Accéder au contenu principal

Articles

Who By Fire

LE TÉMOIN: Son père ne croyait en rien. ELLE: Son père doutait que des hommes aient marché sur la lune, jusqu'à son dernier jour. Il doutait même que les avions décollent et atterrissent. Il doutait de tout. Il ne voulait croire en rien. LE TÉMOIN: Il avait peut-être des raisons pour cela. Son enfance algéroise. ELLE: Il appartenait alors à la communauté la plus pauvre, celle des pêcheurs de coraux, venus en balancelles de la côte amalfitaine, et que des prêtres catholiques prenaient sous leur protection. LE TÉMOIN: On imagine la protection. On en imagine le prix. ELLE: Il parlait de tiroirs remplis de billets de banque dans lesquels ces enfants, des garçons, pouvaient se servir pour nourrir leurs familles. LE TÉMOIN: On imagine le prix. ELLE: Taisez-vous! Il n’aurait pas voulu qu'on dise le prix. Il avait honte. LE TÉMOIN: Je comprends. Je respecte. Mais désormais, il ne croyait plus en rien. ELLE: Si, il croyait encore à quelque chose. LE TÉMOIN: À quoi? ELLE: À la voix de l’...

Silhouette effacée

Parfois, je vais si loin à pied que je n’ai plus la force de revenir. Il faut que je sois sur la ligne du tramway. Je monte alors dans le premier qui passe, où je resterai debout, dans une voiture qui se vide au fur et à mesure qu’on grimpe vers les quartiers nord. Là-haut, c’est la nuit, dans une rue déserte où les colombes roucoulent dans les arbres.

Lived In Bars

LUI: On voit pulluler, sur Instagram, d’étranges objets numériques qu’on désigne sous le nom reels , qui font s’enchaîner des pages dont le nombre ne dépasse guère, le plus souvent, la demi-douzaine. Et sur chaque page, il y a une image, fixe ou animée à laquelle bien souvent on superpose un texte. Et à tout ceci, assez souvent, on superpose de la musique. Le tout prenant la forme d’un petit film, dont la durée ne dépasse pas quelques secondes, avec cette différence encore que les pages se présentent en format vertical, qui est habituellement celui du livre, plutôt qu’en format horizontal, qui est celui des écrans de cinéma. Et un autre point important est que ces petites machines se composent d’images et de textes produits par l’auteur, mais aussi d’emprunts, ceux d’images ou de textes récoltés sur la toile, si bien que, dans la musique, on peut reconnaître une chanson des Beatles et, qu’entre deux images originales, inconnues jusqu’alors, on peut voir apparaître un tableau du Caravag...

La place du marché

Nous étions partis de Venise en fin de matinée. Nous avions décidé de nous arrêter pour déjeuner à une soixantaine de kilomètres de là, dans une ville historique, peu importe laquelle, je ne dirai pas son nom. Une ville où nous n’avions jamais été, ma compagne ni moi. C’était le printemps, un ciel couvert, une chaleur lourde. Nous sommes arrivés à pied sur la place du marché. Elle était entourée de bâtiments anciens. Le marché était sur le point de finir et il s’est mis à pleuvoir. Nous aurions voulu acheter de la charcuterie et des fromages pour les ramener chez nous, mais nous arrivions trop tard. Les tréteaux étaient démontés, un à un, les marchandises transportées à l'intérieur des camionnettes. Des goélands criaient et battaient des ailes. Ils pillaient avec leurs becs un sol jonché de détritus. Nous nous sommes mis à la recherche d’un restaurant. Nous avons marché dans une galerie à colonnades, jusqu'à en trouver un, à la devanture de bois ornée de céramiques, qui parais...

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge. Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde...

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme! Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux ...