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jeudi 3 octobre 2024

Rue Ségurane

Les deux garçons traversent la place Masséna et parviennent ainsi sur le quai des États-Unis. Il ne leur reste plus alors qu'à gravir le promontoire de Rauba Capeu pour aller jusqu’au port, avec la mer en contrebas qu’ils ne voient pas, dont la profondeur se noie dans la nuit, mais qu’ils entendent et dont la voix, tendre et violente, ressemble à celle du jeune homme trop gros qui chantait debout, une guitare pendue au cou, les jambes écartées, en balançant les hanches, parfois dans des églises, parfois dans des cours d'écoles, plus souvent devant des silos à grains, pour des ouvriers agricoles vêtus de salopettes et pour des trimardeurs tout juste descendus du train, à l’heure où les nuées des tempêtes s'accumulent dans le ciel, à l'horizon des plaines où déjà le vent froisse les feuilles sèches des champs de maïs, quelque part en Louisiane ou peut-être plus au nord, à Memphis, Tennessee.

Puis ils arrivent au bas de la rue Ségurane et le port s'ouvre devant eux. Tout au bout du môle, le phare clignote dans une brume légère. Derrière la longue barre de béton, des yachts s’alignent et balancent au vent leurs lanternes chinoises. On voit aussi, dans un angle oublié, un lourd cargo qui a été mis à l'écart des autres, sans doute à cause d’une terrible maladie qu’il pourrait transporter dans ses cales. Il est venu de loin, au prix de quels périls, et maintenant il gît là, habité par les rats, tandis que sur le quai désert, entre des piles de containers, deux grues dressent leurs silhouettes lugubres comme des gibets.

Georges consulte alors sa montre. Et comme il remarque que l’heure n’avance pas, il propose à son compagnon de faire encore une visite à Victorine.
— À Victorine? s’ėtonne Olivier. Elle n’est donc pas chez vous?
— Non, elle est ici, dans cette rue, chez une amie.
— Une amie de la faculté? Peut-être alors qu’elles travaillent leurs cours?
— Non, elle est chez Sara. Elles sont amies depuis toujours, et Sara est étudiante en art, elle fait de la peinture et elle lui a demandé de poser pour elle.
— Mais nous allons les déranger? Qu’est-ce qu’elles vont dire?
— Victorine est curieuse de savoir comment je trouve le portrait. Et elle sait que tu es avec moi. Elle a dit que ce serait une bonne occasion enfin de te connaître.

Et la rencontre a lieu dans une soupente qui sert à Sara à la fois de chambre et d’atelier.

C’est Sara qui leur ouvre la porte, un pinceau à la main. Elle ne semble pas surprise de les voir, elle dit seulement “Vous voilà!” et elle les précède dans la pièce principale où Victorine les accueille avec un grand sourire. Ils pénètrent ainsi dans une pénombre épaisse et douce, juteuse comme du raisin noir, dans laquelle deux lampadaires dessinent des halos de clarté.

Sara est vêtue d’un short trop large et d’une chemise dans les tons gris, tandis que Victorine porte une tunique finement rayée de bleu clair et blanc, qui flotte sur ses jambes nues et bronzées, comme au sortir d’une cabine de plage. Un lampadaire éclaire le chevalet avec la toile tendue sur son châssis et devant lui un tabouret. Le second éclaire un tapis sur lequel le modèle a posé. Sur le tableau dont les garçons s’approchent, le modèle est assis sur le tapis, une jambe pliée sous l’autre, une main au menton, et il ne porte aucun vêtement, si bien qu’Olivier s’en détourne aussitôt qu’il le voit, tandis que Georges au contraire s’y attarde. Sara vient près de lui, elle regarde elle aussi son œuvre, et elle dit: “Ça te plaît?“ et Georges lui répond que oui, bien sûr, c’est très beau.

Puis ils sont assis tous les quatre sur le sol et ils boivent du thé à la menthe en mangeant des loukoums, le tout servi sur un plateau en cuivre et dans de petits verres venus du Maroc. Et Victorine dit: “À nous voir, on dirait Le Déjeuner sur l’herbe”. À quoi, Sara répond: “Pour cela, il faudrait que tu retires ta liquette, ma belle!
— Pourquoi moi?
— Parce que tu t’appelles Victorine et que c’est toi le modèle.”
Puis Victorine s’adresse au plus jeune et elle dit: “Georges m’a dit que tu joues du violon.” Et Olivier a du mal à la regarder en face mais, les yeux baissés, il lui répond: “J’ai arrêté le conservatoire. Je crois que je ne veux plus jouer du violon.” Et Victorine devait être déjà au courant du fait, car aussitôt elle lui répond: “Ne dis pas cela. Je suis sûre que tu en joueras encore, ailleurs, autrement.” Et Olivier, toujours les yeux baissés: “Des fois je me dis que j’aurais dû apprendre la clarinette. Je me vois tellement mieux jouer de la clarinette!
— Je te vois bien aussi, lui répond Victorine. Eh bien, achète une clarinette. Et joue pour toi, d’abord, sans professeur. Puisque tu as la chance de connaître la musique.”
Sur quoi, elle se tourne vers Georges et elle dit: “Et maintenant, si j’ai bien compris, tu l’emmènes à La Barque rouge?” Et Georges lui répond: “Olivier s'intéresse à toutes sortes de musiques. Je le verrais bien devenir compositeur de musiques de films. Il a une culture incroyable. Il en sait plus que moi.”
Et Victorine s’adresse alors à Sara et elle dit: “Tu connais cet endroit? C’est une boîte de nuit, tout au bout des quais. Georges n’a jamais voulu m’y emmener. Je ne sais pas ce qui s’y passe. Je ne veux pas l’imaginer.” Puis de nouveau à Georges: “Redis-moi comment s’appelle la chanteuse.” Mais ce n’est pas lui qui lui répond. C’est Sara qui conclut: “Allons, assez discuté. Ici, nous n’avons pas fini. Partez, les garçons!”


lundi 30 septembre 2024

Souvenirs de plage

Ils ont dîné d’un bol de nouilles et d’un bouteille de bière, juchés sur des tabourets, au comptoir d’un restaurant japonais, rue Biscarra. Puis ils ont repris leur marche en direction du port. Et comme ils traversaient le boulevard Dubouchage plongé dans une obscurité presque complète, Georges a dit:
— J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants devions rester à l’intérieur, pour ne pas risquer de nous faire écraser, tandis que nos parents quittaient la voiture pour se retrouver et décider ensemble. Ils en profitaient pour acheter, tout près de là, le poulet rôti, la mayonnaise et les parts de pissaladière qui manquaient encore, puis ils revenaient à la voiture et nous partions. Parfois nous n’allions pas plus loin que le cap Ferrat, mais le plus souvent nous filions jusqu’aux plages de la Riviera italienne, ou tout à fait à l’opposé, du côté de l’Esterel. Nos quatre ou cinq voitures formaient un convoi, et de l’une à l’autre, nous nous adressions des grimaces et des signes de la main, derrière les vitres. C’étaient nos pères qui conduisaient et nos mères ôtaient leurs sandales pour poser leurs pieds nus sur le tableau de bord. Et nous, derrière eux, nous reprenions les chansons qu’ils faisaient jouer sur le radio-cassette. Nous chantions avec eux Voyage, voyage, en nous embrouillant dans les paroles. Je me souviens d’une plage de sable, qui était au fond d’une crique, au pied des rochers rouges, et d’un pont romain, ou d’un viaduc qui franchissait une vallée au-dessus de la plage. C’était la plage d'Anthéor, près de Saint-Raphaël. Je l’ai cherchée sur la carte. Pourquoi est-ce que je me souviens de celle-ci plutôt que d’une autre? Les journées que nous passions alors étaient les plus agréables, encore que nous les vivions dans une sorte de vertige, parce que nous avions le sentiment que nos parents nous oubliaient un peu. C’était comme si, par un jour de grand soleil, nous avions survolé le Grand Canyon du Colorado à bord d’un hélicoptère dont le pilote s’était endormi. Sur les plages où nous allions, nous étions livrés à nous-mêmes. Nous nagions, nous jouions dans le sable, nous marchions sur les rochers en tâchant de ne pas tomber et de ne pas nous écorcher la plante des pieds, nous ramassions des coquillages, et nous aussi, nous finissions par les oublier. Et le soir, au retour, nous étions épuisés, nous avions pris des coups de soleil sur le nez, sur les épaules, sur les genoux, nous n’étions pas loin de nous endormir, nous nous endormions par moments, mais d’un sommeil troublé, avec le sentiment que nous avions manqué quelque chose, qu’un événement s’était produit, une dispute peut-être entre nos parents, ou peut-être pas une dispute, à un moment ou un autre de cette journée, qui pouvait n’être pas sans conséquence. Nous pensions que nous n’avions pas été assez vigilants, que nous aurions dû ne pas les quitter des yeux. Qu'en dehors de notre surveillance, ils étaient capables de tout.
Georges se tait. Il a tout dit. Et, dans la même obscurité, c’est Olivier qui reprend:
— J’ai un souvenir qui ressemble à cela, mais c’est le souvenir d’une seule journée. Et cette journée, j’ai eu beau interroger mes parents, je n’ai jamais réussi à la situer parmi nos souvenirs de vacances, si bien que je pense plutôt que je l’ai rêvée.
— Raconte quand même.
— Voilà. La scène se passe à l’embouchure d’un fleuve côtier. Ici, il n’y a pas de rochers, seulement du sable, de l’eau et des roseaux. La mer est plus loin, on ne la voit pas, ou on la voit à peine comme un trait de lumière sur l’horizon. Le fleuve se divise en plusieurs ruisseaux qui courent et qui s’enlisent dans le sable, et sur les bancs de sable il y a les roseaux où nos parents se cachent en petits groupes séparés. Comme dans ton souvenir, il ne s’agit pas d’une seule famille mais de plusieurs, de parents et d’amis qui d’abord se sont baignés dans la mer et qui maintenant se sont dispersés sur ces bancs de sable, pour déjeuner puis pour faire la sieste au milieu des roseaux. Et les membres d'une même famille ne sont pas restés ensemble. Certains au moins se sont dispersés au hasard d’autres groupes. Et nous autres enfants jouons à les surprendre et à les attaquer comme des Sioux. Nous pataugeons dans les roseaux, courbés en deux, nous nous hissons sur les bancs de sable, puis nous écartons les roseaux et nous surgissons soudain avec des cris, et eux crient aussi. Ils disent: “Nous sommes attaqués! Au secours! Qui sont ces méchants bandits?”, et ils nous chassent. Bon, et bien sûr nos corps sont brûlés par le soleil, il y a le sel qui nous gratte et des oiseaux de mer qui s’envolent en battant des ailes au-dessus des roseaux.
— C’est très beau, mais dans ton souvenir il n’y a pas de vertige.
— Non, il y a au contraire un bonheur parfait, que je n’ai jamais connu ailleurs, dans aucun autre souvenir ni dans aucun autre rêve.

samedi 28 septembre 2024

Chez la nurse

Georges lui a donné rendez-vous devant les grilles du jardin Alsace-Lorraine. Il a eu le temps d’aller poser son violon chez lui, et maintenant il attend sur le boulevard Victor Hugo. Il ne sait pas pourquoi Georges lui a donné rendez-vous dans cet endroit plutôt qu’au port où est La Barque rouge, quelque part sur le quai Lunel, d’après ce qu’il a dit, et la soirée est claire et douce comme si le jour ne devait pas finir.

Il est content d’avoir trouvé cette occasion de sortir. Il ne se voyait pas rester chez lui, dans l’appartement désert, près du violon qui dormait dans sa boîte, à regarder la télévision en mangeant l'assiette de gratin de pâtes avec des chipolatas que sa mère a laissée pour qu'il n'ait plus qu'à la réchauffer. Des enfants jouent encore sous les grands arbres. Les allées dessinent des courbes compliquées. Le ciel est bleu et rose avec des traînées de gris. Il y a des balancements de palmes, des froissements de buissons. Il se souvient de l'époque où lui aussi jouait dans des jardins, jusqu'à l’heure tardive où le gardien parcourait les allées en faisant entendre son sifflet pour annoncer qu’il ne tarderait pas à en fermer les grilles. Il portait de longues clés accrochées à sa ceinture. Avec ses camarades, ils jouaient au ballon et, quand la nuit venait, ils étaient essoufflés, trempés de sueur et ils ne voyaient plus leurs mains. 

Il entend les voix des enfants qui refusent de partir. Il ne s’impatiente pas. Il ne comprend pas qu’il y ait si peu de circulation sur le boulevard Victor Hugo, que les passants soient si rares et si vite disparus. Il pourrait attendre longtemps encore sans s’impatienter, jusqu’à ce que la nuit l’efface à son tour. Jusqu’à ce qu’il s’en aille tout seul chercher La Barque rouge, là où elle est, au bout du quai. Puis Georges arrive, sans qu’il l’ait vu venir, et il lui dit:
— Tu sais, la chanteuse ne se produit pas avant onze heures. Nous ne sommes pas pressés. Et je dois d'abord faire une visite à ma nurse qui habite tout près d’ici.
— Ta nurse?
— Oui, enfin, elle a été ma nurse, et c’est maintenant celle de mon petit frère et de ma petite sœur.
Olivier est étonné. Il n’est pas sûr de comprendre. Il hésite puis il dit:
— Je ne savais pas que tu avais un frère et une sœur. Quel âge ont-ils?
— Oh, ils sont petits. Quand mes parents ont divorcé, j'avais dix-sept ans, je n’étais plus un gamin. Ma mère s’est remariée et elle a eu d'autres enfants. Cela ne t’ennuie pas de venir avec moi? Je n’en ai pas pour longtemps. Elle habite rue Kosma. C’est juste là derrière.
Et donc ils s'y rendent ensemble, d'un pas tranquille.

Dans une rue écartée des commerces, derrière le square dont les grilles sont maintenant fermées. Un alignement d’immeubles de quatre étages, précédés de jardins. Dans l’étroitesse de celui-ci, les trois minces rejets d’un bananier poussent dans le même geste, mêlés au feuillage d’un magnolia, et ils forment ainsi un seul bouquet d’une profusion envahissante. Avec la nuit qui tombe, on s’attendrait à y voir battre des ailes et crier des oiseaux aux becs crochus et aux plumes colorées.

Cécile habite au deuxième étage. Georges doit dire son nom derrière la porte pour qu’elle leur ouvre. Elle leur tourne le dos. Elle est lourde, elle se déplace avec difficulté. Vêtue d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds, elle les précède à la cuisine. Là aussitôt elle retourne s’asseoir dans un fauteuil, devant la table couverte d’une toile cirée où elle était en train de dîner d’un bol de café au lait et de tartines. Une miche de pain, le couteau, le bol, le sucrier, le beurrier, la cafetière italienne à portée de la main, ainsi qu’un poste de radio qu’elle éteint. 
— Trouvez-vous une chaise, dit-elle sans les regarder.
— C’est inutile, répond Georges. Nous ne restons pas longtemps. Nous ne voulons pas te déranger.
— Tu ne me déranges pas. Mais je me demande ce que tu viens faire ici, avec ton camarade, à pareille heure? Tu n’as pas mieux à faire?
— Maman m’a demandé de t’apporter ceci.
Georges pose une enveloppe sur la table. La vieille femme jette un coup d’œil rapide dans sa direction, puis elle s’en détourne sans la toucher et sans demander d’explication.

Les deux garçons restent debout devant la table ronde qui prend beaucoup de place. Les chaises sont encombrées de linges, de peluches, de biberons, de jouets. Ils ne voient pas où ils pourraient s’asseoir, et leurs regards sont attirés par les photos qui ornent les murs et qui montrent la nurse à différents âges de sa vie. Sur toutes, elle sourit à l’objectif en compagnie de bébés qu’elle tient dans ses bras, et qui ont dû devenir depuis lors de toutes autres personnes qu’elle aurait bien du mal à reconnaître dans la rue. Olivier cherche des yeux l’entrée d’un couloir qui devrait conduire à la pièce où elle garde les enfants. Sur la table, il y a aussi une boîte en métal peint. La vieille femme l’ouvre d’une main et elle y pioche un croquant aux amandes.
— Servez-vous!” dit-elle en portant le biscuit à sa bouche et en cherchant dans sa bouche les dents qui pourront le croquer. Et les garçons s’exécutent. Puis, se tournant vers Georges, elle ajoute: “Tu diras à ta mère que je la remercie mais que ce n’était pas pressé.” Et comme Georges se contente de sourire, elle le regarde avec plus d’insistance et elle dit: “Elle va bien, dis-moi? Elle n’est pas malade?”
Alors, Georges répond:
— Non, Cécile. Mais maintenant, ce n’est plus pareil, tu comprends? Elle cherche du travail. Elle a des rendez-vous.
— Oui, je sais. Tu lui diras qu’il ne faut pas qu'elle s’inquiète. Ce n'était pas nécessaire qu’elle t’envoie. Cela pouvait attendre.
Mais cette fois, Georges ne sourit plus. Une idée lui a traversé l’esprit, qui le préoccupe. Il dit:
— Ce soir, qui est-ce qui est venu chercher les enfants?
— C’est son amie Chantal.
Et aussitôt, Georges paraît rassuré. Il dit:
— Ah, c’est bien. Elle est gentille, Chantal. Elle a de la patience. Elle leur raconte des histoires. Peut-être qu’ils dormiront chez elle.

Olivier écoute en se demandant qui au juste dormira chez Chantal. Il devine que Georges et la vieille dame parleraient plus librement s’il n’était pas ici. Mais enfin, c’est Georges qui a voulu qu’il vienne. Et tant qu’à être témoin de la scène, il voudrait la comprendre mieux. En s’adressant à son camarade, il dit alors:
— Quand tes parents se sont séparés, tu as habité avec ta mère?
— J’ai toujours habité chez les deux. J’avais une chambre chez ma mère et une autre chez mon père. Et maintenant que j’habite avec Victorine, ça m’en fait trois.
Il y a un silence. Olivier ne veut pas poser davantage de questions, mais Georges n’a pas tout dit. Il prend son temps, puis il ajoute:
— Quand mes parents ont divorcé, ma mère était enceinte de Vincent, qui était l’enfant de son nouveau mari. J’ai continué à beaucoup la voir, ainsi que Vincent et ensuite Clotilde quand elle est née. Même quand je dormais chez mon père, je venais chercher les enfants chez elle, le matin, pour les amener ici. Et même encore maintenant, avant d’aller à mon travail. 

Cécile ne commente pas mais elle sourit. Elle n’a pas l’air fâchée que Georges ait fait cet aveu. Un aveu, c’est une façon toujours de se simplifier la vie. Puis elle s’adresse à Olivier. Elle dit:
— Et vous Monsieur, vous avez eu une nurse quand vous étiez petit?
— Non, c’est ma mère qui m’a gardé. Elle a recommencé à travailler avec mon père quand je suis rentré à l'école. Ils travaillent encore ensemble, au magasin. Ils ne tarderont pas à prendre leur retraite. Mais je me dis qu’avec tous ces enfants, vous avez eu une vie bien remplie.
— C’est vrai, et je les aimais beaucoup quand j'étais jeune. Mais maintenant, voyez-vous, je suis fatiguée. Il faut souvent que je me retienne de crier après eux ou de leur donner une tape sur les fesses. Et vous voyez dans quel état ils mettent la maison. Heureusement qu’il y a le jardin qui est à ma porte, où j’ai mes habitudes, sinon je ne pourrais pas. Je deviendrais folle.
— C’est l’été qui vient. Peut-être allez-vous prendre des vacances?
— Oh, j'ai une sœur qui habite en Bourgogne, au bord du canal, avec un joli jardin. Elle m'attend, et je crois que j’aurais tout arrêté, que je serais partie déjà s’il n’y avait pas les deux petits d’Ariane. (Puis, se tournant vers Georges.) Je croyais que ta mère aurait une vie tranquille, qu’elle serait heureuse avec cet homme. Elle l’avait tellement voulu. Et voilà que maintenant…

Dans l’air de cette cuisine, aux odeurs d’orange et de café s’ajoutent celles de lait suri, de couches malpropres et de litières de chats. La fenêtre est ouverte sur la rue, mais l’air de la nuit est trop immobile pour apporter aucune fraîcheur. Georges n’a pas fini la phrase commencée par la nurse. Il ne veut pas le faire, alors il invente de dire:
— Toi, Cécile, tu as été plus sage. Tu ne t’es jamais mariée…
— Et je n’ai pas eu d’enfant.
— Tu as eu les enfants des autres, et puis des chats…
— Les chats, il faut que je les enferme pour qu’ils ne griffent pas les enfants. Mais parfois ce sont eux, les enfants, qui vont les chercher. Je tourne le dos et ils ouvrent la porte.
— Mais enfin, Cécile, ils sont petits. Comment font-ils pour ouvrir la porte?
— Je ne sais pas comment ils font. Mais assez dire des sottises. Vous avez autre chose à faire, à cette heure, jeunes et beaux comme vous êtes, que de parler avec moi.

jeudi 26 septembre 2024

Inventer enfin

La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience.

La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage.

Alors, pourquoi se priver de le faire?

J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place importante dans la vie des malades et des prisonniers. Je me suis toujours demandé si les prisonniers des camps de la Shoah s’inventaient des histoires; je crois que la réponse est oui. Et Jean-Paul Kauffmann, pendant les trois années où il fut prisonnier au Liban, s’inventait-il des histoires au fond de sa geôle? Je voudrais lui poser la question.

Quant à la nature de ces histoires, il me semble qu’elles présentent deux caractères apparemment contradictoires mais qui sont en réalité complémentaires.

Si l’on veut pleinement profiter de l’immense liberté que la vie nous accorde enfin, on les inventera à partir du matériel dont on dispose, c’est-à-dire de ses propres souvenirs, sans se soucier de faire d'importantes recherches qui alourdiraient le propos et brideraient l'imagination.

Convainquons-nous que la question de l'exactitude n'est plus de mise.

J’adore l’idée de faire avec ce qu’on a, de pratiquer en cela une forme d’art que je qualifierais de minimaliste. Mais j’adore aussi l’idée de transformer, d’agencer, de déplacer, de coller, d’ajouter, de retrancher, comme nous avons l’habitude de voir que font nos rêves. Car autant admettre une fois pour toutes que la réalité des faits n’est pas le tout de l’expérience, et que, par conséquent, en rendant compte de la réalité des faits, on ne fait encore que se mettre à couvert. On se donne prétexte à ne pas dire ce qui compte vraiment.

J’y pensais voici peu en relisant Dix heures et demie du soir en été, de Marguerite Duras. Je me disais que ce récit rend compte sans doute d’une expérience vécue par l'auteure, qu’il se situe sans doute au plus près de cette expérience, en même temps que, très probablement aussi, il procède d’une géniale invention. Celle de Rodrigo Paestra, qui aurait tué sa jeune épouse de dix-neuf ans ainsi que son amant. Dans une nuit espagnole essuyée par des tonnes de pluie, le personnage se réduit à une ombre cachée sur les toits. Toute la police le recherche, tandis que la narratrice, ivre de manzanillas, veut l’aider à s’enfuir.

Et je me disais aussi que cette invention, loin de travestir la vérité, permet à son auteure de rendre compte d’une expérience vécue qui, sans elle, n’aurait pas pu se dire, en même temps qu’elle fait ressembler cette œuvre à petit un roman populaire, accessible à tous, sombre à ravir, proche de ce qu’on trouve dans les mêmes années chez David Goodis ou William Irish.



mercredi 25 septembre 2024

Nouages

Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres.

Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait l’animateur du club se trouvait alors en grande discussion avec un groupe de joueurs qui parlaient avec lui un langage visiblement appris sur une autre planète. Il se tenait à l’écart, il les regardait de loin, il ne voulait pas les interrompre et paraître stupide. Et comme la discussion n’en finissait pas, il serait sans doute reparti bredouille si Georges ne l’avait pas abordé.

Georges rangeait des étagères de bandes dessinées. On aurait pu le prendre pour un employé du club mais il était juste un ami de l’animateur et, dès les premiers mots échangés, Olivier s’est senti en confiance. Il lui a dit son ignorance de l’univers de ces jeux et son désir d’être initié, et Georges lui a répondu qu’il n’y avait rien de plus facile. Pourtant la conversation a vite dévié. Ils se sont mis à parler de romans de science-fiction, et au fil de la conversation il est apparu qu’Olivier en avait lu beaucoup, qu’il avait une mémoire infaillible. Il était capable de dire dans quel chapitre de Dune tel héros apparaissait pour la première fois, et quand il était tué dans une bataille contre les Harkonnens. Et avec ses cheveux blonds et ses yeux égarés, il aurait pu passer pour un jeune prodige. Georges lui a même demandé s’il jouait aux échecs. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.

Georges, lui non plus, ne s'intéressait pas beaucoup aux jeux vidéos. Outre les romans de Philip K. Dick, son domaine de compétence c'était la musique.
— Quels genres de musiques?
— Oh, un peu tous les genres. Je suis disquaire chez Harmonia Mundi. Tu connais le magasin?
Olivier n’y était jamais entré et il ne voulait surtout pas lui parler du violon.
Il est allé le retrouver quelquefois dans sa boutique. Il y allait le soir, en sortant du lycée, à l’heure où il aurait dû travailler son violon. À cette époque, le disquaire écoutait surtout de l'électro et des musiques de films. Il lui a fait écouter une musique de Vangelis et Olivier a tout de suite reconnu que c'était celle de Blade Runner. Georges lui a parlé aussi de sa copine. Elle s’appelait Victorine et elle était étudiante en philosophie.
— Il faudra que tu la connaisses. Il faudra qu'un soir, tu viennes dîner chez nous. C’est moi qui fait la cuisine. Tu aimes les pâtes?
Olivier n’avait jamais répondu à cette invitation. Il n’en avait pas trouvé l’occasion. Il n’en avait pas trouvé le prétexte auprès de ses parents. Mais Georges lui avait parlé aussi d’une boîte de nuit où on pouvait écouter une chanteuse géniale. C'était La Barque rouge, elle se trouvait sur le port.
— Avec moi, le patron te laissera entrer.
Et c’est ainsi qu’un jour, Olivier lui a rappelé sa promesse et qu’ils ont pris rendez-vous. 

mardi 24 septembre 2024

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.

On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.

Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.

Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.

Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."



Ingénieurs et bricoleurs

Mes nouvelles sont composites. Dans chacune on trouve des faits, des personnages, des lieux, des circonstances atmosphériques qui s’organisent. Et, à un autre niveau, on les trouve composées de parties, disons de chapitres, qui se succèdent comme des cubes de différentes tailles et de différentes couleurs qu’on aurait alignés.

Cette hétéroclicité n’a rien d’original. On la retrouve dans toutes les fictions narratives, qu’elles soient romanesques ou filmiques. La différence entre les styles tient à ce que les auteurs décident d’en faire.

La plupart choisissent d’y mettre du liant. Autant de liant qu’il faut pour qu’on ne voie plus les jointures. D’autres, dont je suis, préfèrent que les contrastes restent bien apparents.

Ceux qui choisissent de mettre du liant, ce sont les ingénieurs, ceux qui sont publiés par les grandes maisons d’édition parisiennes, et qui peuvent prétendre obtenir un jour des prix littéraires. Leur mérite, mais peut-être aussi leur tort, c’est d’apporter de la cohérence à la fois aux mondes qu’ils décrivent et aux existences des personnages qu’ils mettent en scène. Les autres, dont je suis, ce sont les bricoleurs.

On peut juger que les bricoleurs le sont et le restent parce qu’ils n’ont pas le talent nécessaire pour devenir des ingénieurs, ou pas la formation. On peut juger aussi que, dans certains cas au moins, leur style de fabrication, qu’on pourrait qualifier de minimaliste, correspond à un goût exigeant, voire même à des convictions politiques.

Le choix en faveur du composite, qui consiste à pousser les contrastes, présente trois avantages au moins:
  1. Il donne à l’œuvre plus de clarté. Plus de lisibilité. Il fait en sorte que le lecteur ne soit pas endormi, hypnotisé, transporté, manipulé par le récit, mais qu’il garde au contraire toute sa lucidité, et qu’il s'intéresse même à la façon dont c’est fait.
  2. Il permet de donner aux parties qui forment l’œuvre plus de force. Plus de couleurs. Plus d’éclat. Comme on voit dans les aménagements d’espaces de Donald Judd, ou sur un patchwork traditionnel.
  3. Il laisse place au hasard des rencontres improbables qui marquent nos destins personnels, et qui font que nos vies, même les plus simples, les plus humbles, restent ouvertes à l’aventure, de la naissance à la mort.

dimanche 22 septembre 2024

Un vendredi de juin

Jérôme et Odile Soulier avaient été assassinés dans un chalet voisin. Olivier les avait toujours connus. Ses parents et eux étaient amis. Les uns et les autres passaient presque tous leurs weekends à La Colmiane. Jérôme Soulier était opticien sur le boulevard de Cessole, tandis que les Mendens (le père et la mère d’Olivier) tenaient une droguerie sur la rue de Lépante. Les quatre étaient bien faits pour se comprendre et s’apprécier. Les Soulier n’avaient pas d’enfant, et les Mendes n’en avaient qu’un, si bien qu’Olivier avait toujours été au centre des attentions du quatuor.

Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils monteraient à l'étage où était leur chambre pour se dévêtir et se coucher, quand les brigands les avaient menacés de leur arme. Après cela, on avait trouvé la maison dévastée, les meubles brisés comme à coups de hache, et les corps des deux propriétaires tués par balles dans l'entrée, à trois pas de la porte, ce qui donnait à penser que les assaillants étaient sur le point de repartir quand Odile Soulier les avait poursuivis. Elle passe devant son mari pour les invectiver, pour exiger qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont pris, pour les injurier sans doute, et c’est alors que ceux-ci les abattent, elle d’abord et lui ensuite. Qu’avait-elle pu leur dire, pour leur faire honte de leur méfait, et les mettre ainsi en fureur? Maintenant ils sont morts, ils baignent dans leur sang, et les assassins se sont enfuis.

Tels sont les faits. Le reste, les détails tenaient au secret de l'enquête. Les journaux parlent de deux intrus mais d’une seule arme de poing, et dix minutes plus tard, leur voiture est flashée par la caméra de surveillance qui est placée au carrefour. Et moins d’une semaine plus tard, le couple est interpellé dans un squat qu’ils occupent à Saorge, une vieille baraque délabrée hantée par les chats, où la jeune femme avait ses habitudes, parmi une petite communauté de hippies, et où l’homme, bien connu de la police, était venu se réfugier après sa sortie de prison.

Rien de très mystérieux dans tout cela, mis à part qu’on ne savait pas ce qu’ils avaient trouvé dans la maison et avec quoi ils étaient repartis. Un butin d’assez de valeur, il fallait croire, pour qu’Odile Soulier les poursuive dans l’entrée au moment où ils allaient franchir la porte.

Le chalet des Soulier est un peu à l’écart, sur la route de Valdeblore, et les voisins n’avaient rien entendu mis à part ce que font entendre, à onze heures du soir, les postes de télévision, mais bien sûr les Mendes avaient été interrogés, et comme les Souliers étaient leurs amis, on leur avait demandé s’ils voulaient bien jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, question de signaler certains objets peut-être qu’ils connaissaient et qui avaient disparu. Et c’est alors que Françoise Mendes avait parlé des bijoux que possédait Odile: un bracelet et deux bagues qu’elle tenait de sa mère et qui ne la quittaient jamais, qu’elle portait même à la campagne. On ne les avait pas retrouvés sur elle ni sur sa table de chevet. Et d’avoir vu la maison dévastée après le double assassinat de leurs amis, cela avait pas mal secoué les Mendes, si bien qu’ils étaient restés plusieurs semaines sans retourner à La Colmiane. Le drame s’était produit un samedi soir, début avril, et on en était maintenant aux derniers jours de juin.

Le vendredi, les Mendes s'échappaient du magasin aussitôt qu’ils pouvaient, et ils attendaient qu’Olivier soit revenu de sa leçon de violon pour l’emmener avec eux à la montagne. Au lycée Masséna, Olivier bénéficiait d’un horaire aménagé parce qu’il étudiait le violon, et le vendredi, en fin d’après-midi, il prenait une leçon chez son professeur qui habitait au bas de l’avenue Borriglione. Et ce vendredi-là marquerait une date importante dans la vie du jeune homme, puisque ce serait celui où il arrêterait l’étude du violon. Il en avait décidé ainsi depuis plusieurs mois, et ses parents avaient d’abord protesté puis ils avaient fini par en admettre l’idée, non sans tristesse, et à présent il n’y avait plus que son professeur à ne pas le savoir.

Olivier avait toujours vu en lui un adversaire. Il avait commencé l'étude du violon quand il avait six ans, avec une dame qui avait sa maison tout au haut de l’avenue Saint-Philippe. Elle s’appelait Madame Dalbert, et il avait beaucoup aimé aller chez elle pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’autobus pour se rendre là-bas, et d’abord sa mère l’avait accompagné en voiture, mais il n’avait pas dix ans quand il avait obtenu de s’y rendre tout seul, à pied, ce qui faisait une longue promenade jusqu'au sommet de la colline, le long d’une avenue peu fréquentée et bordée d’eucalyptus. Les soirs d'hiver, quand il revenait de sa leçon, il faisait déjà nuit mais il n’avait pas peur, ou peur juste assez pour lui faire songer aux romans d'aventures qu’il lisait et parmi lesquels il préférait L’Île au trésor.

Il avait connu avec elle huit années de bonheur, au bout desquelles elle lui avait fait valoir que le moment était venu pour lui d’entrer au conservatoire, et en effet il y avait été admis, et désormais il avait pour professeur Monsieur Mazière qui était le premier violon solo de l’orchestre de l'Opéra. Et d’abord, il s'était imaginé qu’à côté du conservatoire, il pourrait continuer de prendre des leçons particulières avec Madame Dalbert, mais Monsieur Mazière ne lui avait pas laissé le choix. Et ainsi, depuis trois ans, il avait rendez-vous avec lui deux fois par semaine, une fois au conservatoire de Cimiez, l’autre, le vendredi soir, dans sa maison de l’avenue Borriglione.

Il régnait au conservatoire de Cimiez une atmosphère brouillonne et pleine de gaieté. Les locaux étaient aménagés dans une imposante demeure datant de la fin du siècle précédent et qui, de l’extérieur, au milieu de son jardin planté de palmiers, ressemblait à une grosse meringue, tandis qu’à l’intérieur rien n’était adapté à sa fonction. Les plafonds étaient trop hauts, les escaliers étaient trop larges, les portes fermaient mal, et surtout les salles de cours n'étaient pas insonorisées. Si bien qu’on prétendait exercer son oreille et ses doigts dans une joyeuse cacophonie qui avait, pour les élèves, l’avantage d’autoriser les pires approximations. Et puis, on s’y retrouvait aussi entre filles et garçons. Et dans ce contexte les manières empesées de Monsieur Mazière lui donnaient l’air un peu ridicule d’un automate, tandis que, quand on était chez lui, dans sa maison particulière de l’avenue Borriglione, elles ne faisaient plus rire.

La maison était au fond d’un jardin. Il fallait passer la grille, le jardin était sombre et quand au bout de l'allée toute droite vous arriviez à la porte, vous étiez accueilli par une bonne qui vous conduisait au salon de musique. Là, il y avait des meubles de style provençal, un miroir au-dessus d'une cheminée, un piano pour les éventuels accompagnateurs et un pupitre tout raide qui semblait vous attendre pour vous crucifier ou vous soumettre à la question. Un délai de trois ou quatre minutes vous était alors accordé, que vous mettiez à profit en sortant les partitions de votre cartable, en les posant sur le pupitre, chacune ouverte à la bonne page, en accordant votre violon, en passant de la colophane sur les crins de votre archet, peut-être en répétant quelque trait difficile où il y avait des accords, des changements de positions acrobatiques pour la main gauche, glissant du plus grave au plus aigu, jusqu'à ce qu’enfin, comme un automate sorti de son décor, apparaisse le professeur de musique.

Monsieur Mazière était un homme petit, très mince, qui se tenait bien droit, toujours vêtu d’un costume impeccable, porté sur un polo invariablement gris, fermé au cou, et avec à la main un gros crayon taillé aux deux bouts, un rouge et un bleu. Il parlait peu, comme s’il avait dû économiser sa voix, il relevait chaque erreur en frappant du bout de son crayon l’endroit de la partition où elle avait été commise. Il n'était jamais satisfait. Son exigence était proportionnée au prix de ses leçons. Il ne riait jamais. Il avait de toute évidence une haute idée de sa valeur. Et chaque fois, en sortant de chez lui, Olivier se demandait comment il avait pu supporter une pareille épreuve.

Il avait enduré ce régime vexatoire pendant trois ans. Il n’avait pas tardé à comprendre que la partie était perdue, qu’il ne serait jamais le violoniste qu’il avait rêvé de devenir lorsqu’il était enfant, mais de là à l’avouer à ses parents, c'était une autre affaire, et plus encore qu’à ses parents, à Madame Dalbert. Il continuait d’aller la voir deux ou trois fois par an, et dans ces occasions il lui apportait des boîtes de chocolat mais il venait sans son violon, car alors elle aurait voulu qu’il lui joue quelque chose, et il n’aurait pas pu le faire sans qu’elle s'aperçoive qu’il jouait beaucoup moins bien à présent que lorsqu'il avait quatorze ans et qu’il était son élève, et cela l’aurait déçue.

Et donc ce vendredi, il avait décidé de prendre sa leçon comme les autres fois, puis qu’au moment de partir il lui annoncerait qu’après les vacances d'été, il ne reviendrait pas. Et quand il l’avait fait, Monsieur Mézière s'était montré surpris et fâché, comme Olivier s’y était attendu. Il lui avait répondu que ce n’était pas là une décision à prendre à la légère, que ses parents avaient fait d’importants sacrifices pour lui, qu’il comptait bien les avoir au téléphone, qu’on en reparlerait à la rentrée. Devant quoi, Olivier avait souri, comme il savait sourire, d’un air timide en même temps que moqueur, il avait dit “Au revoir, Monsieur Mazière”, et il était parti.

Pour autant, il savait que ce ne serait pas facile du tout, de poser son violon dans sa chambre pour ne jamais le rouvrir, ou pour ne plus le faire qu’en amateur, un amateur qui se montrerait chaque fois plus incertain, plus malhabile, comme monté debout dans une barque qui prend l’eau. La maison ce soir-là serait vide, il aurait deux longs jours à passer dans cette solitude. Aussi, pour ce premier soir au moins, avait-il prévu de sortir avec un camarade.

vendredi 20 septembre 2024

Nos destins personnels

Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence?

Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait.

Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres.

Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’art. Au même titre que des tableaux d’Édouard Manet, ou de Rembrandt, ou de Léonard de Vinci (qu’on pense à La Joconde).

Beaucoup écrivent pour dire ce qu’ils savent déjà. Ce sont des témoins, des journalistes, des sociologues. Leur travail est d’une utilité qui n’échappe à personne. Mais d’autres écrivent pour dire ce qu’ils ne sont pas encore capables de comprendre. Ce qui leur échappe en même temps que cela insiste. Et ce sont des artistes.

Qu’aurait pu dire Édouard Manet du Déjeuner sur l’herbe, ou de n’importe quel autre de ses tableaux? Beaucoup de choses sans doute, toutes pleines d’intérêt. Mais qui en auraient dit beaucoup moins que ce que dit le tableau, de la façon silencieuse qu’il le fait.

L’histoire s’impose à son auteur comme une énigme. Pour ma part, la question que me pose une histoire, dès l’instant où je la conçois et pendant tout le temps où je l'écris, n’est jamais celle de son éventuelle signification mais seulement celle de sa construction. C’est celle de savoir quels sont les éléments qu’elle peut et qu’elle doit faire tenir ensemble, et de quelle manière. Plus les éléments qu’elle fait tenir ensemble sont hétérogènes (ou lointains), plus elle me passionne. Je dis bien “qu’elle fait tenir ensemble”, car si, d’une manière ou d’une autre, elle ne les fait pas tenir ensemble, alors elle n’a pas de sens et ce n’est plus une histoire.

On pense bien sûr à la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” par quoi Isidore Ducasse définit la beauté.

La question est celle d’une tension entre l’hétérogénéité et la cohérence.

La question du sens s’est posée dans l’histoire de la musique avec l’abandon, par Arnold Schönberg et ses disciples, des principes de la tonalité. Les œuvres atonales de Schönberg et de ses ses disciples sont souvent d’une beauté remarquable, mais elles ont l’inconvénient de ne pas produire de suspense. Elles ne racontent pas d’histoires. Il leur manque une cohérence structurelle. Elles sont dépourvues du fil conducteur qui entraîne l’auditeur du début à la fin.

Il n’est donc pas question de se priver du sens mais de l’interroger. Je ne poursuis pas un but humanitaire, je ne prétends pas sauver le monde, mais quelque chose me dit que la question du sens des histoires, de leurs formes et de leur compositions, concerne la manière dont les sujets humains conçoivent leur destin personnel et celui des nations.

jeudi 19 septembre 2024

Henry James: Un Moderne

Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Non seulement celles-ci ne sont pas exposées clairement, mais surtout, quand on croit les découvrir et les comprendre, elles restent lointaines, incertaines au point qu’on peut douter si elles sont bien réelles ou si elles relèvent du fantasme. Et ce parti pris donne lieu à des récits compliqués, qui nous dérangent et nous égarent.

Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe. Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux.

Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit nommée, sans que sa personne soit directement évoquée, on croit deviner que 1) elle est aujourd’hui disparue, 2) elle avait à se plaindre de son mari, 3) la fille continue à en vouloir à son père des torts qu’il a faits à sa mère aussi bien qu’à elle — offenses, négligences ou trahisons dont nous sommes réduits à supputer (sans trop d'effort) la nature. Et ce n’est pas là parce que l’auteur veut nous cacher ces choses, mais parce que les personnages entre eux se gardent de tout dire, et sans doute aussi, dans une certaine mesure au moins, parce que, quels que soient les calculs compliqués auxquels ils se livrent, quels que soient les précautions qu’ils prennent et les coups tordus qu’ils s’administrent, leurs déterminations vont au-delà de ce qu’ils en savent eux-mêmes. Et en cela, nous pouvons considérer que la fiction de James est d'un réalisme bien plus radical que celui des grands romanciers du XIXe siècle.

Honoré de Balzac aurait commencé par nous résumer l’histoire de la famille, après quoi seulement il aurait placé le dialogue entre le père et la fille. Et alors, nous aurions été certains de bien comprendre. Mais avec Henry James, nous basculons dans un monde où plus rien n’est simple ni assuré. Où l’auteur creuse son sujet sans être certain d’en venir à bout. Où il fouille, recherche la vérité plutôt que nous en faire la démonstration — à la différence de ce que Balzac faisait dans Le Père Goriot, et Victor Hugo, plus évidemment encore, dans Les Misérables.

Werner Heisenberg introduit son principe d'incertitude en 1927. La théorie de la relativité restreinte date de 1905. Sigmund Freud avait publié Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Les ailes de la colombe date de 1902. Avec ces auteurs, nous entrons dans l'ère des Modernes.

James, Proust, Kafka ont travaillé, comme tous les grands artistes de leur temps, mais aussi comme les scientifiques, à élargir le champ de perception de l’expérience humaine. Sans jamais y renoncer, ils ont bouleversé les cadres d’une rationalité qui est et qui demeure pour nous comme un lit de Procuste. Ils ont osé dire que le sujet reste une énigme pour les autres mais aussi pour lui-même.

Or, où en sommes-nous de cette modernité, aujourd’hui où nous voyons tant d’auteurs publier des romans qui semblent faits pour illustrer des causes auxquelles le lecteur est convaincu d’adhérer avant d’en lire la première ligne, à défaut de quoi il ne les lirait pas? Et ce n’est pas que ce travail de témoignage et de documentation serait inutile, mais il me semble qu’il relève davantage du journalisme, ou de l’histoire, ou de la sociologie, que de l’art de la fiction.

mardi 17 septembre 2024

Cette fois-là (5 et fin)

Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été.
— Vous étiez en vacances, dit-elle.
— Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances…
— Et qu’en avez-vous fait?
— Je suis parti en Suède.
— Vous cherchiez la fraîcheur?
— Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours.
— Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films.
— Vous pensez à Un été avec Monika? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait?
— Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver.
— Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste.
— Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée?
— J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser.
— C’est sans doute plus sage. Vous gagnez en sagesse.
— Un souvenir pourtant m’est revenu en mémoire quand j'étais en Suède. À peine l'ombre d’un souvenir. Je ne sais pas d’où il vient.
— Vous voulez me le dire?
— Il tient en deux images à peine.
— Expliquez-moi.
— Sur la première image, je suis en voiture, sur une route du bord de mer, qui tourne au milieu de rochers rouges. C’est moi qui conduis, il fait très chaud, un soleil éclatant. Et, en contre-haut de la route, on voit un pont romain, sans doute un aqueduc, tandis qu’en contrebas, ce sont des criques où des baigneurs semblent flotter dans l’air.
— Et Pascale?
— Je sais qu’elle est là, tout près de moi, je sens sa présence, mais je ne la vois pas.
— Je comprends. C’est précis. Et la seconde image?
— Cette fois il fait nuit, tout à fait nuit, et nous dînons sur une plage, à la terrasse d’un restaurant, les pieds dans l’eau. Et c’est un restaurant tout à fait modeste, où dînent des familles avec des enfants qui vont tremper leurs pieds, puis qui reviennent apporter quelque chose à la table de leurs parents.
— Et ces deux images font un seul souvenir. Plutôt agréable, non?
— Oui, très doux, comme de la soie, mais qui en même temps m’effraie. Comme s’il était porteur d’un mauvais présage.
— Qu’a-t-il d'inquiétant?
— Peut-être est-ce seulement parce que je ne sais pas où situer la scène, ni quand. Que cela semble se produire ailleurs que dans la vie réelle.
— Vous m’avez dit que tout s’est toujours passé chez vous, seulement chez vous, et cette fois-là, vous vous trouvez ailleurs.
— Exactement. C’est là l’énigme.
— Eh bien, figurez-vous-vous que je m’en suis souvenue aussi. Et c’est même pour cette raison que je voulais vous voir. Pour en parler avec vous.
— Que voulez-vous dire?
— Pascale participait à un congrès de spécialistes qui avait lieu à Aix-en-Provence. Elle y était allée en train et, le samedi, elle vous a appelé pour vous demander si vous ne vouliez pas venir la chercher pour la ramener en voiture. Et vous, bien sûr, vous avez accouru.
— C’est vrai. C’est exact. Maintenant je me souviens. Mais vous, comment le savez-vous?
— Romain participait à une régate, il ne serait de retour à Nice que le lendemain soir, ce qui vous laissait la liberté d’une nuit, d’une nuit entière, cette fois-là. D’abord, elle ne vous l'a pas dit, et vous avez pris l’autoroute, mais ensuite elle vous a demandé de quitter l'autoroute pour aller chercher la route du bord de mer, celle qui traverse le massif de l’Estérel, où les rochers sont rouges.
— Comment le savez-vous?
— Pour la simple raison que Pascale me l’a dit. Qu’elle me l’a raconté. Que, dans les années qui ont suivi, elle y est souvent revenue. Comme s’il avait fallu toujours ajouter des détails, compléter le puzzle, pour éclairer le mystère. C’était entre deux patients parfois, entre deux salles d'examen, quand elle était vêtue de sa blouse blanche qu’elle ne boutonnait jamais assez bas.
— Il y a une vieille chanson anglaise, trop ancienne pour vous, qui parle des nuits de satin. Je n'avais jamais connu et je ne devais jamais plus connaître une nuit semblable. Aussi douce. Aussi rêveuse. Mais, en même temps, le malheur s’approchait de nous, il pesait au-dessus de nos têtes. C’était, vous savez, comme l’aile de l’oiseau noir qui vous frôle vos cheveux. Je ne savais pas alors ce qui était sur le point d’arriver. Je ne pouvais pas l’imaginer.
— Maintenant vous le savez. Vous avez mangé du poisson grillé avec des odeurs de fenouil, vous avez bu du rosé, vous avez entendu de la musique, peut-être cette chanson que vous dites de Procol Harum, encore que Pascale se souvenait plutôt d’une autre de Françoise Hardy. Puis, vous avez dormi dans un petit hôtel qui se trouvait de l’autre côté de la route. Mais à votre réveil, au matin, le monde n'était plus le même.
— Il s'était fracassé.
— À six heures, elle avait été réveillée par un appel de la gendarmerie. Un gendarme lui a demandé si elle était bien la mère de Félix Cardix, et comme elle lui a répondu que oui, il lui a dit que celui-ci avait eu un accident de voiture, quatre heures auparavant, au-dessus de Cap d’Aïl. Qu’il avait été transporté au service des urgences de l’hôpital Pasteur. Qu’il était dans le coma.
— Pendant des semaines, Romain et elle se sont relayés à son chevet. Plusieurs fois, pendant cette période, elle est venue me retrouver. C'était la nuit, quand elle sortait de l’hôpital et qu’elle n’avait pas le courage de retourner chez elle. Qu’elle ne voulait pas dormir, de crainte des cauchemars. Il n’était plus question alors de savoir si Romain savait ou s’il ne savait pas. Bien sûr qu’il savait. Mais ensuite, le même jour où elle m’a dit que Félix était sorti d’affaire, elle m’a dit aussi que notre histoire finissait là. Qu’elle ne reviendrait pas. Que maintenant elle était vieille, que désormais elle serait sage. Comment se peut-il que j’aie oublié cette fois-là qui annonçait la fin?
— Moi aussi, je l’avais oubliée. Ou peut-être voulais-je en garder le souvenir pour moi.

Plus tard, elle le conduit jusqu’à sa chambre noire qui se trouve tout au bout de la soupente. Elle y fait de la lumière. Et les murs en sont couverts de photos de Pascale. Et ce ne sont pas des photos prises à la sauvette. Chaque fois, on reconnaît les fauteuils où tout à l’heure ils étaient assis. Chaque fois, Pascale est venue ici et elle a posé devant le Rolleiflex fixé sur son pied et sous des projecteurs. 


lundi 16 septembre 2024

Cette fois-là (4)

Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les rideaux, mais, tandis qu'elle se dévêtait, assise au bord du lit, elle a dit que non, c'était inutile, et il avait compris qu’elle ne voulait pas. Et, en effet, c'était un délice de découvrir après l’amour qu’il faisait presque nuit. Ils allaient à la fenêtre, ils s’y tenaient debout à regarder la pluie ou, au contraire, en d’autres saisons, le bleu turquoise du ciel où des nuages blancs, joufflus comme des anges, viraient au rose. Mais à laquelle de ces dix dates chacun de ces souvenirs peut-il se rapporter? Il reste incapable de le dire. Et comme il en est incapable, il décide de ne plus y penser et il part en voyage. Son voyage dure une bonne partie de l'été et, à son retour, il doit corriger les épreuves d’un livre, et plusieurs semaines se passent encore avant qu’il ne reçoive de Sonia une invitation à prendre le thé chez elle. Et il découvre qu’elle habite à deux pas de chez lui, dans la rue Cyrille Besset. Et comment se peut-il alors qu’il ne l’y ai jamais rencontrée?

Il se rend à l’adresse indiquée. C’est un après-midi d’automne où il fait chaud, où le ciel est gris et où l'air est vicié de particules toxiques. Où on respire des cendres retombées d’un lointain incendie. Ou peut-être d’une centrale nucléaire qui serait entrée en fusion au milieu des forêts. Où on voudrait sans le dire que tout cela finisse. Elle l’a prévenue qu’elle habite au dernier étage sans ascenseur, et il gravit les cinq étages en s'étonnant de la pauvreté de l’immeuble. Des étages entiers semblent inoccupés, et cet air d’abandon contraste avec l'élégance de l’image qu’il avait gardée d’elle, qu’elle lui avait montrée, ce soir de printemps où ils ont tellement parlé, où elle avait ce fin sourire et où elle jouait avec ses bagues.

Quand elle lui ouvre sa porte, il découvre que son appartement occupe une soupente, mais la pièce où elle l’introduit est vaste et joliment meublée. La lumière est si rare qu’il distingue à peine les couleurs de la tunique de coton qu’elle porte sur ses jambes nues. Une table basse est servie pour le thé, on entend de la musique indienne, et d’abord il reste debout à considérer de grandes photos qui ornent les murs. Il les voit mal. Il lui demande de mieux les éclairer. Elle allume des spots en se tenant à distance de lui et des photos devant lesquelles il s'arrête, l’une après l’autre, sans rien dire. Ce sont des images en noir et blanc de paysages arides, désertiques, qui ont été choisis parmi ceux du Maghreb ou peut-être de Provence. Et d’abord il ne remarque pas les cartes postales en couleur qui sont épinglées au mur, sous chacune d’entre elles. Et enfin, il se penche. Il lui demande de mieux les éclairer, et comme elle fait, toujours de loin, derrière son dos, il comprend et il dit d’une voix un peu sourde:
— Vous êtes allée sur les traces de Paul Cézanne. Vous avez photographié les paysages que Cézanne avait peints.
— Oui, il m’a fallu plusieurs années. C’est un travail déjà ancien mais c’est celui auquel je tiens le plus.
— Pour ce que j’en vois, la définition me paraît remarquable. Vous avez fait cela avec quel appareil?
— Avec un Rolleiflex sans âge, toujours fixé sur un pied.
— Vous vous êtes promenée dans la campagne avec un Rolleiflex? Le pied devait être sans âge, lui aussi, par conséquent très lourd?
— Exactement. Il faisait une chaleur accablante, je transportais mon matériel, j’étais assaillie par des insectes qui me piquaient, je crois que les gens des fermes et des villages me prenaient pour une folle.
— Et j’imagine que c’est vous qui les avez développées?
— Oui, ici, dans mon laboratoire. Je vous le montrerai tout à l’heure, si vous voulez. Mais maintenant, le thé est prêt. C’est du thé russe. J’espère que vous aimez le thé russe? J’ai préparé des pancakes.
— Et moi, j’ai apporté des petits-fours. 
 

dimanche 15 septembre 2024

Des histoires

La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.

Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.

Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.

Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.

Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.

Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schönberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.

samedi 14 septembre 2024

Cette fois-là (3)

— Madame Sonia Delorme?
— Oui, c’est moi…
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo.
— Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu.
— Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée?
— Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller?
Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea.
— Vous connaissez? C’est tout près d’ici.
Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. Les pieds dans des escarpins qui la faisaient trotter. Il y avait foule, mais ce n'était pas celle de l’avenue Borriglione. Les touristes fortunés sont plus grands que la moyenne des gens d’ici. Les hommes ne portent jamais de manteau, jamais d’imperméable, par tous les temps, seulement des chemises blanches au col ouvert. Ils ressemblent à des loups. Leurs femmes sont trop jeunes, trop minces, trop grandes, trop maquillées. On reconnaît les Russes à leurs lèvres refaites. À un moment, sans se tourner vers lui et sans élever la voix, elle a dit:
— Je suppose que vous avez appris la nouvelle?
— En effet.
— Romain Cardix a songé à vous écrire, et puis il ne l’a pas fait. Il le fera plus tard. Je crois comprendre qu’il vous invitera à déjeuner.
— Au Club Nautique?
— Oui, au Club Nautique.
Alexandre n’a pas commenté. Ils ont attendu d'être installés à la terrasse. Ils ont commandé des cocktails. Il lui a tendu son étui à cigarettes. Un étui en argent ciselé. Elle a souri en avançant la main, comme si elle le reconnaissait, mais elle n’a rien dit, et lui s’est souvenu seulement alors que c'était un cadeau de Pascale. Et il n’a rien dit non plus. Ils ont attendu encore d'être servis. Puis il a dit:
— Pendant les deux années où nous nous sommes vus, je ne pouvais en parler à personne, j'étais tenu au secret, et ce n'était pas facile. Puis, quand elle a mis fin à notre histoire, j’ai dû me taire encore. Et maintenant qu’elle est morte, c'est comme si notre histoire s'effaçait. C’est comme si rien ne s'était passé dans la réalité des choses. Et c’est comme si moi-même je risquais de me perdre. Romain Cardix a une existence réelle, ainsi que vous, ainsi que toutes les personnes qui se sont réunies pour assister aux funérailles. Tandis que moi, voulez-vous me dire qui je suis? C’est comme si je n’existais pas. Comme si, d’un instant à l’autre, je devais retourner aux ténèbres d’où je viens.
— Vous avez perdu le contact ou vous avez pu vous parler encore, je veux dire après votre séparation?
— Un jour, un soir, elle m’a appelé. Elle m’a longtemps parlé. Je la sentais très proche. Mais elle ne voulait pas revenir sur sa décision.
— Sa maladie s’est déclarée tout à coup. Nous avons su la gravité du diagnostic du jour au lendemain.
— Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ses enfants étaient avec elle?
— Maud habite à Nice. Elle ne l’a pas quittée. Félix est rentré de Singapour au dernier moment. C'est lui, je crois, qui a le plus souffert.
Sonia a des mains courtes, les ongles coupés ras sans vernis coloré. Elle porte en tout cinq bagues en argent, qui évoquent l’Asie. Elle doit en posséder plusieurs autres encore, qu’elle garde dans une coupe en céramique, posée sur un meuble, dans laquelle elle fouille, le matin, vite, distraitement, au moment de partir. Sonia est d’une douzaine d'années plus jeune que ne l'était Pascale, ce qui lui fait à présent l'âge approximatif qu’avait Pascale quand ils se sont rencontrés. Et inévitablement, entre l’une et l’autre, Alexandre va trouver des ressemblances. Comme ces phénomènes d’écho qui se produisent avec le temps, entre l'élève et le maître.
Sonia dit: Et moi, comment m’avez-vous trouvée?
Alexandre répond: Pascale parlait souvent de vous. Elle me disait: “Si je ne me dépêche pas, Sonia va me gronder.”
— Vous deviez me maudire!
— Il vous arrivait assez souvent de l’appeler quand elle était avec moi, ou c'était elle qui vous appelait au moment de partir. Et puis un jour, alors que je l’attendais, j’ai reçu un message de vous m’indiquant qu'elle ne pourrait pas venir.
— Et ce message, vous l’avez retrouvé?
— Grâce à votre prénom. Seize ans plus tard, Google me l'a rendu avec votre photo.
— Prodige de la technique! Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? Des dates, des anecdotes, des photos?
— Des dates. Je voudrais retrouver des dates. Rien que des dates. Cela me suffirait.
— Je comprends. Vous avez cherché et vous en avez retrouvé combien?
— Jusqu’à présent, zéro. Je n’en ai retrouvé aucune. Un scrupule stupide. Il m'aurait paru indécent de garder trace de nos rencontres.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas… Parce que l’attitude m’aurait paru mesquine. J’aurais eu le sentiment de thésoriser sur la grâce de nos rencontres. Ou de tailler des encoches sur la crosse de mon fusil. Le fait est que, maintenant qu’elle est morte, je me trouve les mains vides.
— Et vous pensez que moi…?
— Nos rendez-vous avaient tous lieu l’après-midi, les jours de semaine. Ce qui veut dire que Pascale prenait sur les horaires de son cabinet. Et comme vous étiez sa secrétaire… Je ne sais pas comment j’ai compris, ou comment j’ai pu imaginer que vous teniez un agenda qui ne concernait qu’elle.
— Le cabinet possède son agenda électronique sur lequel s’inscrivent les rendez-vous de tous les collaborateurs, mais j’avais été engagée comme secrétaire personnelle de Pascale Cardix, qui était l’actionnaire principale. Elle m’avait fait confiance. J'étais pleine d’admiration pour elle. Elle m’appelait son Bodyguard. Et, à côté de l’agenda électronique que je renseignais pour son compte, je tenais aussi un agenda papier.
— Si bien que…
— Attendez! N’allez pas si vite!
Elle bascule son buste en avant, elle pose ses coudes sur la table, elle montre ses mains dont les doigts s'écartent en éventail, elle joue avec une bague. Elle semble réfléchir. Puis elle dit:
— Au point où nous en sommes, je peux vous l'avouer... Cet agenda papier, j’ai couru l’acheter la première fois qu’elle m’a demandé de déplacer un rendez-vous pour vous rejoindre.
En parlant, elle regardait ses mains. Maintenant, elle tourne la tête et lui sourit. Et lui s'étonne:
— Elle vous l’a dit?
— À la façon qu’elle a eue de me demander de déplacer ce rendez-vous, j’ai compris qu’elle n’allait pas chez le dentiste. Elle était blême et excitée comme une puce ou comme une jeune fille. Elle avait besoin de parler, de le dire à quelqu'un. Et c’était moi son Bodyguard en même temps que sa confidente.
— Et cet agenda?
— Il tient en trois carnets de la marque Quo Vadis. J’ai refermé le troisième, deux ans plus tard, quand elle m’a annoncé qu’elle ne vous reverrait plus.
— Trois carnets, donc, que vous avez conservés?
— Bien sûr, ils sont chez moi!
— Et en face, ou à la place de chacun de nos rendez-vous, il est possible que vous ayez ajouté, quoi?
— Un signe discret. Une icône. Peut-être un petit cœur. En effet, ce n’est pas impossible. Cela ne prendra pas longtemps. Il suffit de vérifier.
Il recommençait de pleuvoir. Ils ont regardé la pluie, puis ils se sont quittés.

vendredi 13 septembre 2024

Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides de s'amuser en dépit des conditions atmosphériques, et de faire des rencontres.

Il avait passé la journée dans ses livres et maintenant il admirait le spectacle de cette humanité grouillante et bigarrée, à laquelle se mêlaient les premiers réplicants qu’on reconnaissait à leur air égaré et dont on pouvait craindre que la pluie ne les rouille. Il ne dînait pas à l’intérieur du restaurant mais sur une terrasse fermée par de lourds rideaux de plastique transparent, et il jouissait du confort de cet abri au point de s’y attarder en buvant de la bière. Il restait là, buvant encore, jusqu’à ce que l’avenue se vide. Il attendait le moment magique où, sortant du restaurant, il trouverait la pluie crépitant sur le bitume désert. Alors, il relevait le col de son imperméable et il s'en allait marcher jusque chez lui en fumant des Lucky Strike.

Alexandre s’amusait de la pose qu’il prenait pour lui seul. Très jeune, il avait lu Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, il avait vu le film, et il s'était identifié au personnage de Philip Marlowe. La philosophie n'était venue que plus tard, un peu par hasard, parce qu’il avait rencontré sur sa route un professeur sympathique. Il en avait fait son métier, encore que les livres qu’il publiait depuis une dizaine d’années dérogeaient aux critères du genre. Ils étaient plutôt ceux d’un moraliste. Il y prônait une attitude joyeuse, fondée sur une approbation du réel en dépit de ses aspects désespérants, au motif que le sujet humain n’avait pas le choix entre deux mondes; que les promesses d’un autre monde, fondé sur des principes de justice, s’étaient toujours soldées par davantage de misères et de crimes. Et ces livres satisfaisaient aux goûts d’un public fidèle, si bien qu’après la parution de chaque nouvel opus, son éditeur parisien attendait le suivant. Pourtant il vieillissait. Année après année, son corps était plus lourd et son esprit plus embrumé par les vapeurs du tabac et de l’alcool. Il n'était pas assez naïf pour ne pas s’attendre à un accident vasculaire cérébral ou à une dépression nerveuse qui l’empêcherait d'écrire; et d’ailleurs, n’avait-il pas épuisé son sujet? N’avait-il pas déjà tout dit? Et voilà qu’à présent, ayant appris la mort de Pascale Cardix, la belle ophtalmologue de la rue du Congrès et sans doute l’unique grand amour de sa vie, il était obsédé par la question absurde du nombre de fois.

De cette liaison déjà ancienne, qui avait marqué le milieu de son parcours terrestre, il n’avait gardé que des souvenirs épars, composés d’images qui lui revenaient à l’esprit dans l’ordre le plus aléatoire, qui n'étaient pas datées, qui ne se raccordaient pas, qui ne faisaient pas un film, et dont surtout il ne pouvait pas savoir si chacune était représentative d’une série ou d’un événement unique. Quand il revoyait Pascale s’asseoir dans son lit et lui tourner le dos, les reins cambrés, le buste nu dressé dans la pénombre, et plier les deux bras levés derrière la tête pour rattacher ses cheveux, il aurait voulu être sûr que l’événement s'était produit maintes et maintes fois; et c'était bien là, en effet, l’hypothèse la plus probable. Mais pouvait-il s’en convaincre sans se dire que peut-être cette divine apparition n’avait eu lieu que dix fois, ou peut-être qu’une seule. Et si ce n'était qu’une fois, comment ne pas craindre alors qu’il l’eût plutôt rêvée?

La question du nombre de fois recouvrait celle de la réalité des choses. Bernadette Soubirous a affirmé que la Vierge Marie lui était apparue dix-huit fois dans la grotte de Lourdes. Et cette apparition aurait pu se produire sept fois au lieu de dix-huit, ou peut-être trente-six, sans que l’affirmation soit moins crédible, ou qu’elle le soit davantage. Mais imaginons que Bernadette Soubirous n’aurait témoigné que d’une unique apparition. Pensez-vous que nous en parlerions encore? Ou plutôt que nous préférerions penser qu’il s'agissait d'un rêve ou d'une illusion d’optique?

Alexandre avait consacré la plupart de ses livres à discourir sur “le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui”, à célébrer son innocence qui allait de paire avec la plus terrible cruauté, tandis qu’il doutait à présent de la réalité de ce qu’il avait vécu. Non pas que l’expérience pût être tout à fait illusoire, mais parce que les souvenirs qu’il en gardait étaient rapides comme des comètes, insituables dans l’immensité du ciel, et que les images qu’ils montraient disparaissaient aussitôt qu’il les avait aperçues. Au point même que cette divinité qu’il voyait assise au bord de son lit et qui lui tournait le dos pour se recoiffer, il lui arrivait de n’être plus certain que ce soit Pascale.

Deux semaines sont ainsi passées dans les tourments de l’âme, au bout desquelles il a décidé d’aller à la rencontre de la seule personne qui pouvait le renseigner.

jeudi 12 septembre 2024

Cette fois-là (1)

Quand Alexandre Jacopo apprit la mort de Pascale Cardix, il y avait quinze ans qu’il ne l’avait pas revue. Hormis une fois à l’occasion d’un vernissage, dans une galerie d’art, sur le quai Lunel, et une autre fois à Paris, à la sortie d’un cinéma du boulevard de Clichy, sans qu’ils se soient parlé. Et en quinze ans, beaucoup de choses avaient changé: il avait vieilli, bien sûr, et surtout le réchauffement climatique avait rendu la planète beaucoup moins habitable. Aux longues périodes de sècheresse succédaient des mois entiers de pluies diluviennes, durant lesquels en plein midi il ne faisait pas tout à fait jour. Il continuerait d’écrire des livres, il garderait le privilège d’écrire des livres et de les publier, mais il savait que le contact avec les étudiants lui manquerait. Il prenait plaisir à diriger des thèses, et cette année-là serait la dernière où il pourrait le faire. Son étudiante favorite s’appelait Hélène Loriot. Depuis quatre ans, elle menait un travail sur Soeren Kierkegaard, et ils étaient convenus qu’elle le terminerait avant l’été où il devrait prendre sa retraite.

Elle venait le rencontrer chez lui une fois par mois, et le rendez-vous avait été pris pour qu’ils discutent d’un long développement dont elle lui avait envoyé le texte. Elle avait intitulé ce chapitre “Les fiançailles rompues”. Elle y mettait en parallèle les reculades matrimoniales du philosophe danois et celles de Franz Kafka. Et aussitôt qu’ils s’étaient installés dans leurs fauteuils habituels, où le rituel voulait qu’ils prennent le thé, il lui avait dit tout le bien qu’il pensait de ce travail, clair, précis, richement documenté, à quoi elle avait répondu: “J’avais craint que vous me reprochiez de trop m’intéresser à la vie de l’auteur.” Et lui: “Bien sûr, certains de mes collègues y trouveraient à redire. Nous devons y songer quant à savoir qui nous inviterons pour participer à votre jury. D’ailleurs, le moment est venu, mais c’est là mon affaire, et quant à moi, je pense que cette digression a toute sa place avec le reste.”

La jeune femme était ravie. Alexandre Jacopo de son côté gardait un air grave. Il lui adressa quelques remarques de détail concernant sa bibliographie. Elle en prit bonne note et comme, après cela, elle rangeait son carnet et se levait pour partir et comme il se levait aussi, il ajouta: “Je peux vous l’avouer, votre chapitre m’a touché plus particulièrement peut-être parce que je venais d’apprendre le décès d’une vieille amie”. Il avait parlé d’une voix à peine audible, en regardant ailleurs, comme s’il avait cherché le téléphone qu’elle aurait pu oublier sur la table. La jeune femme, en revanche, le fixait avec attention. La confidence de son professeur était inattendue. Pour la première fois, celui-ci montrait une faiblesse. Le rapport entre eux était inversé. Elle n’était pas sûre de s’en réjouir. Elle a hésité puis elle a dit: “Pardon, Monsieur, mais vous voulez parler d’une ancienne maîtresse?” Alors, il a tourné les yeux vers elle et le sourire de l’un répondait à celui de l’autre.
— Oui, vous avez raison, autant le dire.
— J’en suis désolée. Vous devez être triste.
— Oui, très triste, et en même temps troublé.
— Votre liaison était finie?
— Depuis bien des années. Mais il y a une question qui tourne dans ma tête. C’est une question impossible, qui dit et qui répète: “Combien de fois?” J’essaie de me convaincre que cette question n’a pas de sens, que je ne pourrai jamais y répondre, il n’en reste pas moins que je voudrais savoir.”
De nouveau l’étudiante a hésité, mais son professeur lui souriait en même temps qu’il avait des larmes dans les yeux. Alors, elle a fait appel à tout son courage, à tout son aplomb, et elle a dit:
— Vous voulez parler du nombre de fois où vous avez fait l’amour?
— En effet, du nombre de fois où elle est venue ici.
— Parce qu’elle venait ici?
— Oui, elle était mariée, et nous ne nous sommes jamais retrouvés qu’ici. Elle venait quand elle voulait, quand elle pouvait. Et elle restait une heure, quelquefois davantage. Mais je ne saurais dire combien de fois cela s’est produit, je n’ai gardé aucune trace matérielle de ses visites, et maintenant je voudrais savoir les dates de chacune, et cette question insiste. Elle trouble mon sommeil. C’est sans doute stupide.