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lundi 13 janvier 2025
À propos de Stevenson
Dans son introduction à l'Intégrale des Nouvelles de Robert Louis Stevenson (édition Phébus, 2001, volume 1, p. 10), Michel Le Bris écrit à propos de l’auteur:
“Le choix du récit bref rejoignait son rejet de l'idéologie réaliste, et plus généralement de la description. La nouvelle lui permettait surtout d'affirmer ce à quoi il tenait le plus: ce privilège accordé d'abord à l'image, non plus donnée comme décalque d'un quelconque réel, mais comme vision, projection de l'imaginaire imposant sa puissance créatrice au réel et le transfigurant. L'idée d'un pouvoir plastique de l'imaginaire est en effet au centre de la plupart des œuvres ici réunies, induisant une conception presque abstraite de l'art. Sa manière de procéder est toujours la même: une ou deux images, trois au maximum, issues dirait-on d'un rêve mauvais, visions arrachées ‘au cœur des ténèbres’, autour desquelles enrouler une intrigue ‘au fil de fer’, dont aucune digression ne viendra atténuer l'intensité. Comme s'il s'agissait d'exprimer d'abord la quintessence d'un instant énigmatique, dont la fulgurance ne cessera plus ensuite de nous hanter, telle une note appelée à entrer en résonance avec les lointains. Toute la magie de Stevenson est là, dans ce processus de condensation si contraire à la pratique narrative victorienne vouée à ces romans-fleuves en trois volumes qui, dans le sillage de Dickens et de Wilkie Collins, semblaient alors incarner la seule voie possible de la fiction.”
mardi 7 janvier 2025
Sens / Texte
Le texte nous renseigne sur l'intention de l'auteur, mais, en même temps, il y a presque toujours un décalage entre ce que nous comprenons (ou que nous croyons comprendre) de cette intention et ce que dit le texte. Tandis que parfois, ce décalage n'existe plus. Ce qui signifie qu'il y a (ou qu'il y aurait) alors une complète adéquation entre l'intention de l'auteur et ce qu'il a écrit. Mais pour percevoir cette adéquation, il faut que le lecteur ait le sentiment d'une claire compréhension de l'intention de l'auteur. Or, ce sentiment correspond à une intelligence du texte. Il est d'ordre cognitif, comme par exemple quand on voit soudain la solution d'un problème d'échecs. Pour autant, cette intelligence est conditionnée, pour partie au moins, par une compatibilité entre l'imaginaire du lecteur et celui de l'auteur, ainsi que par une compatibilité de leurs opinions (philosophiques, politiques). Par une proximité ou une familiarité plus ou moins grandes.
lundi 6 janvier 2025
Esthétique de la nouvelle
Quand on lit une nouvelle, il arrive qu'on ait le sentiment d'un nombre parfait. Le sentiment qu'elle contient le nombre exact d'informations dont nous avions besoin (et dont elle d'abord avait besoin), livrées avec le nombre exact de mots qu'il fallait.
Je parle d'un sentiment, ou d'une impression, parce que, bien sûr, cette exactitude ne se mesure pas. Nous serions incapables de dire de combien d'informations se composait l'histoire, même si un traitement de textes peut nous dire combien de mots nous avons lus.
Et si même le nombre d'informations pouvait être établi lui aussi, comme celui des mots, par une analyse de l'Intelligence Artificielle (ce qui ne me semble pas impossible, de manière approximative au moins), rien ne nous dirait si ce nombre est celui qu'il fallait. Il se trouve que parfois nous éprouvons ce sentiment de perfection. D'adéquation parfaite entre ce que le texte voulait nous dire (et nous faire imaginer) et la manière dont il l'a fait. Et il est difficile d'en dire beaucoup plus, tant du moins que nous en sommes à une première lecture.
Quand cette idée m'est venue à l'esprit, j'ai voulu la vérifier en allant relire une nouvelle d'Hemingway, que j'ai souvent relue depuis que je sais lire. C'est Le Champion, qui date de 1925, et qui appartient au cycle des Nick Adams. L'auteur est donc jeune quand l'écrit (il est né en 1899), et on a pourtant le sentiment qu'il atteint là le cœur de son métier, le cœur de sa manière.
Or, ce qui me semble remarquable dans le cas de ce texte, maintenant que je l'ai relu, c'est qu'il n'est pas d'une concision absolue. Il est bref, mais l'IA pourrait encore le résumer sans rien perdre d'important dans le contenu de l'histoire. Et néanmoins, nous autres lecteurs ne le souhaiterions pas plus concis.
On y trouve même des répétitions auxquelles nous ne trouvons rien à redire.
Il avance d'un pas ferme et tranquille, comme celui de son jeune héros. Et il nous a convient comme il est.
"Il tombe bien", comme on dit d'un vêtement bien coupé.
C'est que le sentiment de perfection ne regarde pas seulement du côté du texte et du talent de l'auteur. Il regarde aussi du côté du lecteur. Nous sommes contents de ce texte parce que nous sommes contents aussi de la lecture que nous en avons fait.
Notre sentiment de perfection tient à une adéquation entre notre lecture et le texte. Entre notre compréhension et l'intention présumée de l'auteur. L'impression qu'il ne contient rien de trop, ni qu'il lui manque rien, atteste conjointement que l'auteur l'a bien écrit et que nous l'avons bien lu.
Nous y avons marché du même pas que l'auteur, sans aucun décalage. Et nous sommes reconnaissants à l'auteur de nous avoir procuré ce sentiment. Et nous sommes assez fiers aussi, à tout le moins satisfaits, d'avoir réussi notre lecture en sa compagnie. Comme si nous avions loué les services d'un guide de montagne, et qu'en sa compagnie, nous étions parvenus au sommet du Mont-Blanc.
Quand nous faisions de la musique à plusieurs, il y avait toujours le moment de cette inévitable plaisanterie où l'un de nous levait son archet en disant: “Allons, c'est parti, on se retrouve au point d'orgue". Et, en effet, le premier critère d'une exécution réussie était bien que nous ayons été ensemble, de la première à la dernière mesure.
Je pense que ce sentiment est au cœur de l'esthétique de la nouvelle. Sans doute est-il assez proche de celui que procure la poésie de formes fixes, où les vers et syllabes sont comptés et où les rimes se répondent de façon symétrique. Mais il s'agissait là de formes constantes, qui s'imposaient de l'extérieur, tandis que, dans le cas de la nouvelle, il n'en va pas ainsi. Chaque œuvre a sa propre mesure, inhérente à ce qu'il s'agit de dire.
Le Champion, aussi bien, aurait pu être écrit par Faulkner, par Capote, peut-être même aussi, et peut-être d'abord, par Borges. C'est cela qui est bien dans la nouvelle. Cet effort collectif, cette tradition. Le guide de montagne qui vous a entraîné sur les cimes n'était pas seul à pouvoir le faire. D'autres, chacun avec son style, mais aussi avec beaucoup de gestes en commun. Comme si chacun à son tour était un avatar provisoire des autres.
vendredi 27 décembre 2024
L'intrigue et les figures
- Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête.
- Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent.
- Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu'après-coup, de quoi se souvient-il le mieux, de l'une ou des autres?
- L'intrigue peut se résumer. Sur Wikipédia, on trouve de bons résumés des romans et des films. Ils sont bien commodes. Tandis que les figures pourraient s'inventorier. Mais un tel travail d'inventaire paraît difficile, et il y a de fortes chances qu'il ne soit jamais satisfaisant. Il me semble (mais je me trompe peut-être) qu'on peut se satisfaire du résumé d'un roman ou d'un film qu'on trouve sur Wikipédia, tandis qu'il serait difficile de se satisfaire d'un inventaire des figures, raison pour laquelle on n'en propose pas. Et, pour autant, il me semble qu'on se souvient mieux des figures que de l'intrigue. Que leur empreinte mémorielle est plus forte.
- Si l'on songe au tripode lacanien, il me semble que l'intrigue est du côté du symbolique, tandis que les figures sont du côté de l'imaginaire.
