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Articles

Une céramiste

Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient. J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile ...

Macareux, Godzilla et invention de l'IA

Et puis, je me suis souvenu d’un autre récit que Gaïa m'avait fait, celui d’un week-end où son père l’avait entraînée cette fois en Islande. C’était la même nuit. Sans doute m'étais-je endormi puis réveillé de nouveau, car la scène était toute différente. Il ne s’agissait plus de moi, de rien qui se rapportait à moi, il ne s'agissait pas de mes retours nocturnes dans le quartier du port mais d’une immense falaise où nichaient des oiseaux. Mon souvenir de ce récit était très incomplet. Depuis, j’ai voulu l’étayer avec des noms de lieux que j’ai recherchés sur la carte, et à présent je peux affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agissait de la falaise de Látrabjarg. Donc, un weekend de printemps, ils se rendent en Islande, au sommet de la falaise de Látrabjarg, et là ils observent des oiseaux. Gaïa découvre que son père s'intéresse aux oiseaux, ce qu’elle n’avait pas imaginé jusqu'alors, et même qu’il est un fin connaisseur de leurs espèces, de leurs habitats et de leu...

Billie Jean

Je ne baisse qu’à demi le store de la porte-fenêtre de ma chambre pour laisser filtrer un peu de lumière entre les lattes, pour faire des ombres en noir et blanc sur mon lit et dans cette même pièce où sont mes étagères de livres, et aussi pour surveiller l'avancée de la nuit derrière le balcon, pour voir où en est la lumière, chaque fois que je me réveille. Et cette fois, je me suis réveillé à 02:30, et deux séries de souvenirs se sont superposées devant moi, ou juxtaposées peut-être, comme sur deux écrans qu’on aurait posés dans le noir, au fond d'une galerie d’art contemporain, comme au fond d’une caverne où on entend résonner les vagues de la mer. La première série concernait des souvenirs de mon adolescence, quand j’avais seize ou dix-sept ans et que je fréquentais les surprises-parties. J’avais bien conscience alors que, quand on a passé deux ou trois heures à danser dans une surprise-partie, le but est d’en repartir avec une fille. En emmenant une fille comme un butin. Q...

La fanfare

Gaïa était élève de maternelle quand l’aventure de l'école de musique a commencé et, à sa suite, celle de la fanfare. Le quartier des Aulnes où elle habitait comptait une école et un collège publics où étaient scolarisés une majorité d’enfants du quartier, mais d’autres familles donnaient leur préférence à un établissement catholique situé dans le centre historique. Gaïa était alors élève de la maternelle Henri Wallon située à deux pas de chez elle. Ses parents hésitaient quant au choix qu’ils feraient au moment de son passage au CP. Il était souvent question de ce dilemme, le printemps venu, autour des barbecues du samedi soir, où différents avis s’exprimaient en phrases courtes, prononcées avec calme, dont chacune ne contenait qu’un seul argument, tandis que dans l'air flottait le parfum de la viande grillée mêlé à celui des pittosporums, et que se faisait entendre le doux bruit de la rivière en contrebas. Et comme on ne voulait surtout pas s’enfermer dans un choix partisan, ...

Entrée de Proust

Assez tôt, j’ai commencé à ne plus trop répondre au téléphone et à ne plus voyager. J’avais noué à Nice quelques amitiés. Il m’arrivait encore d’accompagner des dames au spectacle, puis de dîner avec elles et parfois même de les raccompagner. J’en tirais du plaisir, j’en éprouvais de la reconnaissance à leur égard, mais ces occasions étaient rares, je ne les recherchais pas. La lecture et les promenades solitaires sont devenues mes principales occupations. Je ne lisais guère de livres nouveaux, je relisais plutôt ceux que, dans ma jeunesse, j’avais aimés, mais avec l’impression de les lire trop vite, de ne pas leur accorder l’attention qu’ils méritaient. Ma question était alors de savoir quels livres il faudrait que je relise un jour, quand je n’aurais plus besoin de gagner ma vie, quand les passions se seraient éteintes. C'était chaque fois comme un premier voyage qu’on fait en Italie, dans une ville dont on gravit les rues en pente sous les balcons étroits qui regardent la mer, e...

L'intrus

Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle. Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit. Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adress...

Le Pays sans nom

Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore. Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres d...