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La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive.
AGATHE: Tu as trouvé un train?
YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette.
AGATHE: Pierre t’attendra?
YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin.
AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne.
YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman.
AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie?
YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop âgée, elle voudrait lâcher le pied, et aucune des filles qui travaillent avec elle ne semble en mesure de la remplacer, je veux dire pour la comptabilité et les commandes, ni le souhaiter. Elle veut bien que j’essaie. D’ailleurs, elle restera présente, elle pourra m’aider.
AGATHE: La personne qui t’a recommandée est une amie de Pierre?
YOLANDE: Oui, elle s’appelle Léonie. Nous nous étions vues quelquefois, et Madame Ibari, la patronne du magasin, est sa tante. Léonie savait que je voulais m’installer en province, et comme sa tante cherchait quelqu’un…
AGATHE: Elle savait donc que Pierre te quittait?
YOLANDE: Oui, la plupart de nos amis le savaient aussi. Mais ce n’est pas pour elle qu’il me quitte, si c'est ce que tu imagines. C’est pour une personne que je ne connais pas, et que je ne tiens pas à connaître.
AGATHE: Tu n’as pas l’air d’en vouloir beaucoup à Pierre. Tu n’as pas l’air bien triste.
YOLANDE: J’ai pleuré, d’abord, mais maintenant je ne pleure plus. J’avais vingt-et-un ans quand j’ai rencontré Pierre, il en avait vingt-cinq de plus. Il sortait d’une longue liaison, qui le laissait un peu détruit. Il était séduisant. Je ne lui ai guère laissé sa chance. Trois mois plus tard, j’habitais avec lui dans son appartement de la rue Caulaincourt. Et, deux mois plus tard encore, j’étais enceinte. Il a rencontré sa nouvelle amie à l’université de Louvain, où il donnait un cours une fois par semaine, depuis l’automne. Elle est presque aussi vieille que lui, et elle enseigne la philosophie, elle aussi. J’ai su aussitôt qu’ils étaient intéressés l’un par l’autre. Qu’ils se plaisaient. Ils parlent d’écrire un livre ensemble. Ils sont tombés amoureux. Chacun a trouvé dans l’autre son reflet, son âme sœur. Ils se ressemblent. Pierre me l’a avoué. C’était facile à imaginer. Cela ne se discutait pas. Et d’ailleurs, il compte venir voir Rosette à Clermont-Ferrand aussi souvent qu’il le pourra. Je suis certaine qu’il le fera. Et moi, je crois que j’étais fatigué de la philosophie. J’aimais bien le voir lire, écrire. Mais au fond, ce qu’il lisait et écrivait, et ce dont il discutait des soirées entières avec ses amis, et ce dont il pourra discuter des soirées entières, maintenant, avec cette femme, il me semble que je n’y ai jamais cru.
AGATHE: Il s’agissait d’y croire?
YOLANDE: Je crois que je regardais cela comme un jeu, mais que je n’y ai jamais attaché la moindre importance.


Jérôme, le mari d’Agathe, est revenu de la ville avec leurs deux enfants et des paniers de provisions. On dresse la table devant la façade. On déjeune tous les cinq, en plein soleil et dans le vent. Puis les enfants rentrent jouer dans la maison. Les trois adultes s’attardent autour de la table, dans des poses diverses.
JÉRÔME (à Yolande): Tu es sûre de ne pas vouloir rester ici quelques jours encore? Finalement, nous ne rentrerons au Havre que la semaine prochaine. Cela te ferait du bien.
YOLANDE: Tu es gentil, mais non, c’est le moment du départ. Un jour, j’ai quitté Rouen pour Paris. Maintenant, je quitte Paris pour Clermont-Ferrand. Je ne connais rien à la mercerie, mais cette dame propose de m’apprendre. Sa nièce me dit que c’est une brodeuse de grand talent, et que son magasin est connu dans toute la région.
AGATHE (Un peu alanguie, elle fait signe à Jérôme de lui resservir du vin. Elle sourit à Yolande): Tu as le goût du voyage et de l’aventure.
YOLANDE (avec une moue): Tu te moques, mais c’est vrai. Qu’aurais-je continué de faire, près de Pierre, s’il ne m’avait pas quittée? Je suis sûre qu’il m’a aimée, et peut-être m’aime-t-il encore. Mais je commençais à m’ennuyer à le voir corriger ses copies et préparer ses cours. De plus, je n’aime que moyennement la musique classique. Je préfère les chansons. J’apprendrai à tenir un magasin, et le soir je broderai au point de croix en écoutant la radio. Vous viendrez me voir, et quand nous aurons des vacances, Rosette et moi, vous nous inviterez ici.

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