'interprétations savantes sur les œuvres, toutes aussi discutables les unes que les autres, et qui n'ont d'autre effet que d'en amortir l'impact émotionnel, encourageons les pratiques artistiques pour former à tout le moins des publics avertis.
Je rédige cette note après avoir visionné, sur Arte.tv, le documentaire en trois parties de Julian Jones consacré à William Shakespeare, et après avoir achevé la lecture du beau livre de Maïa Hruska intitulé Dix versions de Kafka.
mercredi 18 décembre 2024
Un rêve de Shakespeare
L'histoire était simple. Clara est à Saorge chez Vincent. C'est l'automne. Le village a retrouvé son calme après les grandes chaleurs et l'afflux de visiteurs qui se répètent chaque été. Vincent travaille à un nouveau roman, il est très occupé et pas d'humeur la plus joyeuse, cela ne se passe pas dans son histoire comme il voudrait. Clara évite de le déranger. Elle profite de sa chambre. Elle lit des romans, se promène, converse avec les habitants qui ont pris l'habitude de la voir, elle fait la cuisine, écoute de la musique, en particulier les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation qu'en donne Anner Bylsma, que lui a recommandée une amie, violoncelliste elle aussi, qui est allée vivre et travailler en Italie. Puis, un jour, Vincent lui annonce qu'un cinéma de Menton programme Mulholland Drive de David Lynch, un film qu'il a déjà vu mais qu'il voudrait revoir pour en reprendre quelque chose dans son roman. “Tu viendras avec moi?" Elle répond que oui, bien sûr. Et, ce soir-là, ils prennent la voiture de Vincent pour descendre à Menton.
Ils revoient le film dans une salle à peu près vide. Puis, dans la nuit, ils vont retrouver la voiture qu'ils ont laissée sur le front de mer, et ils remontent avec elle vers Saorge, en empruntant la route étroite et sinueuse de la vallée de la Roya par laquelle ils sont venus. Et c'est alors que l'accident se produit.
Une voiture en descend à pleine vitesse. Ils l'entendent venir de loin, dans les gorges obscures où les bruits du moteur et des pneus crissant sur le bitume résonnent à plusieurs kilomètres, puis elle les heurte. Elle ne ralentit pas. Elle s'encastre dans elle. Elle la plie en même temps qu'elle la fait basculer au milieu des rochers, tout près de l'eau du torrent. Le fracas est terrible.
Quand elle se réveille, Clara est dans un lit d'hôpital, ou plutôt de clinique. On lui dit qu'elle est restée dans le coma pendant plusieurs jours, des semaines peut-être. Tout de suite — ou peut-être pas tout de suite, mais après plusieurs jours encore —, elle se souvient de son ami. Elle demande: “Où est Vincent? Qu'est-il devenu? Je veux le voir!", à quoi on lui répond qu'hélas, il n'a pas survécu.
Elle s'est souvenu de son ami, tout de suite en se réveillant, elle ne se souvient pas de l'accident, encore moins du cinéma. On lui montre les tickets d'entrée qu'on a retrouvés dans une poche du garçon. En revanche, on ne retrouve pas la voiture qui les a emboutis, et qui pourtant ne doit pas être dans un bien meilleur état que la leur. On ne la retrouvera jamais.
Après son réveil, il y a une longue période durant laquelle on doit lui administrer des sédatifs, car elle dort la plupart du temps et elle rêve. Elle se souvient d'un rêve parmi ceux qu'elle a faits pendant cette période, elle dit: “Nous sommes une troupe de théâtre, c'est en Angleterre, à l'époque de Shakespeare. Nous arrivons dans une ville où nous devons nous produire le lendemain, mais un orage éclate et la ville est prise sous un déluge. Les rues sont transformées en torrents de boue et, comme nous sommes en période de foire, les auberges sont pleines de voyageurs et elles ne peuvent pas nous accueillir.
"Où donc passer la nuit? On nous propose d'aller nous réfugier dans une écurie, à moins que ce ne soit la forge d'un maréchal-ferrant. Un détail important: il ne fait pas froid du tout, nous sommes trempés de pluie mais il ne fait pas froid du tout. Alors, nous remercions et nous nous transportons ensemble, avec nos bagages, dans l'écurie.
"De l'auberge voisine, on nous apporte de quoi dîner, des chopes de bière pour les garçons et du lait pour les enfants, car il y a des enfants avec nous: deux bébés dans leurs couches, une fillette de cinq ans et un garçon de trois. Nous formons une famille. Tel enfant de l'un peut bien être en réalité celui de l'autre. La jalousie n'a pas cours entre nous. Et alors, commence une nuit durant laquelle les choses se passeront de la manière suivante.
"Les jeunes femmes dont je fais partie s'arrangent des endroits pour dormir avec les enfants, sur des bancs, dans une huche, avec des bottes de paille, vers le fond de l'écurie. Elles défont leurs vêtements mouillés, elles les étendent à sécher où elles peuvent, tandis que les garçons restent debout devant la porte ouverte sur la rue où la pluie se fait moins violente au fur et à mesure que la nuit avance, mais où elle durera jusqu'au petit jour.
"Ils boivent du vin qu'on leur apporte après la bière et ils fument de longues pipes en terre. Et là, ils sont en grande conversation. Ils se disputent. Toute la nuit, ils se disputeront en regardant la pluie. Pas une dispute violente mais comme s'ils avaient attendu ce moment pour faire le bilan de l'aventure commune depuis qu'ils ont créé la troupe. Car nous venons de loin, d'une toute petite ville, tandis qu'à présent nous avons conquis la faveur du public londonien.
"C'est le répertoire surtout, plutôt que le jeu des acteurs ou la qualité des décors qui est en question dans la dispute des garçons. Ils disent: 'Jusque-là, nous avons toujours joué la comédie, et cela nous a assez bien réussi, mais à présent que nous avons acquis du métier et une jolie réputation, n'est-il pas temps de nous attaquer à des sujets plus graves, à des drames historiques où l'injustice, la tyrannie des puissants seront subtilement dénoncées, à des tragédies pleines de passion et de fureur, qui iront fouiller jusqu'au tréfond de l'âme humaine?' Et pour illustrer ces propos, l'un va chercher dans un sac une marionnette, un autre dans une sacoche un manuscrit dont il lit à haute voix quelques vers écrits en pentamètres iambiques.
"Pendant ce temps, les jeunes femmes dont je fais partie s'endorment avec les enfants près d'elles. Elles sont dépoitraillées, et parfois elles ouvrent un œil et elles les voient qui se profilent dans l'encadrement de la porte grande ouverte sur la rue. Et, au fur et à mesure que la nuit avance, la dispute entre les garçons s'apaise, les répliques se font plus rares et plus brèves, jusqu'à ce qu'ils finissent par ne plus parler du tout, par ne plus faire que regarder la pluie dans le jour qui vient.
"Un à un, ils se retirent. Ils vont s'étendre près de leurs compagnes qui, dans leur sommeil, leur font une place contre leur dos, en même temps que, d'un geste machinal, elles vont chercher derrière elles une main qu'elles ramènent pour la poser sur leur sein. Et alors, il ne reste plus que lui, William, qui s'assied sur le seuil, les jambes pliées, le dos appuyé au chambranle de la porte, et qui tire sur sa pipe en souriant au petit-jour."
lundi 16 décembre 2024
L'infracassable noyau de nuit
J'ai pris l'habitude de lui rendre visite dans son atelier. Je l'appelais pour savoir si elle s'y trouvait, si je pouvais venir, ou bien c'était elle qui m'invitait à la rejoindre. Toujours le soir. Je restais assis à côté d'elle pour la regarder travailler. J'aimais voir ses mains. J'avais apporté une boîte de calissons, des biscuits aux amandes, deux bouteilles de Chimay. Nous parlions peu. Il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me propose de la raccompagner chez elle où nous pourrions dîner. Elle habitait à deux numéros de là, au fond de la rue Assalit. “J'ai pensé à vous, me disait-elle. J'ai acheté ce matin des cappelletti chez Quirino. Il ne reste qu'à les cuire.”
Alors, nous buvions du vin, puis nous mangions des mandarines. Son petit appartement était presque aussi sombre que son atelier. Ensuite, elle tombait de sommeil. Le temps que je trouve mon manteau, elle se préparait à dormir. "Je t'appelle un taxi? Tu veux rester?" Mais non, c'était pour moi un infini plaisir de repartir dans la nuit, de remonter à pied l'avenue Malaussena puis le boulevard Borriglione, avant de bifurquer dans l'avenue Cyrille Besset où ne se rencontrait plus, à cette heure, que des silhouettes d'ivrognes.
Je l'embrassais sur le front quand déjà elle était dans son lit. Elle disait encore: “Tu me promets de ne pas te faire agresser?
— Mais non, tu sais bien que je possède l'anneau qui me rend invisible..."
Puis, il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me raconte ce qui avait été le grand événement de sa vie.
Elle avait rencontré Vincent à l'époque où elle apprenait la céramique à la Villa Arson. Vincent était alors étudiant en philosophie. Il n'avait pas connu son père, sa mère était morte quand il était enfant, et il ne lui restait pour toute famille qu'un oncle célibataire qui lui servait une petite pension pour lui permettre de continuer ses études. Cet oncle était musicien, il jouait du saxophone et de la clarinette dans de petits orchestres. Il gagnait mal sa vie. Il se déplaçait au gré des contrats qui l'appelaient parfois assez loin de chez lui, pour un mariage ou pour une Bar Mitzvah, pour un bal du 15 août. Vincent, de son côté, habitait une mansarde, rue Offenbach, et il avait ses habitudes dans un café de l'avenue de la Bornala, qui était sur le chemin de la faculté des lettres.
Il s'y arrêtait le matin, avant le début des cours, pour boire un café-crème et manger un croissant. Il y redescendait à midi pour manger un sandwich. Il lui arrivait de s'y attarder le soir, jusqu'à l'heure de la fermeture. Puis, un jour, quand il était en année de licence, il est arrivé qu'il laisse passer l'heure des cours en demeurant derrière la vitre.
C'était l'hiver, il faisait froid, il pleuvait. L'intérieur était chauffé par un poêle, mais pas assez pour qu'il quitte son manteau, ni qu'il sorte les mains des poches de son manteau, le café-crème fumant devant lui. L'endroit s'est vidé puis, à midi, des camarades l'ont rejoint. Ils ont mangé des sandwichs, ils se sont disputés, ils ont beaucoup ri. Personne ne lui a posé de questions, puis ils sont repartis, et Vincent est resté là tout l'après-midi et le soir encore, jusqu'à l'heure où le patron l'a mis dehors pour baisser derrière lui le rideau métallique.
Ce n'était rien alors qu'une journée d'absence. Il se nourrissait mal, il fumait trop, il buvait trop de café, sans doute avait-il de la fièvre. Mais le lendemain matin, il est revenu s'asseoir sur la même banquette, dans le même café, et il y a passé de nouveau la journée entière.
L'absence s'est prolongée. Clara est venu le rejoindre un jour pour boire un café-crème et manger un sandwich avec lui. Elle était inquiète. Ils baissaient la tête pour n'être pas entendus. Leurs fronts se touchaient presque. “Je crois que je n'y retournerai pas, lui a-t-dit.
— Mais enfin, que comptes-tu faire?
— Je ne sais pas, mais mon oncle se prive de tout pour me donner cet argent, et je ne me vois pas devenir professeur. Il faut que j'invente quelque chose."
Des semaines sont passées ainsi, dans l'acédie la plus complète. Puis, un beau jour, il n'est plus revenu. Il a décidé de rester dans sa mansarde, rue Offenbach, et de n'en plus sortir pour écrire un roman.
“C'était un petit roman de rien du tout, m'a dit Clara. Juste un petit roman policier. Il a dû y travailler trois mois à peine. Le temps de l'écrire, il a mangé des nèfles. Mais, une fois terminé, Vincent l'a envoyé à l'adresse de la Série Noire, un seul exemplaire à la Série Noire, tu imagines, et, tout de suite, on lui a répondu qu'il était accepté.
— Et j'imagine qu'à partir de là, il a continué sur sa lancée?
— Exactement. Il n'a plus arrêté. Deux à trois romans par an, dont aucun n'a eu un succès considérable mais qui se vendaient tout de même. Je crois que la Série Noire ne lui en a jamais refusé aucun. Et pendant deux ou trois ans, il a continué d'habiter dans la même mansarde. On se voyait souvent. Il n'était pas riche mais il n'avait plus besoin de l'aide de son oncle. Je crois que son oncle est mort pendant cet intervalle, mais je n'en suis pas certaine, c'était peut-être après. Jusqu'au jour où il a décidé d'aller vivre à la montagne, dans un village qui s'appelle Saorge, je ne sais pas si tu connais?
— Oui, oui, bien sûr. J'aime beaucoup cet endroit.
— J'allais l'y retrouver parfois. Je prenais le train, puis l'autobus. Il habitait à présent un appartement ancien, délabré, aux plafonds hauts, impossible à chauffer, au dessin compliqué, avec des marches à monter et descendre quand on passait d'une pièce à l'autre, mais où aurait pu vivre sans se gêner une famille entière. J'y avais ma chambre. Et un jour que j'étais avec lui, un drame s'est produit qui a coupé ma vie en deux.
— Je veux savoir lequel. Il faut que tu me dises. Raconte!"
dimanche 15 décembre 2024
Une céramiste
Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient.
J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile éclairait le décor, si bien que j'ai posé le pied sur l'unique marche du perron et que j'ai poussé la porte, et comme la sirène (ou l'infirmière) s'avançait à ma rencontre, et comme elle avait l'air étonné de me voir, j'ai dit: “Pardon Madame, je vous dérange peut-être...", à quoi, en serrant ses deux mains devant elle (où étaient les ciseaux, où était la seringue?), elle a répondu d'une petite voix précise que la boutique était d'ordinaire ouverte sur rendez-vous, mais qu'elle n'en était pas moins ravie de me recevoir.
“Peut-être alliez-vous fermer?
— Non, non, pas du tout. J'attends de commencer une cuisson. Il me reste à la préparer. J'en aurai pour une partie de la nuit."
J'ai hésité. Avais-je le droit à une autre question avant de la quitter? J'ai dit: “Parce que vous travaillez ici?
— Mais oui. Mon atelier est tout là-bas au fond. Vous pouvez le voir", et elle me l'a montré d'un geste de la main. "Il y a trop de désordre pour que je vous invite à y entrer, mais une autre fois..."
C'était une caverne dont la profondeur était éclairée par de faibles lueurs. Les innombrables coquillages palpitaient dans la pénombre mystérieuse, ils s'ouvraient et se fermaient comme des yeux. J'ai dit encore: “Ne me répondez pas si je suis indiscret, mais depuis combien de temps êtes-vous installée ici?
— Depuis un peu plus de vingt-cinq ans. J'ai appris la céramique à la Villa Arson.
— Comment ai-je pu, jusqu'à ce soir, ignorer votre présence? Je me promène souvent dans ce quartier! Mais, puisque vous évoquez la Villa Arson, peut-être y avez-vous connu ma vieille amie Yoko Gunji?
— Yoko était mon maître. Et elle-même avait été l'élève de Daniel de Momoullin, pendant le temps où elle avait séjourné à Taizé. Elle en parlait souvent.
— Quel digne héritage!" J'avais cherché une formule qui ne fût pas trop emphatique. Celle-ci l'était à peine. J'ai ajouté: “Mais je ne veux pas vous déranger davantage. Je reviendrai une autre fois, et cette fois je prendrai rendez-vous."
— Oh, oui, bien sûr, il faut revenir. Attendez que je vous donne ma carte avec mon téléphone et mon adresse mail. Ne tardez pas. Nous parlerons de Yoko. Je vous montrerai ma table de travail ainsi que mon four. Je vous le promets.”
Avec, de nouveau, le même geste de la main vers les entrailles de l'immeuble où s'enfonçait la boutique et où elle ne tarderait pas à retourner, comme si les figures peintes, grimaçantes ou rieuses, avaient pu l'y attendre.
Sa carte de visite était écrite à la main, à l'envers d'un morceau de carton savamment découpé dans l'emballage d'un produit ménager. Les lettres y étaient tracées à plume, elles montraient volutes et jambages qui auraient convenu à une fée. Je l'ai épinglée chez moi sur un panneau en liège, au milieu de mes photos. Et j'ai retenu son nom — Clara Finnegan — , dont la consonnance irlandaise m'a surpris. Son visage était pâle mais, dans la demi-obscurité, je n'avais pas pu juger de la couleur de ses cheveux.
mercredi 11 décembre 2024
Macareux, Godzilla et invention de l'IA
Et puis, je me suis souvenu d’un autre récit que Gaïa m'avait fait, celui d’un week-end où son père l’avait entraînée cette fois en Islande. C’était la même nuit. Sans doute m'étais-je endormi puis réveillé de nouveau, car la scène était toute différente. Il ne s’agissait plus de moi, de rien qui se rapportait à moi, il ne s'agissait pas de mes retours nocturnes dans le quartier du port mais d’une immense falaise où nichaient des oiseaux.
Mon souvenir de ce récit était très incomplet. Depuis, j’ai voulu l’étayer avec des noms de lieux que j’ai recherchés sur la carte, et à présent je peux affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agissait de la falaise de Látrabjarg.
Donc, un weekend de printemps, ils se rendent en Islande, au sommet de la falaise de Látrabjarg, et là ils observent des oiseaux. Gaïa découvre que son père s'intéresse aux oiseaux, ce qu’elle n’avait pas imaginé jusqu'alors, et même qu’il est un fin connaisseur de leurs espèces, de leurs habitats et de leurs mœurs.
Ils passent une journée à les observer avec des jumelles, dans le froid et le vent.
Finn (c’est le prénom du père) commente ce qu’ils voient. Il montre du doigt tel oiseau qui sort de la vague où il avait plongé et qui revient vers la falaise, en criant et en battant des ailes dégouttantes d’écume, avec un poisson dans le bec pour nourrir ses petits. Et, oui, en tournant leurs jumelles quelque peu vers la droite, ils peuvent voir les oisillons affamés qui l’attendent, nichés dans une anfractuosité de la roche, et qui crient eux aussi. Le bruit du vent et les capuchons dont ils se couvrent les obligent à lever la voix. Le ciel est chargé de nuages. Ils ont les mains gelées aussitôt qu’ils ôtent leurs gants. Gaïa écoute ses explications sans oser lui demander d'où il tient ce savoir. Ils mangent des sandwichs au saumon et à l'œuf, ils boivent du thé chaud, ils reprennent leurs observations. Finn ouvre même un carnet dans lequel il note quelques mots. Puis, le soir venu, ils se retrouvent dans une auberge où Finn a réservé deux chambres.
Ils dînent dans la salle à manger où flambe un bon feu de cheminée, où les clients sont rares, où l'on entend un peu de musique, puis ils vont s’installer dans des fauteuils, devant la cheminée. Finn commande alors un verre d'alcool, et cette fois il se lance dans un autre discours.
— J’ai craint d’abord, me dit Gaïa, qu’il m’annonce que ma mère et lui allaient se séparer. Depuis le matin, j’avais cette idée en tête, et quand nous nous sommes retrouvés devant la cheminée, qu’il a commencé à siroter son verre d’alcool, je me suis dit: ‘Voilà! C’est maintenant qu’il va m’annoncer la nouvelle.’
Mais elle se trompait. Finn lui annonce plutôt qu’il prend ses distances avec la firme qui l’emploie. Il ne la quitte pas tout à fait, mais il a monté sa propre équipe de recherche, et désormais il appliquera l’intelligence artificielle au service de la cause animale, et en particulier de la préservation de certaines espèces d’oiseaux, comme le Macareux moine (Fratercula arctica), aussi appelé perroquet de mer ou calculot, qu’ils ont pu observer le matin.
Gaïa est très surprise mais elle n’est pas inquiète. Elle sait que son père a gagné assez d’argent, et qu’il l’a assez bien placé pour être libre prendre sa retraite quand il voudra tout en continuant à faire vivre sa famille dans le confort. Et elle ne doute pas non plus qu’il réussira dans son nouveau métier de chef d'entreprise comme il a fait au sein de la firme qui l'employait. Une seule question lui vient aussitôt: “Tu travailleras tout seul?”
Il lui répond que non, qu’il est en train de monter une petite équipe, et lui cite trois ou quatre noms de gens qui habitent aux quatre coins du monde mais qu’elle connait déjà parce qu’il est arrivé qu’ils apparaissent chez eux, et même qu’ils dorment à la maison.
“L'important, lui dit-il, c’est que je pourrai ainsi passer beaucoup plus de temps à Dorgelès. J'étais un peu fatigué des voyages, vois-tu, maintenant je travaillerai chez moi.
— Tu me dis cela maintenant que je m’en vais! lui répond Gaïa. Ce n’est pas juste!”
Car celle-ci, en effet, vient d'être admise à poursuivre ses études à l’université d’Austin, Texas, où elle doit s'exiler à la rentrée d’automne. Mais, bien sûr, elle dit cela pour rire. Elle est en réalité ravie de prendre son envol.
Et ensuite, il n’y a plus rien de vraiment important. Ils parlent des avantages qu’elle trouvera à être admise à Austin plutôt qu’à l’université de Stanford où elle avait candidaté d’abord. Puis, ils parlent de la maison des Aulnes, de la vraie compétence et de la vraie détermination que Magdalena met à gérer l'école de musique, du petit ami de la petite sœur qu’elle est allée chercher parmi ceux de La Cayolle. Cela jusqu'à ce que Finn ajoute: "Et puis ainsi, comme j’aurai plus de temps, je pourrai m’atteler vraiment à mon encyclopédie amoureuse de Godzilla!
— De Godzilla? me suis-je exclamé alors. Votre père veut écrire une encyclopédie amoureuse de Godzilla? Dites-moi que je rêve!
— Mais non, pas du tout, je vous assure. Mon père est un authentique fanatique de Godzilla depuis toujours."
S’en est suivie une longue explication dont le détail importe peu. Après tout, une fois la surprise passée, il n’y avait rien d'inconcevable à ce que quelqu'un comme Finn Nolan s'intéresse à Godzilla. À la maison, c'était Magdalena qui faisait écouter de la musique classique à leurs filles. C'était elle qui leur avait fait lire les nouvelles de Robert Louis Stevenson en anglais quand elles étaient enfants, et à peine plus tard celles de Jorge Luis Borges en espagnol (elle était argentine). Finn Nolan, quant à lui, ne lisait que des articles scientifiques et, quand il ne travaillait pas à ses projets, il faisait du sport.
Elle m’a dit: “Godzilla, vous comprenez, c’est la rencontre entre les États-Unis et le Japon, c’est le mythe qui les réconcilie après le double traumatisme que constituent, pour les uns l’attaque de Pearl Harbor, pour les autres l’explosion des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Et mon père aime tout particulièrement que ce soit une œuvre collective. Il aime que les meilleurs talents concourent à une œuvre collective, à travers les continents et au fil des années, au point qu’on ne sache plus au juste qui est l’auteur de telle invention, que la plupart des amateurs ne remarqueront pas, et qui sera reprise ou ne sera pas reprise les fois suivantes. Si bien qu’il a recherché les noms de tous ceux qui ont collaboré aux différentes réalisations, non seulement ceux qui sont connus de tous, mais les autres aussi, des techniciens, des artistes, qui ont travaillé dans les studios, qui ont dessiné les maquettes, qui ont pensé l’éclairage, qui ont composé les musiques.
— Oui, oui, je vois très bien, pardonnez-moi, me suis-je hâté de lui répondre. Je crois que ce soir, je suis un peu perdu…”
Le soir en question a été le dernier où nous nous sommes parlé. Où je l’ai vue. Elle venait de m’annoncer que, le lendemain, je pourrais rentrer à Paris. Et quelque chose de tout à fait étrange s’est produit alors. Soudain, je me suis demandé si tout cela était bien réel. Si elle ne me mentait pas. Pour la première fois, je me suis demandé si Gaïa n’inventait pas tout ce qu’elle me racontait, au fur et à mesure. Et, pire encore, je me suis demandé si le visage qui apparaissait sur l'écran de mon téléphone était celui d’une personne en chair et en os, ou plutôt une invention de l’intelligence artificielle.
dimanche 8 décembre 2024
Billie Jean
Je ne baisse qu’à demi le store de la porte-fenêtre de ma chambre pour laisser filtrer un peu de lumière entre les lattes, pour faire des ombres en noir et blanc sur mon lit et dans cette même pièce où sont mes étagères de livres, et aussi pour surveiller l'avancée de la nuit derrière le balcon, pour voir où en est la lumière, chaque fois que je me réveille. Et cette fois, je me suis réveillé à 02:30, et deux séries de souvenirs se sont superposées devant moi, ou juxtaposées peut-être, comme sur deux écrans qu’on aurait posés dans le noir, au fond d'une galerie d’art contemporain, comme au fond d’une caverne où on entend résonner les vagues de la mer.
