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Articles

De vrais artistes

Le boulevard Victor Hugo était fermé par des grilles — de hauts portails à lances qui en barraient l'accès côté ouest, à l’angle de l’avenue Jean Médecin, tandis que les mêmes se retrouvaient à l'opposé, à l'entrée du boulevard Dubouchage. Il faisait soleil. On était nombreux à descendre l'avenue Jean Médecin et, en passant devant les grilles, on jetait un regard sur le boulevard Victor Hugo qui était interdit aux véhicules à moteur, et où les passants qui marchaient sous les arbres en fleurs étaient rares et élégants comme des touristes anglais. En quoi il fallait comprendre que, depuis quelques années que j'étais mort, les riches avaient fermé derrière eux le quartier qu’ils habitent, un quartier que j’ai fréquenté quand j'étais jeune, et dont je garderai jusque dans ma tombe le souvenir de belles matinées de printemps comme celle-ci, où une fois encore Louise m’avait écrit qu’elle préférait ne plus me voir pendant quelques semaines ou quelques mois, et où j...

Au Nuart Theatre

Souvent, l'après-midi, j’allais au cinéma. Un petit cinéma s'était ouvert dans la rue Prince Maurice, derrière le multiplexe Pathé de la place Philippe Seguin. Il s’appelait Nuart Theatre, comme celui, légendaire, ouvert en 1930 à Los Angeles, sur Santa Monica Boulevard, et qui existe encore. Chaque salle du multiplexe Pathé devait accueillir quarante fois plus de spectateurs que notre petit Nuart Theatre local. Sur la place Philippe Seguin, les terrasses de restaurants restaient ouvertes jusque tard dans la soirée, tandis que la rue Prince Maurice était mal éclairée et longeait la voie ferrée du train des Pignes, qui relie la ville à son arrière-pays montagneux. Le Nuart Theatre était tenu par un certain Georg Duncan. Il en était le propriétaire ainsi que l’unique employé. Il m’est difficile de me souvenir aujourd'hui de ce que j’ai dit à Georg, de ce que je lui ai appris me concernant, mais il est sans doute la personne à qui j’ai fait le plus de confidences durant cette ...

L'Homme en noir

Je me rends compte à présent que j’ai dû passer pour un drôle d’individu, un type bizarre et un peu inquiétant. Nina me l’avait dit, je ne voulais pas le croire, et puis, il y a quelques jours, elle m’a montré sur son téléphone des photos où on me reconnaît. Elles avaient été prises quand j’habitais rue Dabray et que je passais mes journées et mes nuits à arpenter les rues. Elles figurent sur les comptes Instagram d’abonnés qui s'intéressent aux styles vestimentaires de ceux qu’ils rencontrent dans les rues, dans différentes villes du monde, qu’ils soient jeunes ou vieux pourvu qu’ils fassent preuve de goût et d’inventivité dans la façon de se vêtir, et moi je figure parmi eux encore que je ne sois jamais habillé que de noir. Sans doute est-ce à cause de ma grande taille, de ma maigreur, de mon visage glabre et de mon crâne rasé. Je figure là, par contraste sans doute, parmi ceux qui portent le plus souvent des vêtements charmants et excentriques, aux couleurs audacieuses. C’est le...

Intérieur nuit

Si j’en crois le calendrier, un peu plus d’un an à peine sépare le décès de Louise du moment où je suis venu m’installer rue des Boers, dans le studio que j’occupe à présent et où je profite d’une terrasse abritée. Et trois années encore séparent mon installation à cette nouvelle adresse du moment où j’ai rencontré Rudy, lors de son escale à Nice. Nous marchions, côte à côte, dans la nuit, en direction de l’aéroport, quand Rudy m’a posé une question toute simple et innocente à laquelle, sur le coup, je n’ai pas su répondre. Il a voulu savoir pourquoi j'étais allé me perdre dans un quartier si éloigné du centre-ville. Après son départ, j’y ai réfléchi et pour la première fois j’ai mesuré la place qu’occupe dans ma vie cette année de deuil où j’ai loué une chambre meublée à l’étage du bar-tabac Le Dabray, année durant laquelle j’ai navigué entre le rêve et la réalité, les vivants et les morts. Aujourd'hui, j’ai rejoint la terre ferme, je ne suis plus l’ombre, l'âme errante qu...

Hermione

La première fois que je me suis approché de leur table, que j’ai tiré une chaise et que je me suis assis avec eux, Julien Morelli n’a pas fait l'étonné. Il a dit: — Vous avez mis le temps! Il était comme le roi d’un très petit royaume, qui accueille un voyageur à sa cour, en présence de ses barons réunis. Ensemble ils considèrent celui qui se présente et le jugent à sa mine. Je n’ai pas répondu. Il a dit: — Inutile de demander qui vous envoie! Comment se porte l’inspecteur Auden? Je vois qu’il se fait toujours du souci pour nous. Depuis que l'inspecteur Auden m’avait lancé dans l’aventure, que j’avais commencé de fréquenter L'Agadir, que je les avais observés depuis le comptoir où je restais accoudé, que nos regards s'étaient croisés à travers les volutes de fumée, parmi ceux qui buvaient du café et qui jouaient aux dominos, chaudement couverts parce que le poêle était poussif et que dehors il faisait froid, j’avais essayé plus d’une fois d’imaginer à quoi ressemblerait...

Conte d'été

Leur maison était dans la montée qui conduit au monastère franciscain, au sommet du village. Nous avions dîné dans le jardin qui se trouve derrière la maison, un jardin étroit où on étend du linge, et maintenant il faisait nuit. Ce devait être vers la fin du mois d’août. Je découvrais ces gens. Il devait bien y avoir deux ou trois arbres fruitiers dans ce jardin, je dirais des pruniers, et des cordes tendues entre leurs branches pour y faire sécher du linge. J'imaginais de grands draps qui battent dans le vent, sous des nuages qui filent à toute vitesse en changeant de formes et de couleurs. On était dans la montagne, pas très haut encore, mais pas loin du col qui bascule vers l’Italie. J'étais venu avec Louise. Louise et Charlotte se connaissaient depuis l'enfance, on ne pouvait pas dire qu’elles étaient amies, mais elles avaient un passé commun de militantisme politique hérité de leurs pères, et des attaches dans ce village où Charlotte et Abel avaient cette maison. Louis...

No Sense

Arsène hérite de ses parents leur appartement de la rue de Massingy, le chalet de la Colmiane et une confortable assurance-vie. À dix-huit ans, il décide de vendre l’appartement et le chalet et de revenir à Nice pour vivre de ses rentes. Il louera un petit appartement pas trop cher, dans un quartier tranquille, et il s'efforcera de mener une vie discrète au milieu de personnes occupées davantage que lui à toutes sortes d’activités savantes ou lucratives. Pourquoi veut-il retourner à Nice alors qu’il pourrait continuer d’habiter à Séré en compagnie de son oncle avec lequel il s’entend à merveille, comme s’ils s’étaient toujours connus? La réponse est simple: ayant perdu ses parents et, avec eux, toute raison de choisir un métier pour les années à venir, il veut renouer avec les lieux et les quelques camarades qui sont importants pour lui. Il veut se rapprocher de Nina. Et Pierre n’y voit aucun inconvénient mais il ne peut pas s’empêcher de trouver étrange ce qui leur arrive. Qu’est-...