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Articles

Tadira

1. Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques. Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un ...

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr assis à l’avant, il donnait des ordres au conducteur. Nous parlons en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où s’est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter leurs histoires. Occupé la plupart du temps à jouer aux échecs avec des inconnus dans ...

L'élève malgracieuse

Je comprenais mal pourquoi cette femme m’emmenait son enfant. La fillette ne montrait aucune aptitude pour le piano, ni même aucun goût, et la mère ne paraissait pas riche. Elle parlait de son mari, le père de cette enfant, qui était ingénieur dans une usine située sur l'estuaire de la Gironde, à Blaye, près de Bordeaux, où ils avaient une maison, blanche, luxueuse, avec des domestiques, où elles ne tarderaient pas à aller le rejoindre; mais, dans ce qu’elle disait (ce n’était pas un récit, juste des paroles décousues, un propos dont je m’efforçais tant bien que mal de réunir les morceaux), impossible de comprendre pourquoi et comment elles les avaient quittés, la maison et lui, et ce qu’elles faisaient ici. Elle me payait une leçon après l’autre, avec des pièces de monnaie et des billets chiffonnés qu’elle sortait d’une petite bourse brodée de perles, en même temps qu’elle me remerciait et qu’elle félicitait l’enfant, avec des sourires grimaçants, pour les progrès qu’elle faisait...

Les émeutiers

1. Réveillé, la nuit dernière encore, par des bruits d'émeutes. Ils correspondent à des rêves. Je veux dire que je rêve d’émeutes et que j’entends les bruits de ces émeutes, les fracas à peine assourdis. Il se peut que ce soient mes rêves qui me les fassent entendre, mais il se peut aussi que ce soient des bruits que j’entends durant mon sommeil qui me fassent rêver. Dans la journée, le plus souvent, je n’y pense pas, mais il m’arrive aussi, en me promenant dans les rues voisines, d’en repérer de possibles traces. Des éclats de verre, des boulons, des manches de pioches, des barres de fer, des éléments de carrosseries incendiées. Des véhicules blindés. Je découvre tel vestige repoussé sur le bord du trottoir, et je m’arrête pour mieux le regarder. Quand je lève les yeux, je croise le regard d’un autre passant qui s’est arrêté, lui aussi, devant la même découverte, et qui semble intrigué. Mais nos lèvres restent serrées et, bien vite, nous détournons la tête, nous reprenons notre ch...

Phyllis

J’ai vu Phyllis quand la voiture s’est arrêtée devant le petit restaurant de Jim et qu’elle en est descendue. Il était un peu plus de minuit. J’étais debout à l’entrée de la ruelle, à côté du restaurant, là où je me tiens le plus souvent à cette heure de la nuit. L’entrée de mon immeuble est dans la ruelle, derrière moi, à quelques pas seulement, et une fois monté dans ma chambre, je me tiens debout, un long moment encore, devant ma fenêtre. Quand Phyllis est descendue de la voiture, elle ne m’a pas vu, ou elle a fait semblant de ne pas me voir. Il faut dire qu’elle baissait la tête parce qu’il pleuvait un peu. Elle tenait d’une main son petit sac au-dessus de sa tête pour protéger ses cheveux. Elle était pressée de rentrer chez elle pour se mettre à l’abri. Elle habite tout près. Quel âge peut avoir cette gamine? Elle m’a dit vingt-cinq ans, je dirais plutôt vingt-deux ou vingt-trois, peut-être moins. Que vient-elle faire ici? Elle me lit les lettres de sa mère. Chaque fois, elle m’ap...

Cap-d'Ail

Nous nous sommes installés dans un cabanon, devant la mer. Il avait été construit au pied de la montagne. Trois autres cabanons semblables s'alignaient là. La paroi rocheuse projetait son ombre sur la plage de galets. La route et la voie ferrée passaient très haut au-dessus de nous. Nous ne pouvions pas les voir. Les oiseaux blancs s'envolaient au grondement des trains. J'avais apporté ma machine à écrire, je pouvais travailler, mais nous n'avions pas l'électricité, si bien que nous ne pouvions pas écouter de musique. La nuit encore, quand l'unique pièce du cabanon était éclairée par des bougies, qu'il restait un fond de vin rouge dans nos verres, nous traversions la plage pour nous baigner. Je nageais loin. J'ai appris qu'un célèbre architecte s'était suicidé l'été précédent dans l'un des cabanons voisins. J'ai enquêté au village où nous recevions notre courrier. Une poignée d'habitués assis à la terrasse du café, les taches d...

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien.  C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestr...