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samedi 27 avril 2024

L’Algérois

Elle m'avait dit que son cours de danse finissait à six heures, et je lui avais proposé de venir l’attendre à sa sortie. Ensuite, je la raccompagnerais chez elle. Je nous voyais déjà. Le studio où elle prenait ses cours se trouvait sur l'avenue de la Victoire, près des locaux de Nice-Matin, et je savais qu'elle habitait au bout de l'avenue Dubouchage, ce qui nous laisserait une petite demie-heure pour marcher ensemble, à condition de ne pas marcher trop vite. Et elle m'avait répondu que oui, pourquoi pas, mais elle l'avait fait sans me regarder, en tournant la tête, comme si cela n’avait pas d’importance, ou ne devait pas en avoir, comme si elle cédait à une demande un peu absurde de ma part et que déjà elle passait à autre chose, comme si elle ne méritait pas qu’on vienne la chercher à la sortie du cours de danse, qu’elle n’était pas une fille assez jolie pour cela, pas une fille en tout cas qui cherche à attirer l'attention des garçons, ou comme si c’était moi qui ne méritais pas le privilège de le faire, sans doute aussi parce qu’elle était pressée de rejoindre d’autres filles qu’on voyait perchées sur leurs vélomoteurs et qui lui faisaient signe de la main. Et ainsi, à six heures, je m'étais trouvé à l'attendre sur le trottoir opposé, enfoncé dans l'encoignure d'une porte. Je ne voulais pas que ses camarades me voient et qu’ensuite elle soit obligée de leur répondre que non, pas du tout, je n'étais pas son petit ami. Mais plusieurs jeunes filles étaient maintenant sorties, certaines que je connaissais. Elles finissaient de boutonner leurs manteaux, d’attacher leurs cheveux en se disant au revoir, sans qu'apparaisse celle que j'attendais, et comme il faisait froid, j'en étais à me demander s'il était raisonnable que je l'attende encore quand Bernard Lurçat est arrivé à ma hauteur.

Nous étions en automne, il faisait déjà nuit, et Bernard était sorti de l'ombre pour entrer dans la lumière projetée sur le trottoir par la vitrine d’un magasin. Je ne l’avais pas vu venir. Il était en chemise, je crois, comme ignorant ou dédaigneux de ce que c’était le début de la nuit et qu’il faisait froid. Une chemise blanche au col ouvert et aux manches retroussées. Il tenait par le cou une autre fille de notre classe, Élisabeth Condé, et soudain son visage est apparu en gros plan, tout près du mien, et il a dit avec un grand sourire “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” Et la fille qu'il tenait par le cou a ri elle aussi, blottie contre lui, en se tournant vers moi. Et aussitôt ils sont sortis de la lumière et ils ont disparu dans la foule. Alors, pour me donner une contenance, j’ai haussé les épaules, j’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon blouson et je suis parti dans la direction opposée.

Cet incident, je n'étais pas prêt de l’oublier, il m’avait ému, parce qu’il concernait Corinne Lanson dont j’étais déjà amoureux alors et dont je devais rester amoureux, mais aussi parce qu’il illustrait la violence des rapports que Bernard Lurçat entretenait avec moi. 

Nous avions dix-sept ans et nous nous connaissions depuis l'âge de onze ans où nous étions arrivés ensemble, en classe de sixième, au lycée du Parc Impérial. Celui-ci était aménagé dans un immense bâtiment datant du tout début du siècle, situé sur une colline, qui regardait la mer. Il avait d’abord servi d’hôtel, plus spécialement destiné à accueillir la famille du tsar venue à Nice en villégiature, puis il avait été transformé en hôpital militaire pendant le Première Guerre mondiale. Son toit était surmonté de coupoles, qui lui donnaient fière allure, et devant sa façade s’étendait un jardin planté de palmiers et orné de pelouses sur lesquelles les élèves pouvaient s’asseoir et même s'étendre pendant les récréations. Pour moi qui venais de l'austère école communale de la rue Vernier, où garçons et filles étaient séparés, c'était un paradis où je me réjouissais de pouvoir demeurer jusqu'à la classe terminale. Dans ce lieu, j’apprendrais tout ce que je voulais savoir, le latin et les sciences mais aussi les techniques du flirt. Les grands élèves nous en donnaient chaque jour d’innombrables exemples, dont la plupart me paraissaient pleins de charme, d’humour et de délicatesse, et que je voulais imiter. Avais-je conscience alors que, pour Bernard Lurçat, il n’en allait pas de même? Car, pour lui, cette année de sixième resterait la première qu’il vivrait en exil.

