mercredi 31 janvier 2024

La faute d’Alexandre Loujine

Au haut de l’avenue Borriglione, le tramway tourne dans la rue Puget en direction du boulevard Gorbella. Il croise auparavant la rue des Boers. Des maisons basses précédées de jardins. Des arbres qui débordent des grilles. Des fleurs et leurs oiseaux. Aucun commerce. Cette zone intermédiaire a un air de faubourg. C’est là que j’habitais.
La plupart de mes journées se passaient à la bibliothèque du boulevard Dubouchage où j’occupais un emploi subalterne; et chaque soir je prenais le tramway pour rentrer chez moi. Mon existence, durant bien des années, s’est résumée à cela. Je me souviens d’avoir fréquenté un cercle d’ornithologie dont l’activité principale consistait à observer les oiseaux gîtant à l’embouchure du Var, dans les roseaux. Puis, une autre surveillance m’avait requis, celle d’Alexandre Loujine.
Celui-ci avait été nommé conseiller culturel au consulat de Russie, et deux ou trois après-midi par semaine, il se mêlait au public de notre salle de lecture. Je voyais les ouvrages qu’il consultait. Il se documentait sur la communauté russe qui s’était formée à Nice au dix-neuvième siècle, qui y était demeurée après la révolution bolchévique de 1917 et à laquelle ma propre famille avait appartenu. J’avais en tête le but poursuivi par son administration, qui avait été annoncé par les autorités de Moscou et dont la presse locale et nationale s’était faite écho: celui d’obtenir de la justice française qu’elle accorde à la fédération de Russie le droit de propriété sur la cathédrale Saint-Nicolas située à proximité du boulevard Tzarévitch — ce qui reviendrait à en déposséder l’association cultuelle locale, qui l’avait administrée, protégée et animée religieusement, dans la plus pure tradition orthodoxe, pendant toute la période où l’ancien empire était aux mains des communistes. Et ce but, bien sûr, je le réprouvais. Pour autant, l’idée d’espionner Alexandre Loujine était absurde. D’abord parce qu’elle supposait qu’il y eût, dans la vie du personnage, un secret assez honteux pour le perdre de réputation. Ensuite, parce que Loujine occupait, dans l’administration consulaire, un poste aussi peu important que le mien à la bibliothèque municipale, et que par conséquent la fédération de Russie n’aurait eu aucun mal à se passer de lui pour venir à bout de son projet, si tant est que j’aurais réussi à le confondre. Enfin, parce que la cathédrale Saint-Nicolas, en changeant de patrie symbolique — c’est-à-dire en quittant l'archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du Patriarcat œcuménique de Constantinople, pour entrer dans le diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie — ne perdrait sans doute rien de son charme ni de ses fonctions sacerdotales. Et, d’ailleurs, si moi-même je la fréquentais encore, ce n’était jamais qu’en me tenant au dernier rang des fidèles, près de la porte, pour assister aux offices trois ou quatre fois dans l’année, moins par attachement aux rites religieux que pour le plaisir d’entendre parler la langue que j’avais apprise auprès des miens, lorsque j’étais enfant.
Hélas, j’avais rompu presque toute relation avec les autres, si bien que je ne m’ouvris à quiconque de la sombre hostilité que m’inspirait le personnage. Si j’avais eu la bonne idée d’en parler à la patronne de la pizzeria de l’avenue Cyrille Besset où je passe du temps le samedi soir, point de doute que celle-ci aurait ri de moi et qu’elle m’aurait ainsi évité de m’enfoncer dans mon délire. Mais non, je me suis mis à espionner Alexandre Loujine par simple curiosité d’abord, parce que l’occasion se présentait de le faire, mais aussi parce que ma vie était vide, et parce qu’Alexandre Loujine me paraissait aussi riche et brillant que j’étais pauvre et effacé.


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dimanche 21 janvier 2024

Penny Lane

LUI: Un sideman est un musicien de jazz qu’on engage pour enregistrer avec une formation dont il n'est pas un membre permanent. C’est un bon professionnel.
ELLE: C’était un rôle pour toi.
LUI: J’aurais beaucoup voyagé. Je me serais promené à New York, Chicago, Los Angeles avec mon instrument.
ELLE: Quel instrument?
LUI: Disons un saxophone. Ou une trompette.
ELLE: Tu ne sembles pas bien fixé.
LUI: L’important est que je puisse transporter cet instrument avec moi. Dans une boîte ou un sac que je porte en bandoulière, qui ne se remarque pas trop. Et me voilà dans la ville où on m’attend. Le rendez-vous a été fixé par téléphone, plusieurs semaines auparavant, je suis arrivé par avion, j’ai dormi à l’hôtel, maintenant je prends le métro ou un taxi qui me conduit au studio.
ELLE: Ce n’est pas toi le patron.
LE TÉMOIN: Ce n’est pas lui le maître. Ce n’est pas lui qu’on verra en photo sur la pochette du disque. C’est un intermittent du spectacle, un travailleur indépendant.
ELLE: Il a dit, un bon professionnel. Payé au cachet.
LE TÉMOIN: Connu, respecté dans le métier, un excellent technicien, capable de s’adapter aux projets les plus divers.
ELLE: C’est lui qu’on appelle en dernier. Quand le projet est déjà bien ficelé. Au moment de boucler. On se dit alors qu’il manque quelque chose ou quelqu’un. Un dernier participant qui sera extérieur au groupe, extérieur au projet mais qui, par son savoir-faire, permettra que les pièces tiennent ensemble. Que la machine fonctionne. Qui fera vibrer le tout, résonner comme une cloche.
LE TÉMOIN: Un expert. Un médecin qui arrive avec sa trousse au chevet du malade. Un comptable qu’on appelle pour vérifier les comptes d’une entreprise, avant que le fisc ne s’en mêle et emporte les livres. Ou peut-être un serrurier, capable d’ouvrir les portes qu’on a refermées malencontreusement derrière soi, en laissant les clés à l’intérieur. Ou encore un perceur de coffres-forts.
ELLE: Oui, c’est cela. Un perceur de coffres-forts. Dites-moi de quel type est le coffre, dites-moi où il se trouve, laissez-moi le temps qu’il faut et je l’ouvrirai.
LE TÉMOIN: Il dit son prix. Peu lui importe ce qu’on trouvera ou qu’on ne trouvera pas à l’intérieur du coffre. Il ne veut pas le savoir. Ce n’est pas son affaire. L’affaire n’est pas son affaire. Il travaille pour ceux qui l’ont conçue. Il ouvre le coffre, on lui paye le prix convenu, il recompte les billets, puis il s’en va. Ni vu, ni connu.
ELLE: Sans aucune idée de gloire. Il est le Chat botté. Celui qui ouvre le château pour le compte de son maître, le prétendu marquis de Carabas. Celui qui se fait son valet, qui se met à son service, mais qui est plus malin que lui.
LUI: Il est celui qui opère par la ruse plutôt que par la force. Qui tend des pièges. Qui use de stratagèmes compliqués. De mille expédients.
LE TÉMOIN: Il laissera son empreinte en ce monde, mais lui s’efface déjà. Plus tard, on aura beaucoup de mal à retrouver son nom.
LUI: J’aurais voulu être le David Mason qui joue ses notes de trompette piccolo dans Penny Lane des Beatles.
ELLE: Pourquoi? Ce n’est pas toi?

vendredi 19 janvier 2024

Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

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