- De quoi sont faites les figures? Bien sûr, des personnages et des lieux. Mais aussi des thèmes qui relient les personnages et les lieux. Quand Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes, il veut nous parler de Sherlock et de Londres, du crime et de l'enquête. Il veut investiguer une fois encore ces figures, il veut approfondir leur investigation en détaillant autrement les habitudes du détective ainsi que les différents éléments emblématiques des décors londoniens. Parce que les figures se dédoublent à l'infini. Une fois, il sera question de l'exiguïté de l'appartement de Baker Street. Une autre fois, apparaîtront dans ce décor le violon, les piles de journaux, la fumée du tabac, une seringue. On n'en finit jamais. Chaque figure explose en une pluralité de particules dont vous ne vous approcherez pas, que vous ne saisirez pas, dont vous ne vous souviendrez pas sans que chacune explose à son tour, se dédouble encore.
- L'inventaire des figures d'une histoire pourrait prendre la forme d'une carte heuristique, ou d'une simple liste hiérarchique, à la construction de laquelle pourraient collaborer ses différents lecteurs. J'essaie d'en créer une à partir d'une nouvelle du canon Nice-Nord (ci-dessous).
- J'ai dit que Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes en partant des figures (des topoï) qu'il connaît déjà, qui sont communes à toutes ses histoires. Cela me paraît évident. Pour autant, il me paraît assez évident aussi que l'intrigue qu'il invente va faire surgir (susciter l'apparition) de nouvelles figures qu'il n'avait pas en tête, ou dont il ne savait pas qu'il les avait en tête. Et c'est précisément en cela que consiste le côté créatif de son travail. C'est pour cela qu'il écrit chaque fois une nouvelle histoire encore.
- J'ai dit que les figures sont celles des personnages et des lieux dans tout ce qui les compose, d'humain et de non-humain, jusqu'aux conditions climatiques. Je dois ajouter maintenant qu'une action (ou une situation) peut aussi tenir lieu de figure, mais qu'alors elle se détache de l'intrigue. Je me souviens que Jean Valjean saisit par son anse le seau d'eau que Cosette doit porter et qui est trop lourd pour une fillette de son âge, mais comment et pourquoi est-il arrivé là, c'est-à-dire quelle place cet épisode occupe dans l'intrigue, je n'en ai plus la moindre idée.
- L'intrigue est le fil d'un collier dont les figures sont les perles. Pendant le temps de la lecture, elles s'y tiennent en rang. Mais quand la lecture s'achève, le fil se coupe, le collier se défait et elles s'éparpillent pour former une nuée ou une constellation.
- Le narrateur
- Isabelle
- Andrès
- Mathématiques
- Espagne
- Antonin
- Piero della Francesca
- Italie
- Jeunesse
- Amour
- Mariage
- Vilnius (la ville)
- La Californie
(Une fois que j'ai composé cette liste, je me demande si l'inventaire des figures n'est pas plus efficace, en tout cas plus économique que le résumé de l'intrigue. Mais sans doute est-ce parce que Vilnius est une histoire très courte.)
Cette vidéo m'a été envoyée par MRG.
Je l'en remercie
samedi 21 décembre 2024
Valeur des œuvres d'art
En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents:
- V1 - Valeur d'usage
- V2 - Valeur de témoignage
- V3 - Valeur de modèle
V1 - Valeur d'usage. Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique.
Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu'aux hasards de la vie. C'est la première approche, sauvage, instinctive, qui ne s'éduque pas, mais qui peut aussi bien se cultiver, s'aiguiser, s'approfondir tout au long de la vie.
V2 - Valeur de témoignage. Tout à l'inverse de la valeur d'usage, celle-ci concerne l'auteur. L'œuvre vaut, dans ce cas, en tant qu'elle témoigne de l'ascèse personnelle au prix de laquelle elle a pu voir le jour, en tant qu'elle atteste d'un destin hors-norme, qui fait de son auteur quelque chose comme un héros ou comme un saint.
Nathalie Heinich a montré comment Vincent Van Gogh a été célébré à la manière d'un saint laïque, dès après sa mort, par d'immenses foules venues du monde entier. Et en va-t-il autrement, d'une manière ou d'une autre, pour aucun autre artiste?
