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De vrais artistes

Le boulevard Victor Hugo était fermé par des grilles — de hauts portails à lances qui en barraient l'accès côté ouest, à l’angle de l’avenue Jean Médecin, tandis que les mêmes se retrouvaient à l'opposé, à l'entrée du boulevard Dubouchage. Il faisait soleil. On était nombreux à descendre l'avenue Jean Médecin et, en passant devant les grilles, on jetait un regard sur le boulevard Victor Hugo qui était interdit aux véhicules à moteur, et où les passants qui marchaient sous les arbres en fleurs étaient rares et élégants comme des touristes anglais. En quoi il fallait comprendre que, depuis quelques années que j'étais mort, les riches avaient fermé derrière eux le quartier qu’ils habitent, un quartier que j’ai fréquenté quand j'étais jeune, et dont je garderai jusque dans ma tombe le souvenir de belles matinées de printemps comme celle-ci, où une fois encore Louise m’avait écrit qu’elle préférait ne plus me voir pendant quelques semaines ou quelques mois, et où j'éprouvais, en même temps que la tristesse de son amour perdu, une délicieuse impression de légèreté. Je pourrais passer la journée entière à me promener dans la ville, pensais-je, à faire les magasins, à écouter de la musique chez les disquaires, à boire des cafés en lisant des journaux, à écrire un peu dans un petit bloc-notes Rhodia, à couverture orange, que je gardais dans ma poche avec une pointe Bic. Et peut-être choisirais-je pour elle un disque ou un livre que j’irais déposer chez ses parents, sa mère n’ayant jamais refusé de me recevoir en l’absence de Louise, tandis que, de mon côté, j’évitais de lui poser la question qui me brûlait les lèvres et qui aurait consisté à savoir si Louise voyait un autre garçon, et qui il était et à quoi il ressemblait.

Raymond Butler a légué son appartement de New York à Sylvio Dechent avec qui il l’habitait depuis une quinzaine d'années et où il gardait des tableaux, des dessins, des livres, divers objets ramenés de voyages, ainsi que quelques-unes des plus belles pièces de sa collection de meubles de Jean Prouvé et de Charlotte Perriand. Et peu de temps après sa mort, Pierre (l’oncle d’Arsène) reçoit un courrier de Sylvio Dechent, qui lui annonce que Raymond lui destinait trois meubles remarquables, parmi ceux qui se trouvent dans leur appartement, et que le matin même il a trouvé le temps de les lui faire expédier par avion. Pierre est touché de l’apprendre, il remercie son correspondant qu’il n’a jamais rencontré, n’ayant pas pu assister lui-même aux obsèques de Raymond qui ont eu lieu au cimetière Cavalry, parce que tout cela s’est passé trop vite et que le courage lui a manqué. Les deux hommes évoquent le cher disparu en phrases sobres, ils se retiennent de pleurer ensemble, comme en écho, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, et quelques semaines plus tard, Pierre se trouve en possession de ces trois meubles, qui s'ajoutent à ceux qui se trouvaient déjà ici, dans la maison de Séré que Raymond lui a léguée un an avant sa mort. Et son seul souci est désormais de savoir ce qu’il va faire de ce riche héritage.

Dans l’un de ses derniers courriers, Raymond avait évoqué sans détour les difficultés d’argent auxquelles Pierre aurait à faire face. “Je ne suis pas du tout certain que tu puisses garder la maison, lui disait-il, les charges sont considérables, et si tu dois la vendre, je veux que tu saches que tu le fais sans trahir ma mémoire. Je connais ton goût pour la Cité Véron, pour l’avenue Junot, pour le square Suzanne Buisson, pour la place Constantin Pecqueur et le restaurant du Rêve où nous allions dîner. Avec le prix de la maison, tu trouverais à gentiment t’y établir et il te resterait de quoi compléter ta pension de retraite. Tu pourrais voyager. Alors, n'hésite pas. Mon fantôme ne viendra pas te mordre les pieds pendant ton sommeil. Mais si, à l’inverse, tu souhaites la garder, pendant quelques années au moins, songe que tu pourrais en faire une résidence d’artistes. Tu disposes du cadre et de toute la place qu’il faut pour cela. Un agrément du ministère de la culture te permettrait d’obtenir les financements nécessaires. Il suffit de remplir un dossier. Je sais que tu as horreur de remplir des dossiers, mais n'hésite pas à faire appel à Sylvio, il est prévenu, c’est un gentil garçon, très habile pour ce genre de démarche et il m’assure qu’il t’aidera volontiers.”

Et, pendant les deux années qui suivent, Pierre souscrit à l'idée de ce second scénario. Il demande conseil à Sylvio, il correspond avec lui, mais il doute de sa propre capacité à accueillir de “vrais artistes”, lui qui n’en est pas un mais “seulement un professeur de musique des lycées publics”, pense-t-il, se répétant cette phrase idiote avec un plaisir masochiste, lui qui a rêvé depuis son plus jeune âge de se consacrer à la musique contemporaine, d’en écrire à son tour ou d'écrire à son propos, et qui n’a jamais franchi le pas.

Comment se pourrait-il que de “vrais artistes” ne s'ennuient pas auprès de lui, dans la maison où il serait leur hôte, c’est la question principale qu’il se pose, et avant de lancer les démarches administratives dont Sylvio propose de s’occuper, il veut aménager la maison de manière à ce que de “vrais artistes” puissent s’y sentir chez eux, surtout s’il s’agit de jeunes gens ayant grandi dans un monde totalement différent du sien, où l’on a appris depuis son plus jeune âge à se servir des outils numériques comme lui a appris à se servir d’une clarinette. Et en même temps, à d’autres moments de la journée, il essaie de remettre en chantier l’article qu’il s’est promis d'écrire, pour lequel il a déjà accumulé quantité de notes, sur la musique de Philippe Hurel qui est son compositeur favori. 

Commentaires

  1. La musique contemporaine, en tant qu’elle rompt avec la tonalité, prend le risque de n'être plus directionnelle. C’est en cela qu’elle m'intéresse dans mon propre travail d'écriture. J’essaie d'écrire des histoires non-directionnelles. L’autre risque induit par ce bouleversement concerne la mémoire du récepteur. La question devient alors: Comment rompre avec le principe directionnel sans noyer le lecteur, c’est-à-dire sans lui faire perdre la mémoire. La musique y travaille par la répétition.

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