mercredi 29 janvier 2025

Titus

Quand j’ai annoncé que mon oncle Titus avait été victime d’une agression, chez lui, à Lisbonne, tout le monde s’est bien douté que le personnage en question était lié au Cercle, sans quoi je n’aurais pas évoqué son cas devant cette assemblée. Mais à part Fernando Auguri et sans doute aussi Anna Maria, personne ne pouvait savoir comme je savais que le Cercle de Lisbonne était dissous depuis longtemps. 

Je m'étais adressé à Auguri, notre Secrétaire, et à lui seul, comme c’était la règle, et celui-ci m’avait répondu: “J’en suis désolé pour votre famille. Votre oncle a survécu?

— Oui, par chance! Mais on me dit qu’il n’en sort pas indemne. Que son esprit est troublé par le choc qu’il a reçu.

— J’imagine que vous souhaitez vous rendre auprès de lui? Que vous envisagez de faire le voyage?

— En effet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Si ma présence ici n’est pas indispensable dans les prochaines semaines…

— Bien sûr que non! Les affaires sont plutôt calmes en ce moment. Prenez tout votre temps. Nos meilleurs vœux vous accompagnent!”

J’avais été prévenu par des voisins, qui avaient trouvé mon nom et mon numéro de téléphone inscrits sur un bristol, dans le tiroir de sa table de nuit.

Titus était rentré chez lui, ce soir-là, un peu plus tard que d'habitude. C'était l’hiver, il faisait nuit. Il avait passé une heure ou deux au café du Chat noir qui se trouvait dans le Bairro Alto, assez loin de son domicile. Celui qui le tenait était un vieil ami, ils s'étaient connus à l'époque où Titus jouait du saxophone dans de petits orchestres de jazz. À présent ils écoutaient ensemble de jeunes musiciens qu’Evaristo invitait à se produire chez lui, et ils en profitaient pour boire quelques verres de vin rouge. Ensuite, Titus s’en retournait à pied, comme il était venu. Il marchait lentement, et l’effort de la marche et sa légère ivresse lui donnaient l’impression de vivre, un soir après l’autre, une minime aventure qui suffisait à le consoler de la vieillesse et de la solitude. 

Mais ce soir-là, le destin lui réservait un mauvais tour. Il avait gravi les trois étages du vieil immeuble en se tenant à la rampe. Il avait trouvé la clé dans sa poche. Il avait trouvé la serrure où introduire la clé. Il avait ouvert la porte, et, à cet instant, on lui avait asséné un coup au sommet du crâne, si violent qu’une heure plus tard des voisins devaient le découvrir allongé sur le sol, la face contre terre, dans un état qui leur faisait craindre pour sa vie.

On avait appelé les secours. Il fut transporté à l’hôpital, il reprit connaissance, on ne craignait plus qu’il meure, mais quant à savoir qui était son agresseur, à quoi il ressemblait, ce qu’il était venu chercher chez lui, si seulement il avait emporté quelque chose, le pauvre homme était incapable de le dire. Il ne se souvenait de rien. Il se souvenait tout juste de qui il était, et, à toute autre question, il répondait en bredouillant d’un air hagard. 

Quand j'arrivai à Lisbonne, il avait regagné ses pénates, mais il ne quittait plus son fauteuil et son lit. Je lui dis: “Titus, tu te souviens de moi? Je suis Rafael, le fils de ton frère Henrique?”

Titus avait compté pour moi. Un jour de mon enfance, quand j’avais sept ans, mon père avait décidé de me faire traverser l’Atlantique pour aller vivre chez lui. Il ne m’avait pas dit pourquoi. Quand je suis revenu à Buenos Aires, trois ans plus tard, ma mère était morte et il était marié avec une autre femme. Pour autant, ces trois années que j’avais passées auprès de Titus avaient été heureuses.

Titus vivait seul et il courait les cachets. Il était pauvre et je le fus avec lui. Cela ne l’empêchait pas de m’envoyer à l’école du quartier, de me nourrir convenablement, et de lire avec moi, le soir, à l’heure de me coucher, des petits livres pour enfants parmi lesquels je me souviens qu’il y avait une édition abrégée des Mille et une nuits et une autre du Quichotte. Nous prenions, à lire ensemble, beaucoup de plaisir. Le dimanche, nous parlions de ce que nous avions lu en nous promenant dans les jardins. Le reste du temps, il s'exerçait à jouer de son instrument, à travailler toujours de nouvelles partitions, dont certaines qu’il faisait venir d’Amérique. Il me tenait informé des propositions qu’il avait reçues de se produire ici ou là, et qui souvent restaient sans suite, mais dans lesquelles il puisait chaque fois l’espoir de “relancer sa carrière”, ou seulement de nous offrir un peu plus de confort dans les semaines à venir.