La première série concernait des souvenirs de mon adolescence, quand j’avais seize ou dix-sept ans et que je fréquentais les surprises-parties. J’avais bien conscience alors que, quand on a passé deux ou trois heures à danser dans une surprise-partie, le but est d’en repartir avec une fille. En emmenant une fille comme un butin. Que c'était le rôle qui convenait à mon genre et à mon âge. Ce qu’on attendait de moi. Et en effet, les choses se passaient bien ainsi d’ordinaire. Pas de façon désagréable du tout. J’aimais même beaucoup cela. Le bruit des talons de la jeune fille qui claquaient sur le sol, sa main qui s’accrochait à mon bras, et les baisers ensuite, et le reste. Je ne me plaignais jamais que ce ne fût pas assez ou que ce fût trop. Non, j’aimais vraiment cela, les encoignures de portes, les bancs des jardins publics qui restaient ouverts toute la nuit en ce temps-là, avec les grands arbres qui se balançaient au-dessus de nos têtes, les statues toutes blanches dressées au milieu des pelouses. Je me débrouillais plutôt bien. Les jeunes filles en question ne se sont jamais plaintes que je les aie forcées si peu que ce soit. Peut-être, au contraire, m’auraient-elles reproché une certaine nonchalance que je montrais, une certaine distraction. Comme si déjà j'étais prêt à fuir. Que je n’attendais que le moment de le faire. Mais une fois, je ne sais plus dire quel âge j’avais exactement, il est arrivé qu’il fasse nuit et que je reparte seul. Et ce fut, dans le moment de ce retour, dans les rues obscures que je parcourais du côté du port, une révélation. J’ai su que rien, pour moi, ne dépasserait jamais l’intensité de cette expérience. Celle de ce frôlement des ombres, de cette intimité avec les rats. Désormais, je pourrais continuer à ramener des jeunes filles au sortir des surprises-parties, à les raccompagner chez elles et y passer le reste de la nuit parfois, pour autant je saurais qu’il existait pour moi une autre option possible. Une autre issue, plus douce encore et plus personnelle.
Je dors avec ma tablette numérique à côté de moi, et cette nuit-là, quand je me suis souvenu de ces retours solitaires de surprises-parties, tout de suite, je me suis souvenu de Billie Jean, la chanson de Michael Jackson, et tout de suite j’ai voulu vérifier si le clip dont je me souvenais, que j’avais vu quelquefois sans y prêter trop d'attention, était en noir et blanc ou en couleur. Parce que mes souvenirs, eux. étaient en noir et blanc. Avec, bien sûr, quelques flashs de couleurs dans la nuit. Et, en effet, il en était de même dans le clip que je n’ai pas tardé à retrouver et que j’ai visionné alors plusieurs fois. Du noir et blanc avec des effets de couleurs ici et là. Et alors aussi, j’ai été frappé par les paroles de la chanson, auxquelles jusque-là j'avais prêté moins d’attention encore qu’à la musique et aux images.
Que fait le personnage figuré par Michael Jackson dans ce qu’on voit? Bien sûr, il revient d’une boîte de nuit ou de ce qu’on appelait en France, à mon époque, une surprise-partie, et il est seul. Et alors, il est assailli par des paroles. C’est exactement cela: assailli par des paroles comme par un essaim d’abeilles. Et il est remarquable que la scène n’illustre rien de ce que disent les paroles. Que, sur les mêmes images, nous aurions pu avoir un texte tout différent. Que les images et les paroles se superposent d'une façon arbitraire, aléatoire, comme elles ont pu le faire dans un film de Chantal Akerman, je pense à News From Home.
Une jeune femme, qu’on imagine forcément très jolie (She was more like a beauty queen from a movie scene) prétend qu’il est le père de son enfant: She said I am the one. À quoi le personnage, qui est une sorte de dandy, répond à l’intérieur de sa tête, et ce sont ces paroles qu’on entend: Billie Jean is not my lover. Il se souvient et répète des paroles que lui ont dit les autres: People always told me, "Be careful of what you do / Don't go around breakin' young girls' hearts" / And mother always told me, "Be careful of who you love / And be careful of what you do / Cause the lie becomes the truth". À quoi, en réponse, il répète en marchant puis en dansant dans les rues désertes, hantées par des fantômes: Billie Jean is not my lover, et aussi que: She's just a girl who claims that I am the one (oh, baby) / But the kid is not my son. Et ces paroles me sont apparues alors comme la légende exacte des retours solitaires de mon adolescence, encore qu’à cette époque je n'étais, bien sûr, le père de personne, et qu’aucune jeune fille n’avait jamais prétendu que je le sois.
jeudi 5 décembre 2024
La fanfare
Gaïa était élève de maternelle quand l’aventure de l'école de musique a commencé et, à sa suite, celle de la fanfare.
Le quartier des Aulnes où elle habitait comptait une école et un collège publics où étaient scolarisés une majorité d’enfants du quartier, mais d’autres familles donnaient leur préférence à un établissement catholique situé dans le centre historique.
Gaïa était alors élève de la maternelle Henri Wallon située à deux pas de chez elle. Ses parents hésitaient quant au choix qu’ils feraient au moment de son passage au CP. Il était souvent question de ce dilemme, le printemps venu, autour des barbecues du samedi soir, où différents avis s’exprimaient en phrases courtes, prononcées avec calme, dont chacune ne contenait qu’un seul argument, tandis que dans l'air flottait le parfum de la viande grillée mêlé à celui des pittosporums, et que se faisait entendre le doux bruit de la rivière en contrebas. Et comme on ne voulait surtout pas s’enfermer dans un choix partisan, on avait imaginé de combiner les deux options en créant une école de musique, de statut associatif, qui serait largement ouverte aux jeunes habitants des Aulnes.
La mère de Gaïa, Magdalena Nolan, faisait partie des plus ardents défenseurs du projet. Ceux-ci formèrent un petit groupe d'activistes et les démarches administratives furent accomplies en un rien de temps.
L'idée était simple: la ville possédait un conservatoire et, plutôt que d’y conduire les enfants, comme on avait l’habitude de faire, on demanderait à ses professeurs de venir leur apprendre la musique chez eux, dans leur banlieue tranquille où la population formait une communauté étroite, dont les membres étaient animés par les mêmes idéaux libertaires en matière d’éducation.
Dans les écoles privées de la Silicone Valley, dont les tarifs d’inscription étaient parmi les plus élevés de la planète, les élèves apprenaient à balayer leurs classes et à entretenir des carrés de légumes avec lesquels ils confectionnaient des soupes qu’ils rapportaient à leurs parents. Les activités sportives et artistiques y étaient privilégiées et, en sortant de l'école, ils n’avaient pas de devoirs à faire à la maison. Pourquoi fallait-il qu’en France les élèves soient traités selon des principes hérités de Troisième République?
En plus de la commodité pratique qu’on trouverait à ne plus multiplier les trajets en voitures, entre Les Aulnes et le centre historique de Dorgelès (le groupe scolaire Saint Thomas d’Aquin et le conservatoire Maurice Ravel occupaient des bâtiments voisins, derrière la cathédrale), on caressait l'idée de donner aux élèves un autre enseignement de la musique, à savoir que, à la différence de ce qui se faisait au conservatoire: 1) on y enseignerait les musiques populaires aussi bien que la musique classique, 2) les enfants resteraient toujours libres de participer à différents ateliers, de changer d’instruments, de préférer la chorale, 3) les pratiques collectives, de formes orchestrales, à caractère ludique, occuperaient la meilleure place dans les emplois du temps.
Restaient néanmoins deux questions à résoudre, étroitement associées. La première était celle des locaux. Le public attendu concernait un grand nombre d’enfants. Où trouverait-on la place de les accueillir? Une seule réponse était envisageable, celle du collège le plus proche. Le collège Jean Zay.
On demanda à être reçu par le principal. On lui soumit le projet. Celui-ci n’en demandait pas tant. La proposition avait tout pour lui plaire, pour autant, il se montra prudent. Avant d’aller plus loin, on devrait obtenir l’autorisation de l’inspection académique, et celle-ci ne pourrait intervenir qu'après que le conseil d’établissement se soit prononcé. Or, il y avait à craindre que plusieurs professeurs s’y opposent, au nom de l'unité du service public qui voulait qu’on ne fît pas ici ce qui ne se faisait pas ailleurs, et en arguant bien sûr du principe de gratuité.
“Car, enfin, comment pensez-vous financer cela?” interrogea le fonctionnaire. “Il vous faudra payer les professeurs, et j’imagine qu’en outre, vous prêterez les instruments…? Vous devrez ainsi demander aux familles une participation financière que toutes ne pourront pas payer, ce qui aura pour conséquence de laisser beaucoup d’enfants sur le carreau. Or, chez nous, dans nos murs, vous comprenez qu’il ne peut pas en être question.”
Celui-ci savait pour autant à qui il avait affaire. Les associations de parents d’élèves de l'école et du collège organisaient, chaque année, des fêtes, des vide-grenier, des tombolas dont les bénéfices étaient assez considérables pour permettre l’achat de matériels informatiques de dernières générations, ainsi que l’organisation de sorties et de voyages culturels. Ces avantages profitaient à tous, aux élèves comme à leurs professeurs, et tout particulièrement aux enfants des quelques familles désargentées qui habitaient en marge du quartier. Car la plus extrême pauvreté et la violence sévissaient, elles aussi, dans ce meilleur des mondes.
Un immeuble et un seul était réservé aux logements sociaux. On l’appelait La Cayolle. Il était situé non loin de l’autoroute, au bout d’une esplanade écrasée de soleil, où les enfants jouaient et d’où les dealers les chassaient, la nuit, en y lâchant leurs chiens. Dans l'herbe qui y poussait, sur un ancien terrain de basket qui n’avait jamais servi, il était arrivé qu’on trouve une oreille coupée parmi les inévitables seringues. L’enquête qui s’en était suivie n’avait permis de découvrir ni qui l’avait coupée, ni qui l’avait perdue. Et, en effet, les familles qui habitaient cet immeuble haut de cinq étages, blanc comme un os de mouton, se montraient dans l'incapacité de payer fût-ce la cantine où leurs enfants étaient accueillis et nourris néanmoins. Mais Magdalena Nolan et ses amis avaient prévu cette objection. Ils s'engagèrent à fournir à leur interlocuteur des coupons d’invitation à titre gratuit qu’il serait libre de distribuer aux enfants de La Cayolle. Et, au bout d’une petite heure, les deux parties se séparèrent, satisfaites l’une et l’autre du résultat de cette négociation.
Au sein du conseil d’établissement, les opposants furent minoritaires, quant à l’inspection académique, elle reçut des recommandations émanant de différents ministères, dont celui de la défense, auxquelles elle ne put résister. En outre, la presse locale se passionna pour l’affaire et, devant les caméras des journalistes, Magdalena Nolan savait se montrer à la fois revêche et souveraine. Grâce à quoi, le projet vit le jour. Si bien que le collège Jean Zay se mit à résonner, chaque après-midi et jusqu’à la nuit tombée, de toutes sortes de musiques.
C'était, on le devine, une cacophonie que certains jugeaient décourageante, traversée d'éclats de rires qu’on entendait de loin, en venant sur la route, mais il suffit de quelques mois de pratique pour qu’on ose parler d’une fanfare, puis de quelques semaines encore pour que cette fanfare soit invitée à participer à un festival qui avait lieu à Douai, à l’autre bout de la France.
On s'intéressa aux uniformes que les enfants devraient porter. Des parents s’offrirent pour servir d’accompagnateurs. Deux mères qui habitaient La Cayolle et qui portaient le hijab rejoignirent le petit groupe, où elles furent accueillies de la manière la plus cordiale. Et on sut alors qu’une tradition était née, qui devait transporter la joyeuse escouade dans différents pays, au fil des ans. Et, quand on écoutait Gaïa, on comprenait que son expérience de tromboniste au sein de la fanfare des Aulnes constituait la partie de son curriculum vitæ dont elle était la plus fière. Mais alors, comment comprendre aussi qu’à son âge, elle ait pu être recrutée comme agent dans les services secrets de son pays? Car elle n’avait guère plus de vingt ans et, quand je la voyais sur l’écran de mon téléphone, je ne pouvais m’empêcher de songer à la jeune musicienne qui occupe l’estrade au centre de la Parade de foire de Georges Seurat.
dimanche 1 décembre 2024
Entrée de Proust
Assez tôt, j’ai commencé à ne plus trop répondre au téléphone et à ne plus voyager. J’avais noué à Nice quelques amitiés. Il m’arrivait encore d’accompagner des dames au spectacle, puis de dîner avec elles et parfois même de les raccompagner. J’en tirais du plaisir, j’en éprouvais de la reconnaissance à leur égard, mais ces occasions étaient rares, je ne les recherchais pas. La lecture et les promenades solitaires sont devenues mes principales occupations. Je ne lisais guère de livres nouveaux, je relisais plutôt ceux que, dans ma jeunesse, j’avais aimés, mais avec l’impression de les lire trop vite, de ne pas leur accorder l’attention qu’ils méritaient. Ma question était alors de savoir quels livres il faudrait que je relise un jour, quand je n’aurais plus besoin de gagner ma vie, quand les passions se seraient éteintes. C'était chaque fois comme un premier voyage qu’on fait en Italie, dans une ville dont on gravit les rues en pente sous les balcons étroits qui regardent la mer, en se disant qu’un jour, il faudra qu’on y prenne une location qui ira de la fin d’un été jusqu'au début de l'été suivant, et que là on pourra s’essayer à écrire. Et avec le temps, mon choix s'était restreint à un tout petit nombre d’œuvres romanesques dont je croyais me souvenir qu’en plus de leur qualité exceptionnelle, elles contenaient des sortes d’enclaves d’une autre nature géologique, que des trous s’y rencontraient dans le tissu du texte comme des sources d’eau pure ou des éclats de lune dans la campagne, et que ces accidents, ces accros, ces ruptures de sens en même temps que ces illuminations, il faudrait je les retrouve une à une, que j’en fasse le dénombrement exact, que j’en établisse à la fois la cartographie et le catalogue raisonné.
Je suis enfant et je suis malade. Le médecin qui est venu a dit que c’est la grippe. Je reste alité pendant plusieurs jours avec de la fièvre, et parmi ces jours je me souviens d’un jour où je lis Le Grand Meaulnes. Je me souviens du défilement des heures dans l’appartement où je suis seul avec ma mère. Elle va et elle vient principalement de la cuisine à ma chambre, qui est à l’autre bout de l’appartement, mais aussi dans les autres pièces. J’entends les bruits de la circulation sous nos fenêtres et ceux qui résonnent à l’intérieur de l’appartement. Aux bruits que j’entends, je sais où elle se trouve, dans quelle pièce, et où elle en est ainsi de son ménage, de la préparation du repas de midi, auquel s’invite mon père, que j’aperçois un instant dans l’encadrement de ma porte, qui prend de mes nouvelles puis qui s’en retourne à son travail. Et c’est le long après-midi qui commence, tout entier consacré à la lecture, avec des moments de fièvre, durant lesquels je m’endors, puis de réveils où je la vois assise à mon chevet, occupée à tricoter, des réveils suivis chaque fois de nouvelles avancées dans la lecture du roman, qui devient plus difficile, plus trouble, plus confuse au fur et à mesure que “ta fièvre remonte”, dit maman et qu’au même moment, on quitte l'école pour suivre Augustin dans la nuit de décembre, à travers la campagne.
Je sais que je le lis dans la belle édition de la “Bibliothèque Rouge et or”, avec les illustrations de Claude Delaunay dont le caractère fantasmagorique convient à mon état de fièvre, à mes endormissements soudains, peuplés de rêves, qui en prennent le relais, qui les amplifient et les transforment, qui m’effraient, puis à mes réveils en sueur, où maman dit qu’il faut absolument que je change de pyjama et que je pense à boire comme le docteur a dit qu’il fallait le faire. Avec, à quatre heures et demi, les bruits des enfants qui reviennent de l’école où je ne suis pas allé, où je n’irai pas encore le lendemain ni le jour suivant.
Puis, ma grippe dure un peu trop longtemps. Je continue d’avoir de la fièvre le soir, seulement le soir, précisément à la tombée de la nuit, et le docteur dit que cela pourrait être l’effet d’une complication pulmonaire, de ce qu’il appelle alors une “primo-infection”, que si la fièvre persiste de façon régulière, il sera plus sage de me faire une radio. Et alors je me demande si, à la radio, on pourra voir certaines scènes du Grand Meaulnes qui se sont imprimées en moi, non pas seulement dans mon esprit mais dans les organes de mon corps, certaines visions d’une précision hallucinatoire, extra-lucide, qui ne s’inventent pas mais qui doivent correspondre à des souvenirs que l’auteur avait gardés de sa propre enfance.