L'enseignement académique fait peu de cas de "la vie de l'auteur". On ne cesse de nous répéter qu'il ne faut pas confondre l'artiste et son œuvre. Mais, quand on découvre un artiste, ne commence-t-on pas par aller consulter sa fiche Wikipedia pour savoir qui il est, d'où il vient, qui furent ses maîtres? Et, en dehors de l'école, se prive-t-on de s'intéresser à l'artiste en même temps qu'à son œuvre?
V3 - Valeur de modèle. Celle-ci intéresse les autres artistes. Elle tient aux contenus thématiques ou aux procédés formels et techniques mis en œuvre par l'auteur, dont d'autres artistes pourront à la fois s'inspirer et s'autoriser dans leurs propres pratiques.
Parmi le public des théâtres, combien sont ceux qui pratiquent (ou qui ont pratiqué, ou qui pratiqueront un jour) le théâtre? Combien parmi ceux qui lisent de la poésie en écrivent-ils aussi?
Les meilleurs amateurs d'art sont les artistes eux-mêmes. Plutôt que de proposer toutes sortes d'interprétations savantes sur les œuvres, toutes aussi discutables les unes que les autres, et qui n'ont d'autre effet que d'en amortir l'impact émotionnel, encourageons les pratiques artistiques pour former à tout le moins des publics avertis.
Je rédige cette note après avoir visionné, sur Arte.tv, le documentaire en trois parties de Julian Jones consacré à William Shakespeare, et après avoir achevé la lecture du beau livre de Maïa Hruska intitulé Dix versions de Kafka.
mercredi 30 octobre 2024
Quid des histoires?
Une histoire, c’est ce qui vaut d'être raconté.
Un auteur raconte une histoire parce que, selon lui, elle mérite d'être racontée. Et, quand il la propose au lecteur, c’est sous la forme d’une question. Il attend de savoir si celui-ci voit bien ce en quoi elle mérite d'être racontée.
Ce en quoi l’histoire vaut d'être racontée, ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent le dire, sans quoi l’histoire ne mériterait pas d'être racontée. Car alors, il suffirait de le dire, tandis que l’histoire dit ce qu’elle dit comme elle le fait, dans son ordre et son intégralité, et pas autrement. Pour autant, auteur et lecteur peuvent se parler et faire signe, l’un comme l’autre, vers ce qu’ils comprennent de l’histoire, et s’entendre à peu près là-dessus. Les critiques s’y emploient.
Selon la définition que je propose, une histoire a donc une valeur. Et cette valeur n’est pas relative, ce n’est pas un prix. Elle est incommensurable, c’est-à-dire absolue. C’est une histoire, et elle a une valeur qui ne se calcule pas, ou ce n’est pas une histoire, et elle n’en a pas.
En ce sens, on peut dire que la question des histoires est éminemment politique. Le discours du pouvoir ne cesse de nous dire quelles sont les histoires importantes, celles qui seraient vraiment significatives, et il refuse ou invisibilise celles qui ne le seraient pas. En face de quoi, l’art de la fiction ne cesse d’en proposer d’autres, d’en faire entendre toujours de nouvelles, qui concernent, par exemple, les évènements qui se produisent dans le milieu naturel, comme fait depuis toujours la poésie, comme font remarquablement, par exemple, les haïkus, ou des évènements qui se produisent dans la vie domestique, comme a fait remarquablement aussi Chantal Ackermann dans son Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.
Pour autant, une histoire ne perd rien à être inventée. Car sa fonction première, sa condition primordiale, n’est pas de dire la réalité des choses mais de produire du sens. Elle dit chaque fois: “Cela aussi a un sens. Lisez, voyez, écoutez!”
Ce qui se passe dans le milieu naturel ou dans la vie domestique a besoin d’une histoire pour acquérir du sens et ainsi une valeur incommensurable. À l’inverse, on peut raconter ce qui se passe seulement dans l’imagination, car cela fait partie aussi de l’expérience humaine. N’en est pas moins révélateur de ce qui fait notre vie.
Il n’est pas d’histoire qui n’enrichisse notre perception du monde et de notre propre vie. D'être inventée, l’histoire d’Ulysse n’a pas moins de sens et de valeur pour nous, elle n’en est pas moins exemplaire que la biographie de Steve Jobs.