Parfois, il devait partir, parce qu’un contrat l’appelait à l’autre bout du pays, mais il ne le faisait pas sans m’en avertir, ni multiplier les préparatifs et les précautions pour que je n’en souffre pas. Il prévoyait ce qu’il me faudrait pour me nourrir, du linge propre m’attendait, rangé dans une armoire où je n’aurais qu’à me servir, à condition de ne pas en changer tous les jours, puis il me téléphonait le soir, immanquablement, avant de livrer la prestation qu'on attendait de lui, et j'étais fier de la solitude où il me laissait et dont je devais prendre garde de m’ouvrir à aucun de mes camarades, et encore moins à nos maîtres, de peur que les services sociaux viennent se mêler de nos affaires, enfin il revenait, toujours avec de menus cadeaux, et nous faisions la fête. 

Mon père lui envoyait-il de l’argent? Je n’en suis pas certain. Mais l’oncle Titus n'était pas homme à s'arrêter à cela, du moins à m’en parler. Puis la vie avait fait de moi ce que je suis devenu, mais je n’en gardais pas moins un lien tendre et profond avec lui. Or, voilà qu’on lui avait fait du mal.


À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.5)

lundi 20 janvier 2025

Le problème de l'eau

La cafétéria était en étage. Ses baies vitrées donnaient vue sur le parking du centre commercial. Plus loin, il y avait le cinéma, et plus loin encore le motel où Alejandro avait loué une chambre. Le reste, c'étaient des autoroutes, de larges voies bitumées qui s'entrelaçaient et se superposaient en certains endroits, qui formaient des nœuds puis des élancements à perte de vue, séparées par des îlots d’habitations avec des maisons qui paraissaient minuscules, écrasées par le ciel, des bouts de jardins et des piscines.

On lui avait demandé de faire le voyage en avion puis de se tenir à cet endroit pour surveiller un homme qui venait en voiture. Il la laissait sur le parking, il disparaissait dans le centre commercial, puis il réapparaissait, une heure plus tard, ou parfois davantage, le plus souvent les mains vides, il remontait dans sa voiture et repartait avec. On ne lui avait pas demandé de le photographier, ni d’essayer de le retrouver ensuite dans le centre commercial, il devait seulement noter les heures de ses arrivées et de ses départs en voiture. On lui avait donné une photo de lui grâce à laquelle il n'avait eu aucun mal à le reconnaître. Sa maigreur, sa pâleur, le blouson de jean trop serré et trop court, le Stetson sur la tête: impossible de se tromper.

Il téléphonait chaque soir à Auguri, comme ils en étaient convenus, pour lui communiquer les horaires qu’il avait notés, et chaque fois Auguri paraissait content. Alejandro l'était moins que lui. Il disait que l’homme avait pu venir ou repartir sans qu’il le voie, parfois il le voyait arriver mais pas repartir, d’autres fois il le voyait repartir sans l’avoir vu arriver, il disait qu’il ne pouvait pas être vingt-quatre sur vingt-quatre derrière la vitre à surveiller le parking, et qu’il craignait en outre de se faire remarquer par les serveuses ou par d’autres clients. Et Auguri lui répondait qu’il ne devait pas s’inquiéter de cela, qu’il comprenait bien que la nuit il lui fallait dormir, et qu’il devait aussi, à certaines heures du jour, se dégourdir les jambes, aller marcher ou courir dans le petit bois où les habitants faisaient du sport avec leurs chiens, ou fréquenter la salle de sport du centre commercial, qu’il suffisait qu’il continue de faire comme il faisait quelques jours encore, peut-être une semaine ou deux. “Tu penses que tu peux tenir encore une semaine ou deux sans trop te faire remarquer, ni devenir dingo? lui disait Auguri. Ce serait bien”. Et Alejandro avait beau lui répondre que déjà on l’avait repéré, qu’une serveuse en particulier, à force de le voir, avait fini par lui dire son prénom en lui montrant une petite plaque métallique où il était écrit, accrochée à sa blouse, Auguri ne semblait pas s'alarmer davantage, alors Alejandro avait décidé de ne pas s’alarmer, lui non plus.

Elle s'appelait Daria, et quand elle se tenait près de la table où il était assis pour lui servir du café ou prendre sa commande, Alejandro voyait bien qu’elle s’attardait, qu’elle jetait un coup d’œil sur le parking, en se demandant sans doute ce qu’il pouvait bien y voir qui méritait son attention, ce qu’il pouvait bien y chercher. Et elle ne lui avait pas encore posé la question de ce qu’il faisait là, assis sur l’une ou l’autre de ces banquettes qui étaient toutes identiques, recouvertes de Skaï rouge, pendant des heures entières, avec toujours un gros livre, un cahier et un stylo posés devant lui, mais il ne doutait pas qu’elle le ferait bientôt. Alors, il lui répondrait qu’il était détective et cela la ferait rire, parce qu’il aurait dit cela avec le sourire, comme une boutade.

Mais la question qu’elle lui a posée en fin de compte n'était pas celle qu’ils avaient prévue. Elle a dit, en se tordant le cou: “Qu’est-ce que vous lisez là? Vous êtes bien studieux!” Alors, il a tourné le livre pour lui en montrer le titre. C'était un traité d'hydraulique. “Vous êtes ingénieur?” a-t-elle dit. Il a répondu que oui, et que dans le pays d’où il venait, l'eau était un problème important. “Ici aussi”, lui a-t-elle répondu en hochant la tête. “Ici aussi, vous ne pouvez pas savoir! Encore que peut-être, comme vous êtes ingénieur…
— Oui, j’ai lu des rapports.”

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.3)

jeudi 16 janvier 2025

David Lynch est mort

David Lynch est mort. Je l’apprends ce soir. Angelo Badalamenti est mort il y a à peine plus d’un an. David ne lui aura pas survécu bien longtemps. Dans les moments les plus difficiles, il y a bientôt cinq ans, c’est grâce à ses films que j’ai survécu, hors la vigilance de mes enfants, et avec l’opus Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch. Et avec la musique que j'écoutais dans la rue, en marchant sans fin, dans tous les sens. Aujourd'hui, depuis des jours, Los Angeles est en flammes. Je continuerai, tant que je pourrai, d'écrire des petits romans d’aventures.

lundi 13 janvier 2025

Le fantôme de Baudelaire (1)

Quand l’un de nous était désigné pour effectuer une mission, il savait ce qu’il aurait à faire mais il ne savait pas pourquoi. Le Maître, son Secrétaire et Anna Maria étaient seuls à le savoir. Ils en avaient longuement discuté, ils avaient pesé le pour et le contre au cours d’innombrables échanges, et nous ne doutions pas que la décision qu’ils avaient prise allait dans le sens de la concorde et du progrès universels, même si elle n'était pas toujours conforme à la loi. Et nous ne doutions pas non plus que le Cercle avait des appuis dans les hautes sphères de la société. Auprès des gouvernants de différents pays. Qu’il recevait des financements occultes. Qu’en cas de dérapage, d’accidents de parcours, nous serions protégés. Cela s'était vu. On le racontait. Mais, pour l’affaire du fantôme de Baudelaire, il n'était pas question de s’en prendre à quiconque. De commettre aucun délit. De dérober aucun dossier dans les archives d’un notaire. De remplacer, dans une salle de musée, aucun tableau de Hans Holbein le Jeune par un faux. Ou de voler la Joconde. Il s’agissait d’une enquête qui porterait sur un fantôme.

Fernando Auguri nous déclara un jour, comme nous étions réunis au plus haut étage d'un parking désert, et que dehors la pluie menaçait, qu’une agence de renseignement tout ce qu’il y avait de plus officielle avait eu à recueillir les témoignages de différentes personnes, qui ne se connaissaient pas entre elles, mais qui toutes avaient fait l’expérience d’une rencontre avec quelque chose ou avec quelqu'un qu’il fallait bien appeler, au moins provisoirement, “le fantôme de Baudelaire”.

Il s’agissait chaque fois de rencontres furtives, qui restaient sans lendemains, mais qui avaient marqué les témoins d’une très forte impression, au point que certains d’entre eux s'étaient rendus au commissariat le plus proche pour les signaler, et que la presse parisienne, dans certains cas encore, s’en était faite écho. 

L’agence de renseignement qui avait été saisie de l’affaire avait soumis les documents recueillis à l’attention d’un groupe de chercheurs, tous spécialistes des phénomènes para-normaux, et ceux-ci, après examen, avaient été unanimes à reconnaître des coïncidences troublantes entre ces témoignages.

L’affaire n'était pas assez importante pour qu’on mobilise davantage de moyens. Après tout, Charles Baudelaire, vivant ou mort, pouvait se promener où il voulait, et s’adresser à qui il voulait, on n’y voyait pas d’inconvénient, d’autant que le spectre en question ne s'était jamais montré menaçant, plutôt sentimental, d’humeur éthylique, comme on pouvait s’y attendre, mais on était néanmoins curieux de savoir ce qu’un enquêteur habile, en se montrant patient, en y consacrant tout le temps qu’il fallait, pourrait découvrir sur place. Car tout se passait à Paris, dans certains quartiers de la vieille capitale, où le vrai Charles Baudelaire avait traîné sa vie de poète maudit. D’ivrogne, d’esthète, de fieffé réactionnaire. D'amoureux de la misère. De fidèle du guignon. De génie incomparable. Et, par je ne sais quels détours secrets, le Cercle avait hérité de cette proposition.

Version linéaire

À propos de Stevenson

Dans son introduction à l'Intégrale des Nouvelles de Robert Louis Stevenson (édition Phébus, 2001, volume 1, p. 10), Michel Le Bris écrit à propos de l’auteur: “Le choix du récit bref rejoignait son rejet de l'idéologie réaliste, et plus généralement de la description. La nouvelle lui permettait surtout d'affirmer ce à quoi il tenait le plus: ce privilège accordé d'abord à l'image, non plus donnée comme décalque d'un quelconque réel, mais comme vision, projection de l'imaginaire imposant sa puissance créatrice au réel et le transfigurant. L'idée d'un pouvoir plastique de l'imaginaire est en effet au centre de la plupart des œuvres ici réunies, induisant une conception presque abstraite de l'art. Sa manière de procéder est toujours la même: une ou deux images, trois au maximum, issues dirait-on d'un rêve mauvais, visions arrachées ‘au cœur des ténèbres’, autour desquelles enrouler une intrigue ‘au fil de fer’, dont aucune digression ne viendra atténuer l'intensité. Comme s'il s'agissait d'exprimer d'abord la quintessence d'un instant énigmatique, dont la fulgurance ne cessera plus ensuite de nous hanter, telle une note appelée à entrer en résonance avec les lointains. Toute la magie de Stevenson est là, dans ce processus de condensation si contraire à la pratique narrative victorienne vouée à ces romans-fleuves en trois volumes qui, dans le sillage de Dickens et de Wilkie Collins, semblaient alors incarner la seule voie possible de la fiction.”

samedi 11 janvier 2025

Thanks to Leonard Bernstein

La première fois que je suis allé à Paris avec mes parents, je devais avoir douze ans. Notre hôtel était tout près des Champs Elysées. Et je me souviens de deux choses: 1) Je lisais une biographie de Van Gogh. 2) Nous sommes allés voir West Side Story dans un cinéma des Champs Elysées. "I like to be in America / Okay, buy me in America..." Trente ans plus tard, nous chantions cela dans la voiture, avec nos enfants. America great again! Qu'en dirait aujourd'hui Donald Trump?

mardi 7 janvier 2025

Sens / Texte

Le texte nous renseigne sur l'intention de l'auteur, mais, en même temps, il y a presque toujours un décalage entre ce que nous comprenons (ou que nous croyons comprendre) de cette intention et ce que dit le texte. Tandis que parfois, ce décalage n'existe plus. Ce qui signifie qu'il y a (ou qu'il y aurait) alors une complète adéquation entre l'intention de l'auteur et ce qu'il a écrit. Mais pour percevoir cette adéquation, il faut que le lecteur ait le sentiment d'une claire compréhension de l'intention de l'auteur. Or, ce sentiment correspond à une intelligence du texte. Il est d'ordre cognitif, comme par exemple quand on voit soudain la solution d'un problème d'échecs. Pour autant, cette intelligence est conditionnée, pour partie au moins, par une compatibilité entre l'imaginaire du lecteur et celui de l'auteur, ainsi que par une compatibilité de leurs opinions (philosophiques, politiques). Par une proximité ou une familiarité plus ou moins grandes.

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...