Maintenant, soixante ans plus tard, il faut faire simple. Il ne faut plus manquer l’occasion. Quand c'est un après-midi d'hiver cette fois encore, et qu’un rayon de soleil entre dans mon studio, je laisse la porte vitrée ouverte sur mon balcon et j’avance mon fauteuil de rotin dans le rayon de soleil. Devant la porte-fenêtre. Devant l’ouverture sur le balcon. Et près du fauteuil je pousse un banc sur lequel je pose mes livres et mes carnets. Tout l’après-midi se passera ainsi, jusqu’à ce que la nuit descende. Je sors sur le balcon, j’allume une cigarette, je m'accoude à la rambarde, je regarde la rue, trois étages plus bas, presque toujours déserte, avec ses arbres et le tramway qui passe à intervalles réguliers, sans faire plus de bruit que le chuintement d’une chenille rampant dans les feuillages du jardin, puis ponctué soudain par le tintement de sa cloche qui semble chaque fois nous appeler à la prière, comme si nous autres habitants de la rue appartenions tous à la même congrégation de moines bouddhistes, avant de revenir m’asseoir sur le fauteuil, devant ma sorte d’établi où je poursuis mes recherches.
Dans La Recherche, je suis en quête des passages dont je crois me souvenir mais que je suis incapable de situer. Des trouées que j’ai rencontrées un jour, il y a dix ou quinze ans peut-être, ou bien davantage encore, quand j’ai fait mon service militaire en Lorraine et que j’avais toujours un volume du roman dans une poche de mon treillis, des lieux semblables à ce trou de verdure où chante une rivière dont parle Arthur Rimbaud, ou à la mare au diable de Georges Sand, ou encore au sable mouvant du Chien des Baskerville, dans lequel on risque de s'engloutir, le soir venu, quand on s'écarte du chemin qui ramène au château, autant d’endroits à la fois dangereux et magiques dont le souvenir m’est maintes fois revenu à l’esprit, et dont je ne me résigne pas à ne pas savoir y retourner.
Dans La Recherche, il y en a de nombreux. Il m’arrive de me demander si tout l'édifice de l’œuvre (que son auteur comparaît pourtant à une cathédrale, ou parfois, de manière plus intime, à une robe Delphos de Fortuny) n’est pas fait pour ménager (susciter) leurs apparitions. Parfois il est facile de retrouver de tels fragments quand ils contiennent un nom de lieu ou de personne, mais quand ce n’est pas le cas, la tâche devient presque impossible, parce que leurs brèves étendues n’ont presque aucun rapport avec le paysage alentour. Ce sont des passages qui semblent ajoutés là, un peu par hasard, ou au contraire retranchés au fil de la narration.
Aujourd'hui, grâce au travail de tout l’après-midi, j’en ai retrouvé un dont je vais reproduire ici le texte, pour montrer un exemple, pour qu'on voie à quoi ces choses-là ressemblent et surtout pour ne pas risquer de le perdre à nouveau.
Ce fragment se rencontre dans Du côté de chez Swann, page 170 du premier volume de À la recherche du temps perdu dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition de 1954 établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré. Et il se retrouve à l'emplacement 2955 dans l'édition intégrale que j'ai téléchargée en format Kindle. Le voici:
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.
jeudi 28 novembre 2024
L'intrus
Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle.
Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit.
Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adresse dont Gaïa m’avait recommandé de ne pas m’approcher à moins de trois immeubles?
J’ai aussitôt recherché le numéro de téléphone de Chomsky dans mon carnet de contacts, il fallait bien qu’il y ait été inscrit à mon arrivée, quatorze jours auparavant, et en effet il y figurait encore. Mais quand je l’ai appelé, une voix de synthèse m’a répondu que ce numéro n'était pas attribué.
J’ai deviné alors que les traces du Giorgione comme celles de Chomsky avaient été effacées par une équipe de spécialistes chargés de “faire le ménage”, comme on voit dans les films. Et je n'étais pas assez naïf pour prétendre rivaliser avec eux. J’ai choisi de ne plus y penser. Mais je ne pouvais pas me débarrasser aussi facilement de l’idée de Gaïa.
N’était-il pas étonnant qu’en fait de “services de renseignement”, je n’aie jamais eu de contacts qu'avec elle?
Et cette menace qui aurait pesé sur moi, dont les services de renseignements étaient censés me protéger, quelle preuve avais-je qu’elle ait réellement existé? Et, à l’inverse, s’il s’agissait d’une invention, quel en était le but?
J’ai parlé du vieillard qu'on avait trouvé assassiné dans un parc, la veille de mon départ, et dont j’ai pu imaginer qu’il s’agissait de Leon Chomsky. Mais je dois mentionner un événement étrange, d’une toute autre dimension, qui s'est produit dans la même période. La presse en avait fait ses titres pendant soixante-douze heures, sans apporter beaucoup d’explications, avant que la menace soit écartée et qu’on l'oublie. Car il s’agissait d’une menace.
Un lourd bâtiment d’une marine étrangère avait pénétré sans autorisation dans les eaux territoriales néerlandaises. Il ne portait aucune bannière qui eût permis de l'identifier. L'équipage était resté sourd aux messages radio qui lui étaient adressés. Aux demandes d’identification. Aux mises en garde de plus en plus impératives. Aveugle aussi bien aux signaux lumineux auxquels on avait recours, en désespoir de cause, dans le vieux langage du morse.
Des vedettes avaient été dépêchées à sa rencontre, toute une flottille s'était formée autour de lui mais sans obtenir aucune réponse du commandant de bord, ni pouvoir l'arrêter avant qu'il ne pénètre dans le port.
Tout se passait comme si l’étonnant "navire fantôme", le “pachyderme aquatique" (selon les noms dont on se plaisait à l'affubler, faute de mieux) eût été vide de tout équipage. La plupart des journaux parlaient d’un destroyer, mais il semblait que le prétendu destroyer, en dépit de sa taille énorme, fût capable soudain d'échapper à la surveillance, de disparaître, si bien qu’on avait évoqué aussi (dans un quotidien de Reykjavik, si mon souvenir est exact) l’hypothèse d’un sous-marin.
Les quais, les docks avaient alors été évacués. Une longue journée s'était passée dans l’attente. On redoutait une attaque venant du bâtiment ennemi. La population des quartiers alentours avait été prévenue qu’elle aurait à descendre s’abriter dans les caves, dans les couloirs du métro, quand la sirène d’alerte retentirait au-dessus des toits. Car l'armée, bien sûr, était sur le qui-vive. Et le deuxième soir enfin, les vedettes furent rappelées. L’intrus restait seul dans les eaux du port. Le silence s'établit. On retenait son souffle. Il paraissaient dormir. Puis, quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, il fut attaqué par une escadrille de chasseurs aériens.
Toute la ville retentit, des heures durant, des fracas de bombes. Le ciel était traversé de soudains éclairs. De gerbes de flammes s’élevaient au-dessus de la mer. Au milieu des sirènes, on entendait aussi comme un immense et lugubre barrissement animal. À quoi toute la ville comprit que le monstre ne faisait pas que subir mais qu'il répondait aussi aux coups qui lui étaient infligés.
La bataille s’acheva par une victoire. Au matin, on apprit que le monstre avait été vaincu. On n’en voyait plus l'ombre. En quelques heures, la vie du port reprit ses droits. Mais cela signifiait-il qu’il avait été coulé, ou qu’il avait été refoulé au-delà des eaux territoriales, ou bien peut-être encore qu’il avait disparu? La réponse n'était pas claire, les autorités s’abritaient derrière le secret-défense. Et on ne sut jamais non plus combien de chasseurs néerlandais avaient été abattus en plein vol.
mardi 26 novembre 2024
Le Pays sans nom
Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore.
Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres domaines de l’art, que j’avais peu pratiqués jusqu’alors, j’ai commencé à y tracer mon chemin.
J’ai parlé de mon goût pour Le Grand Meaulnes. J’ai dit la sorte d’illumination qu’avait provoquée chez moi le rapprochement suggéré par mon ami, entre l’univers du Grand Meaulnes et les nouvelles et romans de Kafka. Je me suis lancé, à partir de ce moment, sur les traces du beau jeune homme. Pour autant, je ne comptais pas le faire de manière érudite. Pendant de longues années, je m'étais assez fendu d’érudition à propos des peintres de Venise. Cette fois, l’angle serait différent, il s’agissait d'autre chose. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas la genèse de l’œuvre, sujet sur lequel d’innombrables articles avaient été publiés, mais plutôt son devenir. Où s’en allait l’adolescent devenu un homme, père d’une petite fille dont la mère était morte sans qu’Augustin la revoie, puis qu’il devait enlever des bras du narrateur, qui lui avait servi de père en même temps que de mère en l’absence de son ami?
J’avais pénétré dans le monde du roman, si bien que je pouvais m’y transférer en un claquement de doigts. Je pouvais le parcourir, l’explorer, le prolonger, me repérer dans son espace imaginaire: un lieu qui se dédouble, composé du village de Saint-Agathe où se trouvait l'école et, à quelque distance de là, perdu dans la campagne, le Pays sans nom où, une nuit, se donnait la fête au cours de laquelle Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais devaient se rencontrer, comme deux figures de tarot, comme deux créatures célestes lancées à toute vitesse parmi les galaxies, pour enfin se retrouver et se figer en présence l’un de l’autre, en cet instant et en ce lieu précis, comme si l’un et l’autre, depuis toujours, avaient été destinés à celà. Et, de la même manière, il me semblait que je pouvais parcourir le pays que Gaïa avait évoqué pour moi, une nuit, à Amsterdam, dans la lumière glauque de nos échanges téléphoniques: un pays qui avait lui aussi ses extensions, ses galeries vermiculaires dans lesquelles je m'en allais fouir, le museau en avant, toujours plus loin, comme une taupe dans son terrier.
“Quand m’avez-vous dit que votre père vous emmenait marcher dans la montagne?
— Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit, mais oui, c’est vrai! Je ne sais pas combien de fois c’est arrivé. Il faudrait que je cherche dans mes photos et que je note les dates.
“Mon père n'était pas souvent à la maison, vous l’aurez compris, et quand il y était, il ne parlait pas beaucoup. Il lui arrivait même de travailler encore sur son ordinateur. Ma mère ne protestait pas. Je ne l’ai jamais entendu protester contre lui. Le reste du temps, nous n’avions affaire qu’à elle, ma sœur et moi. Lui ne s’occupait de rien, ni de nos devoirs, ni de notre nourriture, ni de l'école, ni de nos vêtements, ni de nos petits amis. Et puis, un jour, il me disait: ‘Gaïa, pas le weekend prochain mais le suivant, je t’emmène marcher.’ Et il ne me disait pas où nous irions avant que nous soyons partis. Ma sœur était plus jeune que moi de sept ans. J'étais seule alors à partir avec lui. Maintenant, je sais que c’est son tour, elle me le dit dans ses courriers, et elle paraît en être aussi heureuse que je l'étais. Dans la voiture seulement, il me disait où nous allions. Et j'étais censée alors repérer le lieu sur la carte, et lui indiquer notre itinéraire, carrefour après carrefour, comme si j’avais été son copilote sur le rallye de Monte-Carlo.
“C'étaient chaque fois des courses longues et périlleuses. Des cols que nous devions franchir, des nuitées que nous passions dans des refuges, quelquefois dans des bergeries abandonnées. Et je marchais derrière lui. Il était grand et maigre, je gardais encore les rondeurs de l’enfance. Et, en nous voyant partir, ma mère disait: ‘Vous faites une belle équipe! On croirait Don Quichotte et Sancho Pança!’ Il m’apprenait le pas. Lent, régulier. Il m’apprenait le souffle. À m'accroupir derrière un buisson quand j’en avais besoin. Et qu'il fallait se taire. Presque sans rien dire, il m'apprenait à regarder le ciel, les nuages qui couraient, puis qu’on voyait s’accumuler derrière les crêtes où ils dessinaient des silhouettes changeantes de monstres démesurés, à prévoir l’orage qui risquait d’éclater au milieu de l’après-midi, et comment alors nous devrions nous protéger de la foudre. Il m’apprenait les noms des plantes qui fleurissaient sur le bord des ruisseaux, ceux des insectes, ceux, la nuit, des étoiles au-dessus de nos têtes. Il nous est arrivé d'être trempés par la pluie et de passer la nuit à l’abri d’un rocher, en grelottant de froid. Il n’était pas question alors de mon avenir, de mes résultats scolaires, des remarques désobligeantes que faisaient sur moi certains de mes professeurs, parce que mes cheveux étaient trop courts, que mes sweaters étaient trop larges, que je m’amusais de préférence avec les garçons, que je jouais aux billes avec eux, en m’asseyant par terre, les jambes écartées. Il voulait juste que nous soyons ensemble. Que nous ressentions ensemble la même fatigue, le même soleil qui nous brûlait la nuque. Il voulait que j’apprenne à me servir d’une boussole. Nous partions avec du pain, du saucisson, des noisettes et des mandarines. Il arrivait qu'on voie des loups s'approcher des feux que nous avions allumés et sur lesquels nous faisions griller des châtaignes comme, le dimanche matin, à la porte d’une église.”
samedi 23 novembre 2024
Projections du Grand Meaulnes
Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie.
D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie.
Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est incroyable, non pas parce qu’il resterait dans le flou, parce qu’il manquerait de détails réalistes, mais au contraire à cause de l’exhaustivité et de la précision hallucinatoires qu’il revêt. Comme un récit de rêve.
Car l’aventure qu’Augustin a vécue ressemble fort à un rêve, et d’ailleurs Augustin lui-même n’est pas sûr d’y croire tout à fait. Pour 4 raisons au moins: 1) elle se déroule presque toute entière dans la nuit; 2) Augustin s’y trouve mêlé à une fête conduite par des enfants costumés comme de petits comédiens, et dans laquelle, en outre, des paysans et des hobereaux dînent aux mêmes tables; 3) il y tombe amoureux, en un instant, d’une jeune fille qui semble sortie d’un conte de fées, et qui tombe amoureuse de lui, aussi vite, elle aussi; 4) une fois revenu de la fête, il ne se souvient plus du chemin qu’il a parcouru dans l’obscurité de la campagne hivernale, où il pleuvait, où il errait, où il s'était perdu, avant de découvrir par hasard le Pays sans nom que, le lendemain, il sera incapable de situer sur la carte, ce qui l’empêchera d’y retourner comme il voudrait le faire pour retrouver la belle jeune fille et bien sûr l'épouser.
Mais ce n’est pas tout. Au caractère incroyable de l’aventure narrée s’ajoute le caractère incroyable du récit lui-même, dans la mesure où il est d’une précision et d’une exhaustivité qu’il est impossible d’atteindre à l’oral.
Augustin ne peut pas avoir dit à François tout ce que François prétend nous rapporter. C’est impossible. Nous ne pouvons pas le croire. Et si même Augustin avait tout dit, François n’aurait pas pu s’en souvenir comme il prétend s’en souvenir. C’est de nouveau impossible. Mais attention! Ceci étant posé, n’allons pas trop vite en refusant de croire que François puisse nous raconter ce qu’il nous raconte comme il le fait. Car c’est là une toute autre affaire.
François nous raconte l'aventure vécue par Augustin comme s’il l’avait vécue lui-même. Et il n’y a pas à se tromper. C’est bien là ce que l'auteur veut dire. C’est bien là ce que son roman nous raconte. Et il le fait sans erreur.
Le Grand Meaulnes rend compte bien évidemment d’une forme d’identification amoureuse. François est bien évidemment amoureux d’Augustin, d’une façon ou d'une autre. Mais ce point d’interprétation n’est peut-être pas encore ce qu'il faut retenir. Le point essentiel me semble résider plutôt en ce que, quand quelqu'un nous raconte une histoire, nous n’entendons pas seulement ce qu'il nous dit, notre imagination ne s'arrête pas à la lettre de son propos, mais son histoire résonne en nous, elle se projette en nous comme une pellicule de cinéma, traversée par un faisceau de lumière, se projette sur l'écran.
Augustin a fait son récit à François par une nuit d'hiver, dans leur chambre commune. François l’a écouté, après quoi il a bien fallu qu’ils se couchent, l’un et l’autre, et qu’ils dorment. Et le récit d’Augustin a occupé alors le sommeil de François. Il s’y est projeté. Et cette projection ne s’est pas produite cette nuit-là seulement mais au cours de bien d’autres nuits encore, chacune de ces nuits, chacun de ces rêves enrichissant les précédents de circonstances inédites, de plus riches couleurs, de nouveaux détails.
Et c’est de la même manière, selon le même processus, que les choses se sont passées pour moi avec Gaïa. Aussitôt qu’elle m’a parlé de cette banlieue résidentielle du Sud-Ouest de la France où s'était déroulée son enfance, aussitôt qu’elle m’a donné du lieu une première description, je l’ai vu, comme si je m’en souvenais, comme si j’y avais vécu moi-même. Et non seulement j’ai vu l’endroit, ses arbres, sa rivière, ses pavillons bas, flanqués de garages, précédés de jardins, mais j’ai vu aussi les essaims d’enfants qui en parcouraient les allées, juchés sur leurs bicyclettes. J’ai connu leurs joies et leurs intrigues. J’aurais su dire leurs noms et même, en un instant, l’avenir de chacun jusqu'à sa mort.
Comme dans le roman d’Alain-Fournier, elle m’avait fait son récit assez tard dans la nuit, à une heure où j'étais fatigué d'avoir bu trop de bières et d'avoir marché sans but, des heures durant, aux alentours de la gare, dans une ville étrangère dont je ne comprenais pas la langue. Puis, je m'étais endormi, et comme dans le roman d’Alain-Fournier encore, j’avais rêvé de cet autre Pays sans nom où les enfants sont rois.
