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dimanche 10 décembre 2023

Meurtre à Saorge

L’assassinat d’Adrienne Lombard a lieu à la fin du mois d’octobre. Le corps est découvert un matin par Madeleine Orengo qui s’occupe de son ménage et de sa cuisine. Celle-ci appelle aussitôt Julien Lombard, antiquaire à Monaco et le fils de la victime. Elle dit que la vieille dame est morte et que son visage est tuméfié. On l’a frappée. Julien Lombard lui demande de ne toucher à rien, de ressortir de la maison et d’attendre sur un banc, dans le jardin, l’arrivée de la police. Il avertit le commissariat de Sospel et aussitôt après il se met en route pour se rendre sur place.
À son arrivée, on ne le laisse pas entrer. Il faut attendre que le corps soit enlevé et que l’équipe de la police scientifique ait effectué ses relevés. Le commissaire François Charpiot vient le chercher dans le jardin. Il lui demande d’enfiler des protections par-dessus ses chaussures, et de bien vouloir le suivre à l’intérieur.
— Pardon de vous importuner. Je sais que le moment est mal choisi. Mais sans toucher à rien, pouvez-vous regarder attentivement ce qui nous entoure et me dire si vous vous souvenez de quelque chose qui était là, d’ordinaire, et qui aurait disparu? Prenez votre temps.
Le cadavre a été découvert dans le salon. Le contour de son corps dessiné à la craie reste visible sur le sol. Comme la trace d’un fantôme. Julien Lombard n’a pas besoin de beaucoup chercher. Il désigne un coffret posé sur le dessus de la cheminée, et il demande qu’on l’ouvre. Avec ses mains gantées de blanc, le commissaire soulève le couvercle et l’intérieur est vide.
— Il y avait là, déclare Lombard, quelques bijoux et de l’argent. C’est moi qui règle toutes les factures de ma mère, mais celle-ci était rassurée de savoir qu’elle pouvait payer dans l’urgence une ambulance ou un taxi.
— J’imagine que la somme n’était pas bien importante, suggère le commissaire.
— Tout de même. Quelques centaines d’euros.
— Et les bijoux?
— Oui, certains avaient de la valeur. J’en ai la liste à mon bureau. Je pourrai vous en fournir une copie, avec les estimations.
Le vol serait donc le mobile, et il ne resterait plus qu’à trouver le voleur. D’autres observations restreignent encore le champ des recherches. L’autopsie révélera que la mort est intervenue la veille au soir, entre vingt heures et vingt trois heures, après que la victime avait dîné. Sa porte n’a pas été forcée. Un visiteur a sonné chez elle. Elle lui a ouvert, l’a introduit dans son salon, et là, il l’a abattue d’un coup de poing en plein visage. Aucune trace de lutte, aucun désordre. Il fallait donc qu’elle le connaisse.
La maison de Mme Lombard est flanquée d’un beau jardin depuis lequel on a une vue vertigineuse sur la vallée de la Roya. Et, pour s’occuper de ce jardin, il faut un jardinier. Celui-ci est tunisien, il habite Sospel. On ne tarde pas à l’interroger. Il est placé en garde à vue, et bientôt relâché. Il a un alibi solide, une partie de loto dans un café de son village où dix personnes au moins assurent l’avoir vu. Le mystère s’épaissit et pendant le mois qui suit, on ne parle plus de l’affaire.

Edward Zambetti est notre nouvel instituteur. Plutôt jeune, bien bâti, une tignasse châtain toujours en bataille, des lunettes cerclées sur des yeux gris, les pommettes et le nez fortement marqués, il donne une impression de puissance, en même temps qu’il paraît un peu ailleurs. Attentif à certains moments et à d’autres distrait. Il est arrivé au village une semaine avant la rentrée, ce qui lui a laissé le temps d’investir le petit logement que la commune mettait à sa disposition, et d’aller se présenter au maire, Monsieur Sylvain Clérissi, qui est aussi notre boulanger.
Il arrive qu’on voie Sylvain à la mairie mais, quand on veut lui parler, le plus sûr est d’aller le surprendre au petit matin devant son four. Alors, sans cesser de pétrir la pâte et de surveiller la cuisson de son pain, il prend le temps de vous écouter et de vous répondre.
Nul n’assiste à l'entrevue qu'Edward Zambetti a avec lui, mais celle-ci se déroule à l’aube, devant les premières miches croustillantes et parfumées d’un matin de septembre où, au cœur de la montagne, l’été resplendit encore. Il s’avèrera que, malgré la différence d’âge, les deux hommes s’entendent aussitôt. Qu’ils se comprennent. Qu’ils s’apprécient. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent, quelle passion commune ils se découvrent, mais le fait est que s’établit entre eux un rapport de confiance. Et au soir du premier jour de classe, c’est à notre tour de nous déclarer ravis.
Notre nouveau maître est gentil. Il nous a surtout interrogés sur les promenades qu’il est possible de faire aux alentours du village, et clairement laissé entendre que les leçons auraient lieu désormais en plein air au moins aussi souvent que devant le tableau noir. Du coup, ma mère s’alarme un peu à cause de ma claudication, qui m’empêche de courir comme je voudrais avec les autres enfants. Je traîne la patte. Il faut dire que les ruelles de notre village, au sol inégal, sont souvent voûtées, tellement étroites et tortueuses qu’il faut, pour y transporter un meuble, une bonbonne de gaz, le moindre sac de pommes de terre, un triporteur Vespa qui passe en pétaradant là où ne passerait pas une voiture. Et cela lui donne un bon prétexte pour aller le trouver et avoir avec lui une longue conversation.
Je me souviens que je jouais alors dans la petite cour, sous le tilleul. Par la fenêtre de la classe qui était restée ouverte, je voyais leurs ombres et j’entendais que déjà ils riaient. Je dois peut-être préciser que ma mère n’avait pas de mari, qu’elle s’intéressait à beaucoup d’hommes, et que beaucoup d’hommes du village s’intéressaient à elle. Dans le cas d’Edward Zambetti, ce fût une chance. Car, dès le samedi suivant, il est venu dîner à la maison. Et, à partir de ce premier dîner chez nous (maman avait préparé un lapin aux olives, et manifestement il s’en est régalé), j’ai connu deux Edward Zambetti: celui qui était notre maître à l’école, et celui qui, en dehors de l’école, était l’ami de maman et dont elle celle-ci ne cessait de me parler, parce que cet homme la rendait folle.
— Tu sais qu’il a été instituteur en Finlande, avant d’arriver ici?” me disait-elle en attachant un tablier dans mon dos, tandis que, debout devant l’évier, j’étais occupé à faire la vaisselle. 
— Tu sais qu’il a enseigné les mathématiques à Zurich, en Suisse? Et c’était à de grands élèves”, m’expliquait-elle encore en me frottant le dos, comme je sortais de la douche. 
Ou encore, en étendant du linge sur notre balcon trop étroit, au sol fait de grosses planches mal équarries qui vous laissaient voir, dans les interstices, le vide immense entre vos pieds: 
— J'ai compris qu’il a des amis professeurs à l’université de Cambridge, en Angleterre, et qu’ils s’écrivent de longues lettres, et qu’il lui arrive de faire des voyages là-bas pour participer à des séminaires, et même pour faire des conférences?
Et c’est ainsi qu’un jour elle m’annonça qu’Edward Zambetti, mon maître d’école, s’intéressait à l’assassinat d’Adrienne Lombard.
— Jusqu’à présent cette affaire ne l’intéressait pas, il n'y prêtait pas attention, mais il a appris (par Sylvain, je crois) que notre curé a pris sa retraite de manière un peu inattendue, et depuis, il me dit que cela fait tout de même une drôle de coïncidence.
— Il n’imagine tout de même pas que notre curé a assassiné la vieille dame? ai-je répondu.
— Certainement pas. Il ne l’a jamais vu, il ne sait rien de lui. Seulement qu’il est vieux et faible, presque aussi vieux et faible que Madame Lombard et que la brave Madeleine qui a trouvé le corps de Madame Lombard jeté par terre, et qui a failli en mourir d’une crise cardiaque. Mais il n’en estime pas moins que cela fait une drôle de coïncidence. Je me demande quel scénario il imagine. Avec cela, il me répète que je ne dois surtout parler à personne de l’intérêt qu’il prend à cette affaire, ni toi non plus.

Et, en effet, je me taisais. Déjà que les autres élèves se moquaient de ce que ma mère fût si copine avec le nouvel instituteur, je n’allais pas en rajouter. Quant à nous, nous observions surtout qu’il avait des carnets qui ne le quittaient jamais. Le matin, en arrivant en classe, il posait son gros carnet à spirale sur un coin du bureau, et de temps à autre, il l’ouvrait et se mettait à écrire, parfois avec un crayon, plus souvent avec un stylo à plume dont l’encre lui tachait les doigts. Et alors, il nous oubliait tout à fait.
Nous l’aimions bien, nous étions des enfants habitués à la liberté, nous avions grandi dans les rues du village, dans les prés alentour où nous avions nos ruches et nos carrés de légumes, et les parents de mes camarades étaient presque tous aussi farfelus que ma mère, si bien que nous le laissions travailler en paix. Puis, au bout d’un moment, il revissait son stylo, le glissait avec son gros carnet dans la poche de son pantalon, et comme pour nous remercier de notre patience, il nous emmenait en promenade.
Nous allions sur les sentiers, nous descendions parfois jusqu’à la Bendola où il retroussait le bas de ses pantalons pour entrer dans l’eau et construire avec nous des barrages faits de blocs de pierre que nous transportions, le dos plié, en balançant les bras pour former une chaîne. Et cela ne l’empêchait pas de nous apprendre beaucoup de choses, des choses étonnantes dont notre ancien maître ne nous avait jamais parlé. Par exemple, la différence entre une proposition grammaticale et une proposition logique.
— Votre ancien maître, Monsieur Vibert, vous a appris à distinguer les propositions grammaticales, disait-il. Il a eu raison. Il a bien fait. Mais savez-vous qu’une seule proposition grammaticale peut contenir plusieurs propositions logiques? Et qu’en fait, quand vous dites que vous êtes d’accord avec une proposition, vous ne voyez pas toujours qu’on vous en fait admettre une autre, ou même plusieurs autres, transportées en cachette par la plus apparente. Et que donc, si vous ne voulez pas vous laisser embobiner, si vous voulez penser par vous-mêmes, développer votre esprit critique, il faut que vous soyez capable de les découvrir là où elles sont, ces fameuses propositions logiques, capables de les extraire l’une après l’autre pour les considérer séparément. 
Les premières fois, nous sommes restés ébahis, mais il a poursuivi:
— Voyons, par exemple, si je vous dis “Le chien de Paul est noir”, nous avons bien là une seule proposition grammaticale, puisque nous avons un seul verbe conjugué, pourtant celle-ci contient plusieurs propositions logiques, à propos de chacune desquelles vous devez décider si elle est vraie ou fausse, si vous êtes d’accord ou pas. Lesquelles?
Et là, bien sûr, parce que maintenant nous étions entraînés, et parce que le jeu était amusant au possible, nous ne manquions pas de répondre:
— Trois, Monsieur.
— Bravo. Mais je veux les entendre.
Primo, que cet animal dont on parle est bien un chien, pas un loup, ni un canard (rires dans la classe).
— Bravo, Bertrand. Ensuite?
Secundo, que ce chien appartient bien à Paul et pas à Jacques.
— Bravo, Norma. Ensuite?
Tertio, que ce chien est bien noir et pas bleu…
— En effet, Joséphine. Je vous félicite. Vous êtes en train de devenir d’excellents détectives.
Et comment, par quel cheminement de la pensée, à partir d’une première intuition plutôt improbable, que lui-même aurait dite tirée par les cheveux, Edward Zambetti réussit-il à éclaircir l’affaire de cette pauvre Madame Lombard, et à démasquer le coupable, c’est ce que je vais essayer de faire entendre, en allant à l’essentiel, mais en essayant néanmoins de ne sauter aucune étape. Car, pendant plusieurs semaines, quand il était seul avec ma mère, sûr de n’être entendu par personne d’autre, ou seulement par moi, il ne fit que répéter:
— Pourquoi ce curé a-t-il pris sa retraite, si vite, du jour au lendemain, sans en avoir averti ses ouailles, sans dire au revoir à personne, comme si cela ne pouvait pas attendre? Lorsque nous aurons répondu à cette question, nous saurons aussi pourquoi la vieille Madame Lombard a été assassinée, et par qui.

