Souvent, l'après-midi, j’allais au cinéma. Un petit cinéma s'était ouvert dans la rue Prince Maurice, derrière le multiplexe Pathé de la place Philippe Seguin. Il s’appelait Nuart Theatre, comme celui, légendaire, ouvert en 1930 à Los Angeles, sur Santa Monica Boulevard, et qui existe encore. Chaque salle du multiplexe Pathé devait accueillir quarante fois plus de spectateurs que notre petit Nuart Theatre local. Sur la place Philippe Seguin, les terrasses de restaurants restaient ouvertes jusque tard dans la soirée, tandis que la rue Prince Maurice était mal éclairée et longeait la voie ferrée du train des Pignes, qui relie la ville à son arrière-pays montagneux. Le Nuart Theatre était tenu par un certain Georg Duncan. Il en était le propriétaire ainsi que l’unique employé. Il m’est difficile de me souvenir aujourd'hui de ce que j’ai dit à Georg, de ce que je lui ai appris me concernant, mais il est sans doute la personne à qui j’ai fait le plus de confidences durant cette année où j’ai flotté entre deux eaux.
J’allais au Nuart Theatre en remontant la rue Dabray, je n’avais pas deux cents mètres à parcourir. Je payais mon ticket dans le hall sans me préoccuper de savoir à quel vieux classique j’aurais droit. Et comme, dans presque tous les cas, il s’agissait de films que j’avais déjà vus au moins une fois, et comme mes nuits étaient agitées, que je manquais de sommeil, il arrivait souvent que je m’endorme sur mon fauteuil, devant l'écran, dès les premières minutes. Pour autant, je n’étais jamais déçu. Je m’endormais en regardant s’agiter une horde préhistorique au milieu de laquelle apparaissait un beau jour un mégalithe rigoureusement parallélépipédique, et donc inexplicable, et je me réveillais, quelques minutes plus tard, en voyant un vaisseau spatial faire route vers Jupiter. Ou alors, c'était un jeune photographe au visage d'ange qui achetait une énorme hélice en bois dans une boutique d’antiquités perdue dans un quartier de Londres, pas encore à la mode mais qui le deviendrait. Il la chargeait à l'arrière de sa Rolls-Royce décapotable pour la ramener à son studio, puis je le retrouvais, quelques minutes plus tard, en train de photographier un couple qui s'embrassait, debout, dans un parc à la pelouse étonnamment verte, où les feuillages de grands arbres bruissaient dans le vent. Il se cachait pour le faire, non sans que la jeune femme, qui n'était autre que la sublime Vanessa Redgrave, serrée comme elle était dans les bras de son compagnon, surprenne de loin le Nikon F 35 mm dont il braquait sur eux le téléobjectif, raison pour laquelle elle voudrait ensuite récupérer la pellicule. Et, bien sûr, je n’avais aucun mal alors à reconnaître les films dont l’histoire se déroulait sous mes yeux, que j’avais vus et revus maintes fois depuis leur sortie, et auxquels il m'était même arrivé de faire référence dans des articles que j'écrivais pour les Cahiers, mais qui jamais jusque-là ne m'étaient apparus d’un charme aussi puissant.
Il m’arrivait de revenir au Nuart Theatre après dîner, mais c'était alors pour vérifier si les spectateurs étaient nombreux, et, en effet, j'étais le plus souvent rassuré. Tout un public de jeunes couples remplissait le hall où Georg vendait ses tickets, et plus tard encore, à la fin de la séance, j’attendais leur sortie, pour voir à leurs mines s’ils étaient contents. Il m’arrivait même d’en suivre certains jusqu’à la place Philippe Seguin où ils allaient s’attabler aux terrasses pour boire de la bière et manger des pizzas, ou encore de les suivre dans les rues obscures en essayant d’entendre ce qu’ils disaient du film. J'étais ravi d’entendre parler d’Hitchcock, de Bergman, d’Ozu, d’Antonioni ou d’Éric Rohmer par des personnes si jeunes, cela me rappelait le temps où, nous aussi, nous sortions du cinéma, Louise et moi, et que nous bavardions sur les trottoirs où la nuit était venue, où il arrivait qu’il pleuve, avant de nous retrouver chez nous. Et, après avoir entendu de leurs bouches quelques paroles légères ou solennelles, les mêmes que nous avions dites si longtemps avant eux, je retournais à ma chambre avec un cœur plus léger, en songeant que notre vieille culture cinéphilique n'était pas morte et qu’ainsi je pourrais mieux dormir.
Pour autant, je n'assistais qu’aux séances des débuts d'après-midi, où il arrivait que je sois l’unique spectateur, et où il arrivait aussi qu'après avoir lancé la première bobine, Georg quitte sa cabine de projectionniste, descende l'allée et vienne s’asseoir à côté de moi. Et comme lui et moi savions par cœur chaque réplique de Blade Runner, des Parapluies de Cherbourg ou de Gilda, et que, de plus, nous ne risquions pas d'être entendus ni de déranger personne, les yeux tournés vers l'écran où Rita Hayworth se déhanchait en chantant Put The Blame On Mame, nous usions de phrases laconiques, prononcées du bout des lèvres, comme celles d’un dialogue de Raymond Chandler récrit par William Faulkner, pour évoquer à tour de rôle certains épisodes de nos vies.
— Je suis venu d'Angleterre, disait-il, pour élever des abeilles en Ardèche, puis j’ai tenu un cinéma à Aix-en-Provence, tu dois le connaître, et me voilà maintenant ici.
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