Une histoire est toujours une. Un haïku raconte bien évidemment une histoire et une seule, tandis qu’il y a toujours dans un roman plusieurs histoires. Mais pour qu’il s'agisse d’un roman, il faut que cette pluralité d’histoires se rassemble quelque part en une seule.
Une histoire est toujours une énigme, en tant qu’on ne peut pas dire au juste quel sens elle revêt. On peut seulement la raconter. Il y a un sens de notre condition humaine qui est contenu dans Le Château de Kafka. Et on ne peut pas dire (interpréter) ce qu’il dit autrement qu’il ne fait. En quoi il est irremplaçable.
Les histoires contestent l’insignifiance de nos vies en même temps qu’elles la soulignent en montrant notamment les effets du hasard.
jeudi 26 septembre 2024
Inventer enfin
La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience.
La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage.
Alors, pourquoi se priver de le faire?
J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place importante dans la vie des malades et des prisonniers. Je me suis toujours demandé si les prisonniers des camps de la Shoah s’inventaient des histoires; je crois que la réponse est oui. Et Jean-Paul Kauffmann, pendant les trois années où il fut prisonnier au Liban, s’inventait-il des histoires au fond de sa geôle? Je voudrais lui poser la question.
Quant à la nature de ces histoires, il me semble qu’elles présentent deux caractères apparemment contradictoires mais qui sont en réalité complémentaires.
Si l’on veut pleinement profiter de l’immense liberté que la vie nous accorde enfin, on les inventera à partir du matériel dont on dispose, c’est-à-dire de ses propres souvenirs, sans se soucier de faire d'importantes recherches qui alourdiraient le propos et brideraient l'imagination.
Convainquons-nous que la question de l'exactitude n'est plus de mise.
J’adore l’idée de faire avec ce qu’on a, de pratiquer en cela une forme d’art que je qualifierais de minimaliste. Mais j’adore aussi l’idée de transformer, d’agencer, de déplacer, de coller, d’ajouter, de retrancher, comme nous avons l’habitude de voir que font nos rêves. Car autant admettre une fois pour toutes que la réalité des faits n’est pas le tout de l’expérience, et que, par conséquent, en rendant compte de la réalité des faits, on ne fait encore que se mettre à couvert. On se donne prétexte à ne pas dire ce qui compte vraiment.
J’y pensais voici peu en relisant Dix heures et demie du soir en été, de Marguerite Duras. Je me disais que ce récit rend compte sans doute d’une expérience vécue par l'auteure, qu’il se situe sans doute au plus près de cette expérience, en même temps que, très probablement aussi, il procède d’une géniale invention. Celle de Rodrigo Paestra, qui aurait tué sa jeune épouse de dix-neuf ans ainsi que son amant. Dans une nuit espagnole essuyée par des tonnes de pluie, le personnage se réduit à une ombre cachée sur les toits. Toute la police le recherche, tandis que la narratrice, ivre de manzanillas, veut l’aider à s’enfuir.
Et je me disais aussi que cette invention, loin de travestir la vérité, permet à son auteure de rendre compte d’une expérience vécue qui, sans elle, n’aurait pas pu se dire, en même temps qu’elle fait ressembler cette œuvre à petit un roman populaire, accessible à tous, sombre à ravir, proche de ce qu’on trouve dans les mêmes années chez David Goodis ou William Irish.
mardi 24 septembre 2024
Ingénieurs et bricoleurs
Mes nouvelles sont composites. Dans chacune on trouve des faits, des personnages, des lieux, des circonstances atmosphériques qui s’organisent. Et, à un autre niveau, on les trouve composées de parties, disons de chapitres, qui se succèdent comme des cubes de différentes tailles et de différentes couleurs qu’on aurait alignés.
Cette hétéroclicité n’a rien d’original. On la retrouve dans toutes les fictions narratives, qu’elles soient romanesques ou filmiques. La différence entre les styles tient à ce que les auteurs décident d’en faire.
La plupart choisissent d’y mettre du liant. Autant de liant qu’il faut pour qu’on ne voie plus les jointures. D’autres, dont je suis, préfèrent que les contrastes restent bien apparents.
Ceux qui choisissent de mettre du liant, ce sont les ingénieurs, ceux qui sont publiés par les grandes maisons d’édition parisiennes, et qui peuvent prétendre obtenir un jour des prix littéraires. Leur mérite, mais peut-être aussi leur tort, c’est d’apporter de la cohérence à la fois aux mondes qu’ils décrivent et aux existences des personnages qu’ils mettent en scène. Les autres, dont je suis, ce sont les bricoleurs.
On peut juger que les bricoleurs le sont et le restent parce qu’ils n’ont pas le talent nécessaire pour devenir des ingénieurs, ou pas la formation. On peut juger aussi que, dans certains cas au moins, leur style de fabrication, qu’on pourrait qualifier de minimaliste, correspond à un goût exigeant, voire même à des convictions politiques.
Le choix en faveur du composite, qui consiste à pousser les contrastes, présente trois avantages au moins:
- Il donne à l’œuvre plus de clarté. Plus de lisibilité. Il fait en sorte que le lecteur ne soit pas endormi, hypnotisé, transporté, manipulé par le récit, mais qu’il garde au contraire toute sa lucidité, et qu’il s'intéresse même à la façon dont c’est fait.
- Il permet de donner aux parties qui forment l’œuvre plus de force. Plus de couleurs. Plus d’éclat. Comme on voit dans les aménagements d’espaces de Donald Judd, ou sur un patchwork traditionnel.
- Il laisse place au hasard des rencontres improbables qui marquent nos destins personnels, et qui font que nos vies, même les plus simples, les plus humbles, restent ouvertes à l’aventure, de la naissance à la mort.
vendredi 20 septembre 2024
Nos destins personnels
Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence?
Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait.
Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres.
Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’art. Au même titre que des tableaux d’Édouard Manet, ou de Rembrandt, ou de Léonard de Vinci (qu’on pense à La Joconde).
Beaucoup écrivent pour dire ce qu’ils savent déjà. Ce sont des témoins, des journalistes, des sociologues. Leur travail est d’une utilité qui n’échappe à personne. Mais d’autres écrivent pour dire ce qu’ils ne sont pas encore capables de comprendre. Ce qui leur échappe en même temps que cela insiste. Et ce sont des artistes.
Qu’aurait pu dire Édouard Manet du Déjeuner sur l’herbe, ou de n’importe quel autre de ses tableaux? Beaucoup de choses sans doute, toutes pleines d’intérêt. Mais qui en auraient dit beaucoup moins que ce que dit le tableau, de la façon silencieuse qu’il le fait.
L’histoire s’impose à son auteur comme une énigme. Pour ma part, la question que me pose une histoire, dès l’instant où je la conçois et pendant tout le temps où je l'écris, n’est jamais celle de son éventuelle signification mais seulement celle de sa construction. C’est celle de savoir quels sont les éléments qu’elle peut et qu’elle doit faire tenir ensemble, et de quelle manière. Plus les éléments qu’elle fait tenir ensemble sont hétérogènes (ou lointains), plus elle me passionne. Je dis bien “qu’elle fait tenir ensemble”, car si, d’une manière ou d’une autre, elle ne les fait pas tenir ensemble, alors elle n’a pas de sens et ce n’est plus une histoire.
On pense bien sûr à la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” par quoi Isidore Ducasse définit la beauté.
La question est celle d’une tension entre l’hétérogénéité et la cohérence.
La question du sens s’est posée dans l’histoire de la musique avec l’abandon, par Arnold Schönberg et ses disciples, des principes de la tonalité. Les œuvres atonales de Schönberg et de ses ses disciples sont souvent d’une beauté remarquable, mais elles ont l’inconvénient de ne pas produire de suspense. Elles ne racontent pas d’histoires. Il leur manque une cohérence structurelle. Elles sont dépourvues du fil conducteur qui entraîne l’auditeur du début à la fin.
Il n’est donc pas question de se priver du sens mais de l’interroger. Je ne poursuis pas un but humanitaire, je ne prétends pas sauver le monde, mais quelque chose me dit que la question du sens des histoires, de leurs formes et de leur compositions, concerne la manière dont les sujets humains conçoivent leur destin personnel et celui des nations.
dimanche 15 septembre 2024
Des histoires
La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.
Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.
Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.
Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.
Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.
Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.
Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schönberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.
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