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jeudi 30 novembre 2023

Les fleurs sont livrées le matin

Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là.
Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas.
J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les ouvrions. Le lieu ne s’y prêtait pas. Mes amis et moi-même préférions la sieste, l’eau d’un petit bassin qui nous servait de piscine, la cafetière italienne qui chuintait sur le fourneau à gaz, puis, la nuit venue, le feu d’un brasero que nous allumions sur la terrasse, devant lequel nous devisions en fumant la pipe et en buvant du vin rouge. 
Parfois, à la lumière de l’unique lanterne placée en haut des marches, l’un d’entre nous lisait un poème de Baudelaire ou de Reverdy, puis il passait le livre à un autre qui avait tendu la main. Parfois, c’étaient quelques lignes d’une nouvelle de Hemingway.
Il était rare qu’à ces assemblées champêtres, nous fussions plus de quatre. Deux et deux. Mais cette fois, nous étions vraiment venus pour travailler, Édouard et moi. Je me souviens des livres et des cahiers ouverts sur la table de la salle à manger qui nous servait de bureau. Nous avions eu très chaud, depuis le matin, le ciel était incandescent, nous avions beaucoup transpiré, et c’est au tout dernier moment que nous avons songé au bal qui, chaque année, au soir du 15 août, se donnait au village.

Nous sommes descendus à pied, par un chemin de pierre que je connaissais par cœur. Mais alors, il s’est mis à pleuvoir, de grosses gouttes tièdes qui nous ont réjouis, vers lesquelles nous levions nos visages pour qu’elles les mouillent. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés sur la place, plantée de marronniers, où un chapiteau avait été dressé, et où déjà nous entendions la musique de l’orchestre. Puis la musique s’est arrêtée. Et, quand nous sommes entrés sous le chapiteau, nous avons été surpris de constater qu’il ne s’y trouvait qu’une vingtaine de personnes.
Nous arrivions trop tôt, la fête n’était pas commencée. Les musiciens sur l’estrade essayaient leurs instruments. Ils vérifiaient les partitions, les assuraient sur les pupitres avec des pinces à linge, réglaient les micros et échangeaient des plaisanteries. Les organisateurs s’activaient autour de la longue table couverte d’une nappe en papier blanc. Ils finissaient d’y disposer les pans-bagnats, les plaques de pissaladière et de pizza destinés au public. Il y avait là de quoi nourrir un régiment. Sans compter les bouteilles de pastis et de vins de différentes couleurs. Si le comité des fêtes parvenait à écouler toutes ces marchandises, les frais seraient couverts, mais on pouvait en douter car l’averse redoublait. Le tonnerre grondait et une pluie abondante inondait la place. Les gouttes clapotaient lourdement sur la toile du chapiteau. À l’entrée, la tente était retroussée comme une robe ouverte sur l’obscurité rayée de pluie aux luisances ces serpentines. Pourtant les habitants du village tenaient à leur festin, et dans l’heure qui a suivi plusieurs dizaines d’entre eux sont arrivés par groupes.
Les plus vieux portaient des parapluies, les plus jeunes étaient trempés et s’en amusaient comme d’un jeu ou d’un combat pour rire qui les aurait opposés aux dieux cachés du ciel. Édouard et moi ne connaissions personne, tandis que les autres semblaient se connaître tous. Ils formaient un clan auquel nous n’appartenions pas et qui nous ignorait. Lui et moi, depuis notre arrivée, n’avions pas échangé trois paroles. J’étais, pour ma part, fasciné par le spectacle qu’offrait cette assemblée, tandis que mon ami semblait s’y ennuyer un peu. Nous avons mangé debout, avec appétit, de ces mets dont la saveur s’accordait avec le parfum de l’orage, et bu du vin rouge un peu piquant dans des gobelets en carton. Nous n’avions pas l’intention de danser.
Maintenant, nous fumions des cigarettes et rôdant partout, comme de mauvais garçons. Puis, à l’occasion d’un croisement de nos orbites respectives, Édouard m’a glissé qu’il préférait remonter au cabanon. Et je l’aurais suivi, mais le trio est arrivé au moment où je m’apprêtais à partir; et, aussitôt qu’ils ont été là, il ne pouvait plus être question que je m’en aille.

C’était une femme accompagnée de deux hommes. Elle était plus grande qu'eux, mince et souple, elle portait une tunique blanche, légère et très courte, et des bottines.
Le rouge à lèvres soulignait son rire large, d’une franchise désarmante. Tous les regards se tournaient vers elle. On croyait un sémaphore au milieu de la tempête. Ce trio semblait ne connaître personne mais, à la différence de nous, ils ne passaient pas inaperçus. Ils n’auraient pas été vêtus différemment ni ne se seraient tenus autrement dans une boîte de nuit de Saint-Tropez, encore que la musique aurait été différente. Peut-être pas meilleure.
Pendant une heure peut-être, la jeune femme a dansé les valses, les tangos, les paso dobles avec, tour à tour, chacun des deux hommes qui, eux, ne dansèrent qu’avec elle.
Lequel était son amant; lequel, leur ami? Je scrutais leurs attitudes, le moindre de leurs gestes, sans pouvoir le deviner. Puis Édouard est parti.
L’eau commençait à traverser le plafond de toile. Elle formait une gouttière qui bientôt s’est transformée en cascade. Les musiciens pouvaient craindre pour leurs instruments. Les deux guitaristes, le claveciniste et l'accordéoniste ont remballé leurs matériels. Il ne restait sur l’estrade que le batteur et le saxophoniste qui étaient passés de la musette au jazz.
Les familles une à une repartaient dans la nuit. La belle inconnue fut la dernière à danser. À la fin, elle s’approcha de l’estrade pour saluer le saxophoniste. Celui-ci s’inclina et lui prit la main pour la baiser. Ils échangèrent quelques mots en souriant comme des personnes qui se connaissent. Puis, elle se retourna et tendit la main à l’un de ses compagnons, et celui-ci lui remit des clés. Je devinais que c’était celles de la voiture avec laquelle ils allaient repartir. Je fus tenté de les suivre, mais ils l’auraient remarqué. Je les laissai aller.
Je repris le chemin qui s’élevait parmi les oliviers. La pluie avait cessé. La lune est réapparue, je crois, timide, un peu dépenaillée. Les étoiles se sont mises à tourbillonner au fond du ciel. Je savais que quelque chose commençait. Que je reverrais cette femme.


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mardi 28 novembre 2023

L'élève malgracieuse

Je comprenais mal pourquoi cette femme m’emmenait son enfant. La fillette ne montrait aucune aptitude pour le piano, ni même aucun goût, et la mère ne paraissait pas riche. Elle parlait de son mari, le père de cette enfant, qui était ingénieur dans une usine située sur l'estuaire de la Gironde, à Blaye, près de Bordeaux, où ils avaient une maison, blanche, luxueuse, avec des domestiques, où elles ne tarderaient pas à aller le rejoindre; mais, dans ce qu’elle disait (ce n’était pas un récit, juste des paroles décousues, un propos dont je m’efforçais tant bien que mal de réunir les morceaux), impossible de comprendre pourquoi et comment elles les avaient quittés, la maison et lui, et ce qu’elles faisaient ici. Elle me payait une leçon après l’autre, avec des pièces de monnaie et des billets chiffonnés qu’elle sortait d’une petite bourse brodée de perles, en même temps qu’elle me remerciait et qu’elle félicitait l’enfant, avec des sourires grimaçants, pour les progrès qu’elle faisait, qui (selon elle) satisferaient son père. Et j’étais toujours tenté de lui dire qu’il fallait arrêter là, qu’elle pouvait garder son argent, qu’il valait mieux ne plus revenir, qu’en réalité l’enfant ne progressait pas du tout, que celle-ci n’avait aucune disposition pour le piano, aucun goût pour la musique, aucune oreille, que je regrettais de la voir engager avec moi des dépenses inutiles, mais je m’abstenais de le faire, songeant que ces leçons représentaient peut-être le seul luxe dans leur vie, et comme le seul espoir de satisfaire ce père qu’on ne voyait pas, qui était resté là-bas et qu’on irait bientôt rejoindre, si du moins la mère ne se trompait pas, si elle avait une juste perception de la situation dans laquelle elles se trouvaient, l’enfant et elle, si ce père existait vraiment. Car l’histoire ne tenait pas debout. Pourquoi, si la famille disposait là-bas d’une si belle maison, habitaient-elles ici, dans ce quartier de Pigalle où j’habitais moi-même, Cité Véron, un petit appartement où je donnais mes leçons de piano, où je recevais mes élèves et où il me semblait qu’elles venaient en voisines?
Pendant que l’enfant jouait mal du piano, qu’elle ne progressait pas du tout, qu’elle me tapait sur les nerfs, la mère nous tournait le dos et regardait par la fenêtre. Elle ne cessait pas de parler. De bredouiller. D’une voix douce, monotone, s’adressant à la vitre, à la rue et au ciel gris derrière la vitre. Parfois, sans se retourner, elle disait:
— Ne m’écoutez pas. Ne tenez aucun compte de ce que je dis. Je suis désolée, je suis un vrai moulin à paroles, une pipelette (ici, un petit rire), mais maintenant c’est juré, je me tais.
Et elle ne cessait d’évoquer Blaye, l’estuaire de la Gironde et les lourds navires qui glissaient au loin, sous les nuages gris, faisant retentir leurs trompes et leurs sirènes enrouées, dont le bruit semblait remonter du fond de la mer.

Le soir, quand celle-ci m’appelait, je racontais à Viviane le rituel immuable et triste de ces leçons. Je disais:
— Elle prétend que là-bas, l’été dure longtemps, que les soirées sont longues, que la villa possède une terrasse où viennent dîner les cadres de l’usine accompagnés de leurs épouses, ce qui exige de sa part de longs préparatifs, le choix minutieux du menu et des fournisseurs, celui d’une robe, d’une coiffure, l’arrangement des bouquets de fleurs, un plan de table compliqué, des tâches qu’elle accomplit d’une manière qui fait l’admiration de tous et la fierté de son mari.
— Comment est-elle habillée, s’enquérait Viviane?
— Mal, comme une femme pauvre et sans goût, toujours le même manteau.
— Comme une femme mal aimée, tu veux dire. Quel âge a-t-elle?
— Celui d’être la mère d’une fillette de huit ans. Sans grâce.
— Et elle ne te regarde pas? Elle ne cherche pas à te séduire, à obtenir de toi aucun secours?
— Elle regarde par la fenêtre. Elle parle à la fenêtre. Comme l’autre, tu te souviens, parlait aux murs. Comme si elle ne voulait pas nous voir pour être toute à son idée.
— Ou comme si, plutôt, elle ne voulait pas être vue. Et il ne t’arrive pas de la rencontrer en-dehors de chez toi, dans la rue, dans le quartier? Elle se prostitue, peut-être.

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lundi 27 novembre 2023

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien. 

C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestre du conservatoire de Nice. J'avais alors douze ans. J'étais à la fois le plus jeune et le plus inexpérimenté des participants, ce qui signifie que la gageure consistait pour moi à ne pas commettre de fausse note que le chef puisse entendre. J'étais placé au dernier rang des seconds violons, et je prenais soin de ne me signaler en aucune façon, de faire le moins de bruit possible. Mon archet ne touchait pas les cordes, je tâchais tout au plus de tirer et pousser en même temps que les autres. Je me souviens que les cuivres et les bois jouaient la partie principale, ce qui m'a fait quelquefois penser que la partition que nous travaillions alors était celle de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais je n'en suis pas certain. Il faut dire que nous n'enchaînions pas plus de cinq ou six mesures sans que le chef nous interrompe, et immanquablement ses claquements de baguette, ses éclats de voix, ses indications s'adressaient aux chefs de pupitres. Du rang où j'étais, je ne pouvais pas les voir mais je remarquais qu'ils n'hésitaient pas à lui répondre, et que ces réponses avaient le pouvoir de provoquer de part et d'autre des éclats de rire. 