Nous étions en octobre et les Lurçat étaient arrivés à Nice au mois de juin précédent, quand l’indépendance de l’Algérie fut proclamée et que les Européens qui habitaient là-bas, souvent depuis plusieurs générations, avaient dû fuir, du jour au lendemain, en s'entassant sur des bateaux.

Parlions-nous de cela, Bernard et moi? Et que pouvions-nous en dire? Nous n’étions alors que des enfants! Mais il se trouvait que moi aussi, j’étais né là-bas, ce qui établissait un lien entre nous, qui faisait que Bernard pouvait me prendre pour confident. Et, en effet, je nous revois occupés tous deux à chuchoter, assis au fond des classes, cachés derrière nos livres. Mais il se trouvait aussi que nos histoires n’étaient pas les mêmes. Qu’elles ne coïncidaient pas. Un décalage dans la chronologie des événements creusait une différence considérable, qui devait beaucoup compliquer nos relations, et qui tenait à ce que mes parents, quant à eux, avaient décidé de quitter le sol africain en 1955, c’est-à-dire à un moment où ce qu’on devait appeler la “guerre d’Algérie” ne faisait que commencer.

Cette façon universellement admise qu’on avait alors et qu’on garde aujourd’hui d’envisager l’histoire algérienne est bien sûr mensongère. Cette façon de dire que la guerre d’Algérie a commencé dans les années cinquante revient à oublier, ou à nier, à passer à la trappe le fait que la colonisation de l’Algérie datait alors de plus d’un siècle déjà, et que cette celle-ci, il fallait bien la considérer comme un acte de guerre, puisqu’elle avait été le fait de troupes françaises commandées par Paris, et que celles-ci s’étaient comportées en l’occasion de telle manière qu’elles avaient suscité, de la part des populations autochtones, une haine et une soif de vengeance qui ne pouvaient pas s’éteindre.

Mes parents avaient jugé inévitable l’indépendance de l’Algérie au vu des exactions que les autochtones avaient subies, et plus encore au vu du statut inégalitaire qui continuait de leur être dévolu, et qui faisait d’eux, dans un département prétendument français, des citoyens de seconde zone, et c'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de partir. D’en finir une bonne fois avec l’Algérie, comme j’essaie d’en finir ici, “une fois pour toutes”, comme aurait dit ma mère. De laisser cette histoire derrière eux, de refaire leur vie ailleurs, tandis que les parents de Bernard, pour leur part, avaient résisté jusqu’au dernier moment.

Mon camarade ne me cachait pas que plusieurs hommes de sa famille avaient participé aux actions terroristes de l’OAS, qui visaient à retarder autant que possible le départ des derniers pieds-noirs, de crainte qu’avec leur fuite, l’Algérie soit à jamais perdue; et il ajoutait que si lui-même avait été en âge de sortir la nuit pour taper sur des casseroles, pour peindre des slogans sur les murs et même pour tirer au revolver, il l’aurait fait bien volontiers, sans hésiter, le cœur content.

Voilà ce que Bernard m’expliquait et que j’ai cru comprendre. De tels propos faisaient écho à ce que j’entendais dans ma famille où il arrivait que des disputes éclatent au beau milieu de repas de fêtes, où d’autres fois il s’agissait de conciliabules que les hommes tenaient debout, un verre de vin mousseux à la main, dans un coin de salon, tandis que nous autres enfants dansions autour d’eux, au son d’une chanson de Johnny Hallyday jouée sur un pickup, et je me souviens qu’une fois au moins les paroles qui avaient filtré du conciliabule faisaient mention d’un attentat manqué contre le général De Gaulle.

Et tout cela, bien sûr, Bernard ne me l’a pas dit en un jour, à l’automne 1962, quand nous avions onze ans, mais au fur et à mesure des années qui ont suivi, et alors que notre relation s’envenimait, que mon camarade algérois devenait de plus en plus brutal et sarcastique envers tout le monde, et plus acerbe encore avec moi. Et quant à moi, quelle opinion avais-je de lui? Quels pouvaient être au juste mes sentiments à son égard?

