mercredi 29 novembre 2023

Tadira

1.
Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques. Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un quai où se côtoient quelques dizaines de barques de pêche, qu’on appelle des pointus, et d’autres quais, hélas, qui s’étendent à perte de vue, où d’énormes bâtiments désarmés attendent et se rouillent. Personne n'ose plus aller au bout des quais, où on croirait qu’il pleut toujours. Il arrive encore que des cargos entrent et sortent du port, mais on préfère ne pas savoir ce qu’ils transportent. Quant aux marins qui forment leurs équipages et qui profitent de cette escale pour se s'enivrer, on préfère ne pas avoir affaire à eux.

2.
L’histoire de Tadira est celle d’un oubli, l’oubli du port qu’elle a au creux du ventre, mais cet oubli n’est pas absolu, le port revient dans les rêves des habitants de Tadira. La plupart en savent beaucoup plus qu’ils ne croient à propos de l’ancienne civilisation qui avait partie liée avec les Royaumes du Sud, et ce qu’ils savent hante leurs rêves et même, dans les contes qu’ils racontent à leurs enfants, il y a des Princesse et des Prodiges qui viennent de l’ancienne mémoire des Royaumes du Sud; il y a des Magiciens et des Brigands, des Carrosses et des Chats; No ideas but in things, écrit William Carlos Williams,. On ne sait pas où ni comment les idées s’inscrivent dans les choses mais le fait est que l’oubli est beaucoup moins absolu qu’on voudrait le faire croire. Personne aujourd’hui ne veut plus traverser la mer pour renouer avec les Royaumes du Sud, avec ce qu'il en reste, mais il suffira d’une nuit légendaire où une goélette accostera, apportant d'heureuses nouvelles, et les Magiciens illico reprendront du service, les Princesses s’envoleront de nouveau sur des tapis volants, et les marins de nouveau joueront de l’accordéon dans les rues, puis ils noueront leurs foulards aux cous des belles plutôt que de se battre.

3.
Je fais un usage quotidien du tramway. Je l’emprunte pour me rendre dans tel quartier que je ne connais pas, ou dont je ne suis pas sûr de bien me souvenir, et par chance il en reste beaucoup. C’est Jorge Luis Borges, je crois, qui dit que Tadira est infinie, ou n'est-ce pas plutôt Vladimir Nabokov qui dit cela à propos de l'Ulysse de Joyce? Je dois confondre. Et là où je descends, j’entreprends d’explorer les rues et les places, plus systématiquement encore les jardins, les zoos, les cimetières, mais pas les grands magasins, les boutiques de luxe, je n’entre pas dans ces lieux, que pourrais-je y trouver, qu’aurais-je envie d’y acheter ou seulement de me faire montrer, maintenant que Madeleine n’est plus là à qui je puisse offrir tel vêtement ou tel flacon de parfum (j’y pense, quand elle était petite, son grand-père l’appelait zingara). Je néglige ainsi presque tous les commerces, mais pas les minuscules échoppes qu’on voit fournies en denrées alimentaires venues des anciens Royaumes du Sud, d’Abrar plus précisément, puisque Abrar est la capitale des Royaumes du Sud, située en face de Tadira, de l’autre côté de la mer, sa jumelle en quelque sorte, ou plutôt son double spéculaire, la mer intérieure tenant lieu de miroir, et laquelle des deux serait le reflet de l’autre, laquelle est la vraie et laquelle un fantasme? Dans ces boutiques souvent étroites et sombres, je ne résiste pas aux pistaches et aux dattes, à l’odeur du café qu’on torréfie lentement, aux épices de toutes sortes, aux thés venus on ne sait d’où, bien que je possède déjà une telle collection de thés que je pourrais moi-même ouvrir une boutique. Je garde ces explorations pour mes après-midis. Je m’en vais après la sieste et je rentre aussi tard que possible, tant que mes jambes peuvent me porter, je marche, puis j'attrape un tramway, souvent il fait nuit déjà, le tramway est vide, même si en cette saison les journées n’en finissent pas, il faut bien qu'à la fin elles finissent, et quand je suis enfin rendu chez moi, je referme ma porte, j’allume ma radio, je dispose sur une assiette une tomate et une boite de sardines, je me prépare un unique verre de pastis, d’anisette ou d’ouzo, je finis mon pain avec de l’huile d’olive, puis, la fatigue aidant, et après que j'aie chargé sur ma tablette un film (le dernier ce fut Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul), je peux défaire mon lit.

4.
Le bassin le plus ancien du port, où l’eau est la plus profonde et la plus noire, se trouve au pied d’une côte escarpée, dans une crique qui ressemble à un gouffre. Une route la domine de très haut et offre, dans ses virages, une vue vertigineuse sur le golfe. Mais au plus près de l’eau, les anciens contrebandiers ont creusé dans la roche un sentier sinueux qui est fréquenté, aujourd’hui, par des groupes peu nombreux d’amateurs de beaux paysages et de sensations fortes. Car, tant que la mer est plate, il suffit au promeneur de regarder où il met les pieds, mais aussitôt qu’elle s’agite, les vagues vous éclaboussent, vous fouettent et menacent de vous emporter. Si vous vous y aventurez, un beau matin de printemps, vous rencontrerez d’abord des pêcheurs à la ligne qui vous tourneront le dos. Des présences anodines. Ceux-là viennent pour la solitude. Vous respecterez ce vœu. Puis ce seront de petits groupes de baigneuses et de baigneurs accrochés aux rochers. Ils sont d’âges très divers, ici une adolescente, là un vieillard maigre et long, à la peau bronzée et tellement parcheminée qu’on la croirait couverte d’écailles, capable de rester debout longtemps, sur une seule jambe, de s’enrouler sur lui-même et de se dérouler comme un serpent. Ces habitants des rochers forment des familles ou de petits clans d’habitués auxquels vous ne vous agrégerez pas si vous n'y êtes pas parrainé par l'un de ses membres. Ils peuvent passer là de longues heures à lire, à bavarder, à partager le peu de nourriture que chacun apporte (des farcis, des acras, de la pissaladière, des cerises ou des figues quand il y en a), à s’enduire mutuellement de crème solaire, à se livrer à des exercices de yoga ou de tai-chi-chuan. Ils s’inquiètent pour ceux d’entre eux qui nagent trop loin, qui chantent à pleins poumons des airs d’opéra en faisant la planche, qui disparaissent derrière un rocher. Ils ont hâte de les voir revenir. Enfin, si vous franchissez une certaine limite, vous apercevrez des corps nus, tapis dans des creux ou sautant d’un rocher à l’autre, vous surprendrez des regards et vous comprendrez que vous entrez là dans le domaine des étreintes furtives. À vous de savoir si vous souhaitez aller plus loin. Rien dans tout cela qui dépasse l’entendement. Pourtant les choses se compliquent quand on parle de chiffres. D’après ceux qu’on connaît, le total de personnes ayant fréquenté le sentier des contrebandiers, au cours d’une année, même pour une seule visite, s'élèverait à quelques centaines, tandis que la ville compte plus d’un million d’habitants. Une proportion infime. Pourtant les psychothérapeutes et les psychanalystes de Tadira (ils sont réputés pour leur haute compétence, il est arrivé qu’on compare Tadira à la Trieste d’Edoardo Weiss et d’Italo Svevo) affirment que beaucoup de leurs patients, à un moment ou un autre de leur cure, parlent de ce lieu parce qu’ils l’ont vu en rêve. Aucun doute que c’est bien lui, encore qu’ils affirment n’y être jamais allés (mais le thérapeute, oui, il faut croire qu’il y est allé, puisqu’il le reconnaît à la description qui en est faite, les yeux fermés). Une telle bizarrerie peut avoir plusieurs explications. J’en vois deux. La plus simple et la plus crédible est que les personnes concernées se sont aventurées, un jour dans leur vie, ou peut-être une nuit, seules ou accompagnées, sur le sentier des contrebandiers, mais que, pour une raison ou pour une autre, elles ont voulu oublier cette circonstance, et qu’ainsi leurs rêves ramènent le souvenir d’une amour enfantine, d’un égarement peut-être, ancien et refoulé, et le désir aussi. L’autre explication est que, si le sentier existe bien dans le monde matériel, ceux qui le hantent sont des sortes de divinités capables d’apparaître quand elles le veulent dans les rêves des habitants de Tadira comme dans ceux de tous les voyageurs venus un jour dans cette ville. La Grèce ancienne avait son Olympe. Tadira a un sentier du bord de mer où des nymphes et des sorciers vous attendent. Ou des anges.

5.
Pourquoi cette pluie? Le jour, avec le soleil, on a une impression de gaité. Deux ou trois magasins ouverts, de matériels de plongée sous-marine, de pêche et de yachting. Deux restaurants aux terrasses ombragées où manger des fritures de poissons et boire des pichets de vin blanc. Mais le soir inexplicablement les choses se compliquent. La brume sur le quai quand des groupes garçons viennent des quartiers Nord pour s’entraîner à la boxe. La pluie. Le jour, les voiles qui passent la digue basculent dans le soleil. La nuit, l’odeur de sueur, les halètements des garçons qui sautent à la corde, qui s’abritent derrière leurs gants, qui frappent au visage, les ordres criés de l’entraîneur. Plus tard encore les cabarets et leurs musiques. Un jour j’irai louer une chambre meublée au-dessus d’un cabaret et je ne quitterai plus le port. J'habiterai les quais. Debout à la fenêtre, je regarderai au loin les voiles qui se gonflent et s'inclinent. Je serai une silhouette qui marche sur les quais, qui erre dans les ruelles adjacentes comme sans toucher le sol, la tête dans la clarté des lampadaires mouillés de pluie. Je sais que les royaumes du Sud furent annexés par ceux du Nord. Voulez-vous connaître l’histoire? Je vous la dirai. Quelle Muse pour m’aider à chanter la guerre au prix de laquelle Abrar fut asservie par Tadira, ni celle au prix de laquelle Abrar, plusieurs décennies plus tard, se libéra de la honte, des mensonges, des tortures causées par Tadira? Que revienne la paix, Ô Muse, inspire-moi!

6.
Tu n’as pas connu l’Algérie, dit mon frère lui aussi expulsé du pays connu en vingt-quatre heures (Hélène Cixous). Il m’arrive de m’en éloigner beaucoup, de passer des mois dans les quartiers Nord sans jamais revenir vers la mer. Là-bas personne ne semble se souvenir du port. Il y a des parcs où des enfants jouent au ballon au pied de grands immeubles toujours en construction dont on ne sait pas quelle hauteur ils finiront par atteindre, des cerfs-volants dans le ciel, des pluies qui s’abattent le soir, descendues des montagnes et que tout le monde applaudit. Alors on quitte les parcs en courant, les enfants s’abritent la tête avec leurs cartables tandis que leurs mères forment derrière eux une escorte rieuse, les pieds nus dans des sandales. Elles cherchent des yeux un homme qui vient à leur rencontre avec un parapluie. Oui, tu te souviens de ce garçon, il était amoureux de toi déjà à la maternelle. Le port n’est plus leur affaire et quelquefois, je me dis qu’il n’est plus la mienne non plus, qu'il ne devrait plus l'être, mais d’autres fois je songe à Abrar. C’est là-bas que je suis né et de là-bas que les miens ont été expulsés à l’issue de 132 ans d'annexion coloniale. En dépit de ces expulsions ou à cause d’elles, les habitants d'Abrar n’ont jamais retrouvé la liberté, ni la sécurité, ni la richesse. Je me souviens des exactions commises à Abrar par les puissances du Nord, imaginées, organisées, planifiées par des personnes qui regardaient Abrar comme une autre planète, qui méprisaient les colons aussi bien que les indigènes. À quel moment l’autobus passait-il près du Jardin d’Essais et à quel moment derrière le Ravin de la Femme Sauvage, au fond duquel j’imaginais que la pauvre avait dû s’enfouir, abritant sa folie dans les roseaux et les eucalyptus qui l’avaient envahi et qu’agitait le vent de la mer chargé de sable? Tu n’as pas connu l’Algérie. Moi-même, ce reproche, je l’ai fait à ma petite sœur quand nous étions enfants, avant que tant de fois me l’adressent des personnes qui avaient fait le voyage que je refusais de faire et qui à présent connaissaient la ville bien mieux que moi, encore que celle-ci fût comme une maladie dont je n’aurais pas guéri.

7.
Abrar occupe le sommeil de mes nuits et le sommeil de mes nuits me dit qu'Abrar fut une colonie peuplée par des socialistes utopiques (saint-simoniens), des pêcheurs de coraux venus en barque de la côte amalfitaine, des jardiniers exilés des Îles Baléares, experts dans la culture des vignes. Il va de soi que le sommeil de mes nuits ne dit pas toute la vérité, même si je sais qu’il dit toujours la vérité, ou plutôt que je ne sais de vérité que celle qu’il me dit. Il dit que les colons ensemble avec les populations locales — Musulmans et Juifs —, pendant des décennies, ont expérimenté les formes d’une vie commune (plusieurs langues, plusieurs peuples, plusieurs religions, ou pas de religion du tout), d'un partage tordu de douleurs et souvent de délices, dont les Puissances du Nord comme celles du Sud n’ont jamais voulu. Il fallait que l’expérience échouât. Le nombre de morts, le chagrin, la pauvreté ne comptaient pas, pourvu qu’elle échoue. Et il faudra qu’un jour pourtant, d'épaule nue, elle réussisse.

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr assis à l’avant, il donnait des ordres au conducteur. Nous parlons en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où s’est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter leurs histoires. Occupé la plupart du temps à jouer aux échecs avec des inconnus dans un café où je prends mes repas. Puis, les cours de linguistique que je donne dans une salle des festins équipée d’un tableau noir. Mes étudiants gardent la tête baissée sur les cahiers où ils écrivent. Je ne connais pas leurs noms, ni le son de leurs voix. Je ne suis pas certain de leur compréhension. Ils repartent en tramway. Ils regagnent les écoles où ils enseignent à lire à des enfants. Certains, arrivés au port, s’embarquent pour leurs lointains pays. De celui qui était le plus timide mais aussi le plus studieux, nous apprendrons qu’il a participé aux émeutes qui ont entraîné la chute de l’ancien président, et qu’il occupe un poste important auprès de celui qui l’a remplacé.


mardi 28 novembre 2023

L'élève malgracieuse

Je comprenais mal pourquoi cette femme m’emmenait son enfant. La fillette ne montrait aucune aptitude pour le piano, ni même aucun goût, et la mère ne paraissait pas riche. Elle parlait de son mari, le père de cette enfant, qui était ingénieur dans une usine située sur l'estuaire de la Gironde, à Blaye, près de Bordeaux, où ils avaient une maison, blanche, luxueuse, avec des domestiques, où elles ne tarderaient pas à aller le rejoindre; mais, dans ce qu’elle disait (ce n’était pas un récit, juste des paroles décousues, un propos dont je m’efforçais tant bien que mal de réunir les morceaux), impossible de comprendre pourquoi et comment elles les avaient quittés, la maison et lui, et ce qu’elles faisaient ici. Elle me payait une leçon après l’autre, avec des pièces de monnaie et des billets chiffonnés qu’elle sortait d’une petite bourse brodée de perles, en même temps qu’elle me remerciait et qu’elle félicitait l’enfant, avec des sourires grimaçants, pour les progrès qu’elle faisait, qui (selon elle) satisferaient son père. Et j’étais toujours tenté de lui dire qu’il fallait arrêter là, qu’elle pouvait garder son argent, qu’il valait mieux ne plus revenir, qu’en réalité l’enfant ne progressait pas du tout, que celle-ci n’avait aucune disposition pour le piano, aucun goût pour la musique, aucune oreille, que je regrettais de la voir engager avec moi des dépenses inutiles, mais je m’abstenais de le faire, songeant que ces leçons représentaient peut-être le seul luxe dans leur vie, et comme le seul espoir de satisfaire ce père qu’on ne voyait pas, qui était resté là-bas et qu’on irait bientôt rejoindre, si du moins la mère ne se trompait pas, si elle avait une juste perception de la situation dans laquelle elles se trouvaient, l’enfant et elle, si ce père existait vraiment. Car l’histoire ne tenait pas debout. Pourquoi, si la famille disposait là-bas d’une si belle maison, habitaient-elles ici, dans ce quartier de Pigalle où j’habitais moi-même, Cité Véron, un petit appartement où je donnais mes leçons de piano, où je recevais mes élèves et où il me semblait qu’elles venaient en voisines?
Pendant que l’enfant jouait mal du piano, qu’elle ne progressait pas du tout, qu’elle me tapait sur les nerfs, la mère nous tournait le dos et regardait par la fenêtre. Elle ne cessait pas de parler. De bredouiller. D’une voix douce, monotone, s’adressant à la vitre, à la rue et au ciel gris derrière la vitre. Parfois, sans se retourner, elle disait:
— Ne m’écoutez pas. Ne tenez aucun compte de ce que je dis. Je suis désolée, je suis un vrai moulin à paroles, une pipelette (ici, un petit rire), mais maintenant c’est juré, je me tais.
Et elle ne cessait d’évoquer Blaye, l’estuaire de la Gironde et les lourds navires qui glissaient au loin, sous les nuages gris, faisant retentir leurs trompes et leurs sirènes enrouées, dont le bruit semblait remonter du fond de la mer.

Le soir, quand celle-ci m’appelait, je racontais à Viviane le rituel immuable et triste de ces leçons. Je disais:
— Elle prétend que là-bas, l’été dure longtemps, que les soirées sont longues, que la villa possède une terrasse où viennent dîner les cadres de l’usine accompagnés de leurs épouses, ce qui exige de sa part de longs préparatifs, le choix minutieux du menu et des fournisseurs, celui d’une robe, d’une coiffure, l’arrangement des bouquets de fleurs, un plan de table compliqué, des tâches qu’elle accomplit d’une manière qui fait l’admiration de tous et la fierté de son mari.
— Comment est-elle habillée, s’enquérait Viviane?
— Mal, comme une femme pauvre et sans goût, toujours le même manteau.
— Comme une femme mal aimée, tu veux dire. Quel âge a-t-elle?
— Celui d’être la mère d’une fillette de huit ans. Sans grâce.
— Et elle ne te regarde pas? Elle ne cherche pas à te séduire, à obtenir de toi aucun secours?
— Elle regarde par la fenêtre. Elle parle à la fenêtre. Comme l’autre, tu te souviens, parlait aux murs. Comme si elle ne voulait pas nous voir pour être toute à son idée.
— Ou comme si, plutôt, elle ne voulait pas être vue. Et il ne t’arrive pas de la rencontrer en-dehors de chez toi, dans la rue, dans le quartier? Elle se prostitue, peut-être.

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