J'avais commencé l'étude du violon à l'âge de sept avec une dame qui donnait des leçons particulières, puis j'avais été admis au conservatoire quatre ans plus tard. Mon professeur, qui était premier violon à l'opéra, jugeait mes aptitudes excellentes; mes parents étaient fiers de le savoir, et ils ne cachaient pas l'espoir qu'ils nourrissaient pour mon avenir. En réalité, mes dons n'avaient rien d'exceptionnel et j'en étais conscient. Jamais je ne me suis imaginé capable de faire une carrière de soliste. Je mesurais, en outre, l'incalculable quantité de travail qu'implique une telle ambition, et j'étais d'un naturel plutôt rêveur. Mais jusqu'à présent, je m'étais toujours trouvé seul, mon violon à la main, devant mes partitions, tandis que, ce soir-là, je me voyais admis à l'intérieur d'un groupe d'instrumentistes dont les compétences dépassaient de beaucoup les miennes, invité à les écouter, à les suivre, à les accompagner bien plutôt qu'à faire preuve de mon propre talent. Et soudain, dans ce groupe, je me suis senti heureux.

Ce qui est certain, c'est que nous jouions alors de la musique française. Celle-ci était trop souvent arrêtée, répétée, disséquée, commentée pour dessiner des phrases, mais je n'en étais que plus sensible à la sonorité des instruments. La musique que j'entendais, et dont je me souviens, était à coup sûr fort éloignée de celle imaginée par le compositeur, mais j'y trouvais un charme qu'aucune autre n'a jamais surpassée dans mon esprit. Un charme rêveur comme je l'étais moi-même, plein d'une simplicité quasi enfantine, marqué d'une tendre nostalgie. Pour une raison difficile à expliquer, elle me fit songer à une fête foraine dont le moment s'achève, dont les lumières s'éteignent, dont la musique, ou ce qu'il reste de musique, est entendu de loin. Et je m'y sentis si bien transporté, si à mon aise, que je décidai sur le champ que pourrais devenir, moi aussi, un musicien d'orchestre. Or, c'est ce charme exact que je devais retrouver, trois ans plus tard, dans le tableau de Georges Seurat découvert par hasard. Entre temps, j'avais beaucoup travaillé mon violon, si bien que mon professeur jugea opportun de me présenter au concours d'entrée du conservatoire national supérieur de Lyon. Quatre ou cinq de mes condisciples se présentaient chaque année à ce concours. La plupart jouissaient, parmi notre petite communauté, d'une réputation bien supérieure à la mienne, mais bien peu étaient reçus, tandis que je le fus du premier coup. Dès lors, mon destin était tracé. Je mènerai la vie d'artiste. Et voilà que je retrouvais à présent, dans sa forme originale, le tableau dont j'avais fait secrètement mon emblème.

Il était moins grand que je ne me l'étais représenté, à peine un mètre et demi sur un mètre. Mais je reconnaissais la figure androgyne dressée au beau milieu d'une baraque foraine que quelques lampions à peine éclairent dans la nuit. Sa mince silhouette partage la largeur en deux parties égales. Toute de noir vêtue, elle semble nous regarder. Son visage est-il couvert d'un voile? On hésite à le dire. Il serait inexplicable. Mais sa face apparaît comme une lune pleine dont on cherche en vain à discerner les traits. Elle est juchée sur une petite estrade, et domine ainsi les badauds dont les têtes et les épaules dessinent une frise amusante tout au bas du tableau. Elle porte un capuchon pointu, une veste longue serrée à la taille et des collants qui lui arrivent aux genoux. Elle est munie d'un trombone dont elle ne semble pas jouer, encore qu'elle en garde l'embouchure aux lèvres, mais si elle en a joué, l'instant d'avant, elle le tient à présent abaissée devant elle et devant son public.

Trois autres musiciens apparaissent au second plan, à gauche de la figure principale selon notre point de vue. Eux aussi regardent droit devant, figés, avec des airs absents, comme s'ils ne voyaient rien. Deux petits et un grand. Ils portent des costumes sombres et des chapeaux melons qui donnent à leur allure un caractère funèbre. Une autre figure contrebalance cet effet, celle d'un bel homme bombant le torse, aux cheveux roux et la moustache en guidon, qui se pavane, l'œil sévère, une badine sous le bras, à droite de la scène, au niveau du public, dans un cadre rectangulaire de clarté verdâtre. Il se tient devant nous dans un profil parfait, et son regard passe largement au-dessus d'un enfant vêtu lui aussi avec soin, qui montre un large nœud de cravate bleu, une houppette dressée sur le front et qui lève vers lui un regard intrigué et qui peut être son fils.

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