Affichage des articles dont le libellé est Un rêve de Shakespeare. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Un rêve de Shakespeare. Afficher tous les articles

mercredi 18 décembre 2024

Un rêve de Shakespeare

L'histoire était simple. Clara est à Saorge chez Vincent. C'est l'automne. Le village a retrouvé son calme après les grandes chaleurs et l'afflux de visiteurs qui se répètent chaque été. Vincent travaille à un nouveau roman, il est très occupé et pas d'humeur la plus joyeuse, cela ne se passe pas dans son histoire comme il voudrait. Clara évite de le déranger. Elle profite de sa chambre. Elle lit des romans, se promène, converse avec les habitants qui ont pris l'habitude de la voir, elle fait la cuisine, écoute de la musique, en particulier les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation qu'en donne Anner Bylsma, que lui a recommandée une amie, violoncelliste elle aussi, qui est allée vivre et travailler en Italie. Puis, un jour, Vincent lui annonce qu'un cinéma de Menton programme Mulholland Drive de David Lynch, un film qu'il a déjà vu mais qu'il voudrait revoir pour en reprendre quelque chose dans son roman. “Tu viendras avec moi?" Elle répond que oui, bien sûr. Et, ce soir-là, ils prennent la voiture de Vincent pour descendre à Menton.
Ils revoient le film dans une salle à peu près vide. Puis, dans la nuit, ils vont retrouver la voiture qu'ils ont laissée sur le front de mer, et ils remontent avec elle vers Saorge, en empruntant la route étroite et sinueuse de la vallée de la Roya par laquelle ils sont venus. Et c'est alors que l'accident se produit.
Une voiture en descend à pleine vitesse. Ils l'entendent venir de loin, dans les gorges obscures où les bruits du moteur et des pneus crissant sur le bitume résonnent à plusieurs kilomètres, puis elle les heurte. Elle ne ralentit pas. Elle s'encastre dans elle. Elle la plie en même temps qu'elle la fait basculer au milieu des rochers, tout près de l'eau du torrent. Le fracas est terrible.
Quand elle se réveille, Clara est dans un lit d'hôpital, ou plutôt de clinique. On lui dit qu'elle est restée dans le coma pendant plusieurs jours, des semaines peut-être. Tout de suite — ou peut-être pas tout de suite, mais après plusieurs jours encore —, elle se souvient de son ami. Elle demande: “Où est Vincent? Qu'est-il devenu? Je veux le voir!", à quoi on lui répond qu'hélas, il n'a pas survécu.
Elle s'est souvenu de son ami, tout de suite en se réveillant, elle ne se souvient pas de l'accident, encore moins du cinéma. On lui montre les tickets d'entrée qu'on a retrouvés dans une poche du garçon. En revanche, on ne retrouve pas la voiture qui les a emboutis, et qui pourtant ne doit pas être dans un bien meilleur état que la leur. On ne la retrouvera jamais.
Après son réveil, il y a une longue période durant laquelle on doit lui administrer des sédatifs, car elle dort la plupart du temps et elle rêve. Elle se souvient d'un rêve parmi ceux qu'elle a faits pendant cette période, elle dit: “Nous sommes une troupe de théâtre, c'est en Angleterre, à l'époque de Shakespeare. Nous arrivons dans une ville où nous devons nous produire le lendemain, mais un orage éclate et la ville est prise sous un déluge. Les rues sont transformées en torrents de boue et, comme nous sommes en période de foire, les auberges sont pleines de voyageurs et elles ne peuvent pas nous accueillir. 
"Où donc passer la nuit? On nous propose d'aller nous réfugier dans une écurie, à moins que ce ne soit la forge d'un maréchal-ferrant. Un détail important: il ne fait pas froid du tout, nous sommes trempés de pluie mais il ne fait pas froid du tout. Alors, nous remercions et nous nous transportons ensemble, avec nos bagages, dans l'écurie.
"De l'auberge voisine, on nous apporte de quoi dîner, des chopes de bière pour les garçons et du lait pour les enfants, car il y a des enfants avec nous: deux bébés dans leurs couches, une fillette de cinq ans et un garçon de trois. Nous formons une famille. Tel enfant de l'un peut bien être en réalité celui de l'autre. La jalousie n'a pas cours entre nous. Et alors, commence une nuit durant laquelle les choses se passeront de la manière suivante.
"Les jeunes femmes dont je fais partie s'arrangent des endroits pour dormir avec les enfants, sur des bancs, dans une huche, avec des bottes de paille, vers le fond de l'écurie. Elles défont leurs vêtements mouillés, elles les étendent à sécher où elles peuvent, tandis que les garçons restent debout devant la porte ouverte sur la rue où la pluie se fait moins violente au fur et à mesure que la nuit avance, mais où elle durera jusqu'au petit jour.
"Ils boivent du vin qu'on leur apporte après la bière et ils fument de longues pipes en terre. Et là, ils sont en grande conversation. Ils se disputent. Toute la nuit, ils se disputeront en regardant la pluie. Pas une dispute violente mais comme s'ils avaient attendu ce moment pour faire le bilan de l'aventure commune depuis qu'ils ont créé la troupe. Car nous venons de loin, d'une toute petite ville, tandis qu'à présent nous avons conquis la faveur du public londonien.
"C'est le répertoire surtout, plutôt que le jeu des acteurs ou la qualité des décors qui est en question dans la dispute des garçons. Ils disent: 'Jusque-là, nous avons toujours joué la comédie, et cela nous a assez bien réussi, mais à présent que nous avons acquis du métier et une jolie réputation, n'est-il pas temps de nous attaquer à des sujets plus graves, à des drames historiques où l'injustice, la tyrannie des puissants seront subtilement dénoncées, à des tragédies pleines de passion et de fureur, qui iront fouiller jusqu'au tréfond de l'âme humaine?' Et pour illustrer ces propos, l'un va chercher dans un sac une marionnette, un autre dans une sacoche un manuscrit dont il lit à haute voix quelques vers écrits en pentamètres iambiques.
"Pendant ce temps, les jeunes femmes dont je fais partie s'endorment avec les enfants près d'elles. Elles sont dépoitraillées, et parfois elles ouvrent un œil et elles les voient qui se profilent dans l'encadrement de la porte grande ouverte sur la rue. Et, au fur et à mesure que la nuit avance, la dispute entre les garçons s'apaise, les répliques se font plus rares et plus brèves, jusqu'à ce qu'ils finissent par ne plus parler du tout, par ne plus faire que regarder la pluie dans le jour qui vient.
"Un à un, ils se retirent. Ils vont s'étendre près de leurs compagnes qui, dans leur sommeil, leur font une place contre leur dos, en même temps que, d'un geste machinal, elles vont chercher derrière elles une main qu'elles ramènent pour la poser sur leur sein. Et alors, il ne reste plus que lui, William, qui s'assied sur le seuil, les jambes pliées, le dos appuyé au chambranle de la porte, et qui tire sur sa pipe en souriant au petit-jour."

1 / 2 / 3 /

lundi 16 décembre 2024

L'infracassable noyau de nuit

J'ai pris l'habitude de lui rendre visite dans son atelier. Je l'appelais pour savoir si elle s'y trouvait, si je pouvais venir, ou bien c'était elle qui m'invitait à la rejoindre. Toujours le soir. Je restais assis à côté d'elle pour la regarder travailler. J'aimais voir ses mains. J'avais apporté une boîte de calissons, des biscuits aux amandes, deux bouteilles de Chimay. Nous parlions peu. Il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me propose de la raccompagner chez elle où nous pourrions dîner. Elle habitait à deux numéros de là, au fond de la rue Assalit. “J'ai pensé à vous, me disait-elle. J'ai acheté ce matin des cappelletti chez Quirino. Il ne reste qu'à les cuire.”
Alors, nous buvions du vin, puis nous mangions des mandarines. Son petit appartement était presque aussi sombre que son atelier. Ensuite, elle tombait de sommeil. Le temps que je trouve mon manteau, elle se préparait à dormir. "Je t'appelle un taxi? Tu veux rester?" Mais non, c'était pour moi un infini plaisir de repartir dans la nuit, de remonter à pied l'avenue Malaussena puis le boulevard Borriglione, avant de bifurquer dans l'avenue Cyrille Besset où ne se rencontrait plus, à cette heure, que des silhouettes d'ivrognes.
Je l'embrassais sur le front quand déjà elle était dans son lit. Elle disait encore: “Tu me promets de ne pas te faire agresser?
— Mais non, tu sais bien que je possède l'anneau qui me rend invisible..."
Puis, il a fallu plusieurs mois avant qu'elle me raconte ce qui avait été le grand événement de sa vie.

Elle avait rencontré Vincent à l'époque où elle apprenait la céramique à la Villa Arson. Vincent était alors étudiant en philosophie. Il n'avait pas connu son père, sa mère était morte quand il était enfant, et il ne lui restait pour toute famille qu'un oncle célibataire qui lui servait une petite pension pour lui permettre de continuer ses études. Cet oncle était musicien, il jouait du saxophone et de la clarinette dans de petits orchestres. Il gagnait mal sa vie. Il se déplaçait au gré des contrats qui l'appelaient parfois assez loin de chez lui, pour un mariage ou pour une Bar Mitzvah, pour un bal du 15 août. Vincent, de son côté, habitait une mansarde, rue Offenbach, et il avait ses habitudes dans un café de l'avenue de la Bornala, qui était sur le chemin de la faculté des lettres.
Il s'y arrêtait le matin, avant le début des cours, pour boire un café-crème et manger un croissant. Il y redescendait à midi pour manger un sandwich. Il lui arrivait de s'y attarder le soir, jusqu'à l'heure de la fermeture. Puis, un jour, quand il était en année de licence, il est arrivé qu'il laisse passer l'heure des cours en demeurant derrière la vitre.
C'était l'hiver, il faisait froid, il pleuvait. L'intérieur était chauffé par un poêle, mais pas assez pour qu'il quitte son manteau, ni qu'il sorte les mains des poches de son manteau, le café-crème fumant devant lui. L'endroit s'est vidé puis, à midi, des camarades l'ont rejoint. Ils ont mangé des sandwichs, ils se sont disputés, ils ont beaucoup ri. Personne ne lui a posé de questions, puis ils sont repartis, et Vincent est resté là tout l'après-midi et le soir encore, jusqu'à l'heure où le patron l'a mis dehors pour baisser derrière lui le rideau métallique.
Ce n'était rien alors qu'une journée d'absence. Il se nourrissait mal, il fumait trop, il buvait trop de café, sans doute avait-il de la fièvre. Mais le lendemain matin, il est revenu s'asseoir sur la même banquette, dans le même café, et il y a passé de nouveau la journée entière.
L'absence s'est prolongée. Clara est venu le rejoindre un jour pour boire un café-crème et manger un sandwich avec lui. Elle était inquiète. Ils baissaient la tête pour n'être pas entendus. Leurs fronts se touchaient presque. “Je crois que je n'y retournerai pas, lui a-t-dit.
— Mais enfin, que comptes-tu faire?
— Je ne sais pas, mais mon oncle se prive de tout pour me donner cet argent, et je ne me vois pas devenir professeur. Il faut que j'invente quelque chose."
Des semaines sont passées ainsi, dans l'acédie la plus complète. Puis, un beau jour, il n'est plus revenu. Il a décidé de rester dans sa mansarde, rue Offenbach, et de n'en plus sortir pour écrire un roman. “C'était un petit roman de rien du tout, m'a dit Clara. Juste un petit roman policier. Il a dû y travailler trois mois à peine. Le temps de l'écrire, il a mangé des nèfles. Mais, une fois terminé, Vincent l'a envoyé à l'adresse de la Série Noire, un seul exemplaire à la Série Noire, tu imagines, et, tout de suite, on lui a répondu qu'il était accepté.
— Et j'imagine qu'à partir de là, il a continué sur sa lancée?
— Exactement. Il n'a plus arrêté. Deux à trois romans par an, dont aucun n'a eu un succès considérable mais qui se vendaient tout de même. Je crois que la Série Noire ne lui en a jamais refusé aucun. Et pendant deux ou trois ans, il a continué d'habiter dans la même mansarde. On se voyait souvent. Il n'était pas riche mais il n'avait plus besoin de l'aide de son oncle. Je crois que son oncle est mort pendant cet intervalle, mais je n'en suis pas certaine, c'était peut-être après. Jusqu'au jour où il a décidé d'aller vivre à la montagne, dans un village qui s'appelle Saorge, je ne sais pas si tu connais?
— Oui, oui, bien sûr. J'aime beaucoup cet endroit.
— J'allais l'y retrouver parfois. Je prenais le train, puis l'autobus. Il habitait à présent un appartement ancien, délabré, aux plafonds hauts, impossible à chauffer, au dessin compliqué, avec des marches à monter et descendre quand on passait d'une pièce à l'autre, mais où aurait pu vivre sans se gêner une famille entière. J'y avais ma chambre. Et un jour que j'étais avec lui, un drame s'est produit qui a coupé ma vie en deux.
— Je veux savoir lequel. Il faut que tu me dises. Raconte!"

1 / 2 / 3 /

dimanche 15 décembre 2024

Une céramiste

Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient.
J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile éclairait le décor, si bien que j'ai posé le pied sur l'unique marche du perron et que j'ai poussé la porte, et comme la sirène (ou l'infirmière) s'avançait à ma rencontre, et comme elle avait l'air étonné de me voir, j'ai dit: “Pardon Madame, je vous dérange peut-être...", à quoi, en serrant ses deux mains devant elle (où étaient les ciseaux, où était la seringue?), elle a répondu d'une petite voix précise que la boutique était d'ordinaire ouverte sur rendez-vous, mais qu'elle n'en était pas moins ravie de me recevoir.
“Peut-être alliez-vous fermer?
— Non, non, pas du tout. J'attends de commencer une cuisson. Il me reste à la préparer. J'en aurai pour une partie de la nuit."
J'ai hésité. Avais-je le droit à une autre question avant de la quitter? J'ai dit: “Parce que vous travaillez ici?
— Mais oui. Mon atelier est tout là-bas au fond. Vous pouvez le voir", et elle me l'a montré d'un geste de la main. "Il y a trop de désordre pour que je vous invite à y entrer, mais une autre fois..."
C'était une caverne dont la profondeur était éclairée par de faibles lueurs. Les innombrables coquillages palpitaient dans la pénombre mystérieuse, ils s'ouvraient et se fermaient comme des yeux. J'ai dit encore: “Ne me répondez pas si je suis indiscret, mais depuis combien de temps êtes-vous installée ici?
— Depuis un peu plus de vingt-cinq ans. J'ai appris la céramique à la Villa Arson.
— Comment ai-je pu, jusqu'à ce soir, ignorer votre présence? Je me promène souvent dans ce quartier! Mais, puisque vous évoquez la Villa Arson, peut-être y avez-vous connu ma vieille amie Yoko Gunji?
— Yoko était mon maître. Et elle-même avait été l'élève de Daniel de Momoullin, pendant le temps où elle avait séjourné à Taizé. Elle en parlait souvent.
— Quel digne héritage!" J'avais cherché une formule qui ne fût pas trop emphatique. Celle-ci l'était à peine. J'ai ajouté: “Mais je ne veux pas vous déranger davantage. Je reviendrai une autre fois, et cette fois je prendrai rendez-vous."
— Oh, oui, bien sûr, il faut revenir. Attendez que je vous donne ma carte avec mon téléphone et mon adresse mail. Ne tardez pas. Nous parlerons de Yoko. Je vous montrerai ma table de travail ainsi que mon four. Je vous le promets.”
Avec, de nouveau, le même geste de la main vers les entrailles de l'immeuble où s'enfonçait la boutique et où elle ne tarderait pas à retourner, comme si les figures peintes, grimaçantes ou rieuses, avaient pu l'y attendre.
Sa carte de visite était écrite à la main, à l'envers d'un morceau de carton savamment découpé dans l'emballage d'un produit ménager. Les lettres y étaient tracées à plume, elles montraient volutes et jambages qui auraient convenu à une fée. Je l'ai épinglée chez moi sur un panneau en liège, au milieu de mes photos. Et j'ai retenu son nom — Clara Finnegan — , dont la consonnance irlandaise m'a surpris. Son visage était pâle mais, dans la demi-obscurité, je n'avais pas pu juger de la couleur de ses cheveux.

1 / 2 / 3 /

26, rue Verdi

L’appartement paraît trop grand pour elle, une personne seule et fragile qui n’a pas eu le temps de s’y habituer, pas même celui d’y déballe...