À quel moment au juste ai-je commencé à m'intéresser au Grand Meaulnes autant et peut-être davantage qu’à Giorgione, au Titien et au Tintoret dont l'étude des œuvres avait occupé ma jeunesse? Je ne saurais le dire. Le déclenchement s'était produit, je crois, le jour où j’avais incité un ami à relire ce roman qu’il avait oublié, et où l’ayant relu, il m’avait déclaré que celui-ci bizarrement lui avait rappelé quelque chose de Kafka. À quoi, je lui avais répondu que oui, bien sûr, je n’y avais jamais songé mais je voyais très bien. Ce cheval qui boîte, ces errances dans la nuit, cette campagne détrempée, ces arbres, ces haies, ces barrières, ces chemins où on s’embourbe, et ce lieu où l’on arrive mais qu’au matin, on sera incapable de retrouver sur la carte, comme s’il n’existait pas... Et, depuis cette nuit à Amsterdam où, sur l'écran de mon téléphone, elle m’a parlé du pays de son enfance, le roman d'Augustin Meaulnes et le récit de Gaïa sont restés associés dans mon esprit. Ils se proposent à moi comme des mondes alternatifs.
mercredi 20 novembre 2024
Google Meet
“Monsieur Debord, comment s’est passée votre journée?”
C'était la première question que me posait Gaïa, aussitôt que le contact visuel était établi entre nous. Et Gaïa attendait que je lui dise alors quelles étaient mes impressions, quelle était mon humeur, mais je devais découvrir bien vite qu’elle n’attendait nullement que je l’informe des événements qui s'étaient déroulés, que je lui révèle aucun détail matériel les concernant, car elle les savait mieux que moi.
Je me sentais surveillé. Je me savais tout à la fois menacé et protégé, et la menace aussi bien que la protection prenaient la forme d’une surveillance dont je percevais les signes, à chaque instant, sans pouvoir deviner de quel côté ils parvenaient jusqu'à moi.
À la fin d’une journée, j’aurais voulu savoir si tel drone qui avait voleté au-dessus de ma tête, si ce regard plus insistant que les autres que j’avais surpris, à tel moment, par-dessus l'épaule d’un passant, si telle brusque bousculade qui s'était produite dans mon dos, d’où soudain des cris de terreur avaient jailli, dans la confusion de laquelle des coups de feu avaient éclaté, et à laquelle j’avais échappé en m’enfuyant par une rue adjacente, en me glissant dans l'entrée d’un immeuble, en gravissant des étages, en sortant sur les toits, si cela chaque fois était à mettre sur le compte de mes mystérieux adversaires ou plutôt sur celui de nos services de renseignements dont le but était de contrer les attaques dont je faisais l'objet, et d'empêcher que je sois tué, ou enlevé, ou contaminé par je ne sais quel virus, ou définitivement privé de mémoire, ou de l’usage de la parole. Et je me dépêchais d'évoquer ces signes, parfois ténus, d’autres fois brutaux comme des attentats terroristes, comme des émeutes populaires, dont je pensais qu’ils avaient pu échapper à son attention, ou qu’elle les interprétait peut-être d'une toute autre manière, sans aucun rapport avec moi, mais à chacune de ces évocations elle ne répondait jamais que par un sourire et un hochement de tête. Bien sûr qu’elle savait, bien sûr qu’elle avait vu, elle tenait chaque fois à me rassurer sur ce point, et surtout elle voulait me convaincre que le combat se poursuivait, qu’on y employait tous les moyens nécessaires, toutes les technologies les plus sophistiquées, qu’on avait bon espoir d’en venir à bout dans les jours qui suivraient, pour qu’enfin on puisse me permettre de rentrer à Paris. Mais chaque fois elle me répétait aussi que, pour autant, elle n'était pas autorisée à éclairer ma lanterne.
Et ce n'était pas non plus qu’elle voulût écourter notre échange. Elle semblait au contraire toute disposée à le prolonger aussi longtemps que je voudrais, si bien que nous en venions à bavarder de choses et d'autres.
Elle voulait que je lui parle de mon métier, des œuvres spoliées sur la trace desquelles j’avais dû me lancer, “comme un Indiana Jones (disait-elle), coiffé de son chapeau, armé de son fouet”, des faussaires, des restaurateurs, des directeurs de musées, des historiens d’art, des collectionneurs que j’avais connus, des personnages inattendus que le hasard avait mis sur ma route.
”Et d’ailleurs, cette bonne Madame Auerbach, vous avez donc fini par prendre le thé dans son salon? Et que dit-elle de son passé? Et que dit-elle de sa fille, la fameuse réalisatrice de cinéma?
— De son passé, elle ne veut rien dire. Sur sa fille, elle dit des choses passionnantes que je vous raconterai un jour, si vous ne les savez déjà.”
Et même, elle insistait pour que je lui parle de mon enfance, et par crainte que l'écran de mon téléphone ne s'éteigne trop vite, qu’elle m’abandonne à la nuit où, en dépit de ma fatigue, j’aurais du mal à trouver le sommeil, j’en venais à évoquer la jeune fille à bicyclette dont les apparitions intermittentes avaient ébloui le tout jeune homme que j'étais, quand je la voyais remonter à grands coups de pédales le boulevard Gambetta, puis qu’il m’arrivait d’apercevoir quelquefois à la piscine du Piol où j’allais m'entraîner, et qui était une piscine à ciel ouvert au sommet de la ville.
Et est-ce à propos de bicyclettes qu’elle en vint, à son tour, à me parler de son enfance?
Gaïa avait grandi, m’expliqua-t-elle, dans la banlieue résidentielle d’une ville du Sud-Ouest de la France.
“Mes parents sont irlandais tous les deux, a-t-elle ajouté, mais j'étais toute petite quand ils ont choisi de s'établir en France. Mon père est ingénieur dans une société américaine de services technologiques, l’une des plus puissantes, et il y occupe un rang qui lui vaut de très confortables salaires. Mais il voyage beaucoup. Tous les lundis matins, il prend l’avion pour Zurich où il passe la semaine. Plusieurs fois par an, il se rend dans la Silicon Valley où se trouve la maison-mère. Dans le quartier que nous habitons, il n’est pas le seul héros de ce genre. Et, le samedi soir, les héros comme lui se retrouvent autour de barbecues, dans le jardin de l’une ou l’autre famille, avec leurs épouses et leurs enfants qui se réjouissent autour d'eux… Mais, voyez-vous, j'ai un peu honte d'évoquer un monde si élitiste, tellement privilégié. J’ai peur que vous me jugiez mal…
— Ne craignez rien, Gaïa. Je n’ai pas ce genre de préjugés. On se doute bien que ces choses-là existent. Alors, quand on rencontre quelqu'un qui les a vraiment connues, qui les connait…
— Bon, alors, puisque vous y tenez, tant pis pour vous, je continue… Imaginez qu’il y a une rivière. Les pavillons s’alignent au bord de la rivière. Et sur la route qui longe la rivière, devant les pavillons, il y a des jardins soigneusement entretenus. D’un côté de la route, il y a les grands arbres qui bordent la rivière, avec leurs feuillages qui bruissent au soleil et, derrière eux, le scintillement de l’eau de la rivière. De l’autre côté de la route, il y a les jardins, avec leurs balançoires et leurs massifs de fleurs, devant les pavillons qui se ressemblent tous, avec les garages qui les flanquent, assez grands chacun pour abriter deux grosses voitures. Et derrière les pavillons, il y a les piscines. Et nous autres enfants circulons en essaims, librement, du matin au soir, tout le long de la route, montés sur nos bicyclettes, certains debout sur les pédales, d’autres un pied sur la selle, comme de vrais acrobates.
— Je comprends. Je vois, et aussi qu’il y a des tennis, au bout de la route, dont les cours sont ouverts jusqu’à la nuit tombée. Et je comprends aussi que, sur la rivière, les dimanches de printemps, on organise des courses d’avirons avec des pavois et des haut-parleurs.
— Voilà! Vous y êtes tout à fait. Tout le monde chez nous est très sportif, encore que nos mères, pour aller d’un endroit à l’autre, conduisent leurs SUV. Et, à un autre moment, il faudra que je vous parle de notre lycée, et de la fanfare du lycée où je jouais du trombone.
— Du trombone, vous dites?
— Du trombone. Je vous assure. Je vous montrerai une photo. Je ne plaisante pas!”
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