Puis, un jour, Nina s’est décidée à faire, elle aussi, des photos dans la rue, mais ce ne fût d’abord que d’un seul personnage, un vieil excentrique que tout le monde, à Nice, avait rencontré au moins une fois, avait remarqué au moins une fois pour sa tenue vestimentaire et le caddie qu’il poussait, mais que Nina fut la première à prendre en photo, la première du moins dont les photos qu’elle avait faites de lui finirent par être publiées sur Instagram.
Il s’appelait Octave, ou se faisait appeler Octave, ou se fit ce jour-là appeler Octave.
Octave, personne ne savait rien de lui, sinon ce qu’il montrait aux yeux de tous, et Nina n’en sut pas davantage. Quand elle me montra la demi-douzaine de photos qu’elle avait faites de lui, et après qu’elle m’eut assuré qu’elle avait obtenu de lui son autorisation, et d’ailleurs sur les photos on voyait qu’il posait, avec un grand sourire, et comme je les trouvais très belles, je lui ai demandé si elle les lui avait envoyées, si elle connaissait son nom, à quoi elle m’a répondu qu’il s’appelait Octave mais que non, elle ne les lui avait pas envoyées, parce qu'après les avoir vues et les avoir approuvées du même large sourire et d’un hochement de tête, il ne lui avait pas demandé qu’elle le fasse, et quant à elle, elle n’avait pas osé lui demander son numéro de téléphone, “parce que je n'étais pas sûre qu’il eût un téléphone”, m’a-t-elle dit, “et parce que j'étais moins sûre encore que, s'il avait eu un téléphone, celui-ci eût été connecté à Internet. Alors je n’ai rien dit. Et à peine avais-je eu le temps d’y réfléchir qu’il était reparti se perdre dans la foule. C'était sur l’avenue Jean Médecin, devant Nice-Étoile. Je ne pouvais pas lui courir après, tout de même. Peut-être aurais-je dû le faire…” À quoi j’ai répondu: “Mais cela veut dire qu’aujourd'hui tu serais incapable de le retrouver?” Et oui, en effet, elle en a convenu, elle était autant que moi incapable de le retrouver. Il n'était pas improbable du tout qu’elle le rencontre de nouveau un jour, comme il n'était pas improbable que je le rencontre moi-même de nouveau un jour, encore que j'étais plus vieux et que le bonhomme devait avoir à peu près le même âge que moi, mais nous restions aussi bien l’un que l’autre incapables de provoquer cette rencontre. D’aller le chercher chez lui comme de lui donner rendez-vous quelque part dans la ville pour l'asseoir à une terrasse de café et lui offrir un verre. Et c’est alors, quand j’en ai pris conscience, que je lui ai parlé d’Instagram.
— Il faut absolument que tu publies ces photos sur Instagram, lui ai-je dit. Il faut que tu le fasses pour que quelqu'un le reconnaisse, quelqu’un qui en saura plus que nous.” À quoi j’aurais pu ajouter (mais je ne l’ai pas fait): “... parce que ce monsieur mérite qu’on le connaisse. Nous devons lui rendre hommage. Il passe comme une ombre solitaire, comme un vieux papillon riche de couleurs encore, et il ajoute ainsi le charme aléatoire de son apparence au spectacle de nos rues. Il se livre de manière gracieuse et anonyme à une performance qui en vaut bien d’autres qui rendent des artistes célèbres. Je n'ose pas imaginer sa solitude. Il doit passer ses jours et ses nuits chez lui à s’esquinter les yeux, courbé sous la lampe, à coudre ses costumes pour aller ensuite les montrer dans les rues, pour que tout le monde le voie et sourie de le voir sans que personne ne l'arrête. J’adore ce bonhomme et j’adore tes photos. Ce sera le début de ta collection, tu les publieras comme les premières de ta collection, grâce à laquelle tu deviendras une influenceuse célèbre, et peut-être, après cela, grâce à elles, une authentique styliste. Je suis sûr que, sur Instagram, Hedi Slimane ne tardera pas à les remarquer, et peut-être Jim Jarmusch, et peut-être Wim Wenders.”
Avec ce chapitre, le livre en cours (Le bout du monde) passe le cap des 100 pages
RépondreSupprimerJ'attends que quelqu'un me dise qu'il reconnaît le personnage. Je n'ai jamais eu le temps ni trouvé le courage de l'arrêter pour lui faire une photo, mais je continue de hanter les rues et le hasard peut-être... En tout cas j'y reviendrai. (Chaque fois que je le vois, je ne sais pas trop pourquoi, je me dis que Max Jacob devait lui ressembler.)
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