Je me souviens que je l’évitais. Je crois que je ne me suis jamais opposé à lui frontalement, que je prenais garde de le contredire, parce que je savais qu’aucun argument n’aurait pu le convaincre, parce qu’il ne voulait rien entendre, parce qu’il était violent, et aussi parce que je ne voulais pas lui faire de peine, parce que je ne voulais pas lui dire, comme beaucoup disaient autour de nous, et comme j’aurais dit aussi s’il n’avait pas été mon ami, qu’il était un fasciste, à quoi il aurait répondu que oui, certainement, ce que je ne voulais pas entendre. Mais ce qui m’avait paru le plus vulgaire, le plus odieux, dans la moquerie qu’il m’avait adressée, ce soir-là, sur l’avenue de la Victoire, quand j’attendais Corinne Lanson à la sortie de son cours de danse — “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” —, c’était l’accent algérois avec laquelle il l’avait prononcée. Tandis qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand j’y repense, c’est ce sentiment que j’ai éprouvé alors qui me paraît honteux. 

mardi 23 avril 2024

Quand le soldat était enfant

Quand le soldat était enfant, il jouait dans la cour de son immeuble. C’était un grand immeuble situé sur un boulevard très bruyant, dont la façade arrière ouvrait sur une colline au sommet de laquelle étaient un lycée et, près du lycée, une piscine à ciel ouvert. Et il savait que, quand il serait plus grand, il irait s’asseoir sur les bancs du lycée qu’il voyait au sommet de la colline, qui ressemblait à un château, tandis qu’il restait des journées entières à jouer dans la cour avec ses camarades.

Il se souvient que l’appartement qu’il habitait avec ses parents se trouvait au sommet de l’immeuble, au cinquième étage, et que sa mère l’appelait, chaque jour, à l’heure du goûter, en se penchant à la fenêtre de la cuisine, puis de nouveau le soir. De cela, il ne peut pas douter, c’est un souvenir certain, qu’il peut ranimer dans sa mémoire aussi souvent qu’il veut, ce qu’il fait surtout la nuit, au milieu des nuits, quand les rideaux blancs flottent aux fenêtres, que les autres blessés gémissent dans leurs lits, et que lui-même ne sait plus s’il lui reste une jambe ou peut-être les deux, et encore moins à quoi ressemble son visage, qu’il peut toucher avec ses mains mais que les infirmières refusent de lui montrer dans un miroir.

Quand le soldat était enfant, le quartier qu’il habitait était un faubourg où les enfants couraient dans les rues, et quand la cour de l’immeuble fut devenue trop petite pour son imagination, on lui permit de s’y déplacer librement.

L’un de ses camarades habitait derrière la gare, dans une cité ouvrière réservée aux familles de cheminots. Un immeuble se dressait derrière le faisceau de triage, sur une esplanade où étaient aménagés des terrains de pétanque, où personne ne leur interdisait de jouer au football et de chasser les lézards.

Quand le soldat était enfant, il faisait très chaud durant les mois d’été qui étaient ceux des vacances scolaires, et pour s’abriter du soleil, il leur arrivait de descendre dans les caves qui sentaient le salpêtre et où ils suivaient en direct, sur un poste à transistors, les courses cyclistes qui se disputaient très loin de là, sur des routes de montagnes, en réparant une bicyclette.

Quand le soldat était enfant, il n’avait peur de personne ni de rien, sauf des lézards, quand ils étaient trop gros et qu’ils abandonnaient leur queue entre ses doigts.

Quand le soldat était enfant, il ignorait le cri hideux des chevaux qui se cabrent et qui hennissent en montrant au ciel leurs yeux exorbités et leur mâchoire ouverte, quand la mitraille leur troue la panse et que leurs boyaux fumants se répandent sur la terre meuble des champs de betteraves saupoudrés de neige. 

Quand le soldat était enfant, il étudiait les auteurs anciens dans leurs langues anciennes, dont il transportait les livres dans les ruelles en escaliers qui gravissaient la colline au sommet de laquelle se trouvait son lycée. Et les soirs d’hiver, quand il faisait déjà nuit, il quittait son lycée pour nager à la piscine dont l’eau bleue était comme un œil tourné vers le ciel. Et il aimait qu'après l’entraînement, les garçons se ruent en criant dans les vestiaires des filles et les filles en riant sous les douches des garçons, leurs corps nus s’agrippant, s'emmêlant, s’embrassant, se battant à grands gestes dans la buée qui les confond.

Il se souvient aussi que la piscine ouverte dans la nuit semblait faite pour faciliter l’arrivée d’astronefs venus de lointaines planètes, les nageurs ne doutant pas que leurs occupants ressembleraient à des lutins et qu’ils accepteraient, aussitôt atterris, de partager leurs jeux.

Quand le soldat était enfant, il n’imaginait pas qu’on pût violer des femmes et enlever des enfants pour les emmener très loin de là, dans des pensionnats perdus au milieu des forêts, où on leur raserait la tête, où ils devraient apprendre à parler une autre langue, à chanter d'autres chants, et à chérir le tyran qui avait lancé ses troupes dans le pays de leurs ancêtres et provoqué ainsi une guerre terrible entre voisins.

Quand le soldat était enfant, il jouait du violon debout devant son pupitre, des œuvres toujours trop difficiles, et son cousin l’emmenait au ciné-club de la rue Paganini où ils voyaient ensemble L’Atalante de Jean Vigo, Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Les Sept samouraï d’Akira Kurosawa.
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mercredi 31 janvier 2024

La faute d’Alexandre Loujine

Au haut de l’avenue Borriglione, le tramway tourne dans la rue Puget en direction du boulevard Gorbella. Il croise auparavant la rue des Boers. Des maisons basses précédées de jardins. Des arbres qui débordent des grilles. Des fleurs et leurs oiseaux. Aucun commerce. Cette zone intermédiaire a un air de faubourg. C’est là que j’habitais.
La plupart de mes journées se passaient à la bibliothèque du boulevard Dubouchage où j’occupais un emploi subalterne; et chaque soir je prenais le tramway pour rentrer chez moi. Mon existence, durant bien des années, s’est résumée à cela. Je me souviens d’avoir fréquenté un cercle d’ornithologie dont l’activité principale consistait à observer les oiseaux gîtant à l’embouchure du Var, dans les roseaux. Puis, une autre surveillance m’avait requis, celle d’Alexandre Loujine.
Celui-ci avait été nommé conseiller culturel au consulat de Russie, et deux ou trois après-midi par semaine, il se mêlait au public de notre salle de lecture. Je voyais les ouvrages qu’il consultait. Il se documentait sur la communauté russe qui s’était formée à Nice au dix-neuvième siècle, qui y était demeurée après la révolution bolchévique de 1917 et à laquelle ma propre famille avait appartenu. J’avais en tête le but poursuivi par son administration, qui avait été annoncé par les autorités de Moscou et dont la presse locale et nationale s’était faite écho: celui d’obtenir de la justice française qu’elle accorde à la fédération de Russie le droit de propriété sur la cathédrale Saint-Nicolas située à proximité du boulevard Tzarévitch — ce qui reviendrait à en déposséder l’association cultuelle locale, qui l’avait administrée, protégée et animée religieusement, dans la plus pure tradition orthodoxe, pendant toute la période où l’ancien empire était aux mains des communistes. Et ce but, bien sûr, je le réprouvais. Pour autant, l’idée d’espionner Alexandre Loujine était absurde. D’abord parce qu’elle supposait qu’il y eût, dans la vie du personnage, un secret assez honteux pour le perdre de réputation. Ensuite, parce que Loujine occupait, dans l’administration consulaire, un poste aussi peu important que le mien à la bibliothèque municipale, et que par conséquent la fédération de Russie n’aurait eu aucun mal à se passer de lui pour venir à bout de son projet, si tant est que j’aurais réussi à le confondre. Enfin, parce que la cathédrale Saint-Nicolas, en changeant de patrie symbolique — c’est-à-dire en quittant l'archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du Patriarcat œcuménique de Constantinople, pour entrer dans le diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie — ne perdrait sans doute rien de son charme ni de ses fonctions sacerdotales. Et, d’ailleurs, si moi-même je la fréquentais encore, ce n’était jamais qu’en me tenant au dernier rang des fidèles, près de la porte, pour assister aux offices trois ou quatre fois dans l’année, moins par attachement aux rites religieux que pour le plaisir d’entendre parler la langue que j’avais apprise auprès des miens, lorsque j’étais enfant.
Hélas, j’avais rompu presque toute relation avec les autres, si bien que je ne m’ouvris à quiconque de la sombre hostilité que m’inspirait le personnage. Si j’avais eu la bonne idée d’en parler à la patronne de la pizzeria de l’avenue Cyrille Besset où je passe du temps le samedi soir, point de doute que celle-ci aurait ri de moi et qu’elle m’aurait ainsi évité de m’enfoncer dans mon délire. Mais non, je me suis mis à espionner Alexandre Loujine par simple curiosité d’abord, parce que l’occasion se présentait de le faire, mais aussi parce que ma vie était vide, et parce qu’Alexandre Loujine me paraissait aussi riche et brillant que j’étais pauvre et effacé.


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