Bruno est le patron d’un petit garage automobile sur l’avenue Cyrille Besset. Je passe devant plusieurs fois par jour, toute l’année. Malgré son nom, l’avenue Cyrille Besset n’est, sur ce tronçon, qu’une petite rue qui s’élève en oblique dans le quartier nord, par laquelle je passe quand je reviens du centre-ville. La rue en pente et mal éclairée d’un faubourg. Dans la journée, le garage est toujours ouvert et Bruno est le chef d’une équipe de cinq ou six solides bonhommes. Je ne lui ai jamais amené ma voiture qui ne sort presque jamais du parking de mon immeuble, mais je suis toujours très content de passer devant son garage. Le plus souvent, les ouvriers travaillent sur les voitures, à l’intérieur du garage, tandis que Bruno se tient sur le trottoir avec ses écouteurs aux oreilles, occupé à parler au téléphone avec des clients et des fournisseurs. Après ce premier contact, les clients lui amènent leur voiture pour que Bruno évalue les réparations qu'il y aura à faire, et le temps qu'il lui faudra pour les faire, le prix qu'il leur en coûtera, tandis la voiture en question reste garée comme on a pu dans la rue étroite, parce que non, à l'intérieur du garage, vous pouvez voir, il n'y a plus de place. Et encore je ne pourrai pas vous la prendre avant la semaine prochaine, dit Bruno, on dit lundi et je vous la rends le soir, au plus tard le lendemain matin, je vous promets mais je ne peux pas faire mieux.
Bruno est jeune, un trentenaire pas très grand mais mince et musclé, avec un regard à la fois aigu et souriant, de petites moustaches, parfois une pointe de barbiche, et souvent, quand je passe, je me dis qu'il a davantage de clientes que de clients, ou que celles-ci ont besoin de plus longues explications de sa part, plus complètes, plus précises, et que ces explications doivent être amusantes à entendre, puisqu'elles les font sourire. Et on comprend bien que, quand il est ainsi occupé, je me garde de le distraire, je passe sans l’interrompre dans ses négociations, sans même lui dire bonjour, mais il y a d'autres moments, l'après-midi surtout, où il est plus tranquille, assis sur l’aile d’une voiture, il prend l’air, il respire, et alors nous pouvons échanger quelques paroles anodines. Je lui dis que s'il continue à travailler autant il va bientôt devenir riche. Et lui me parle de la semaine de vacances qu’il a prévu de passer en Corse avec sa femme et leurs enfants, à quoi je lui réponds, Tu as raison, mon petit, prends soin de toi, prends soin d'eux, profite de la vie. Je le tutoie tandis qu'il continue de me vouvoyer parce qu'il a l'âge d'être mon fils, et j'ai l'impression que cela ne lui est pas désagréable que quelqu'un lui parle plutôt comme un père. Je ne lui reproche pas ses cigarettes mais tout de même je lui dis, La Corse, c’est génial, mais une semaine, c'est court. Tu ne peux pas prolonger un peu? Si bien qu’il passe au tutoiement, lui aussi. Il dit, Oui, tu as raison, je vais réfléchir. Alors, je lui tape sur l’épaule et je continue mon chemin vers la rue des Boers qui est juste au-dessus.
Le voisinage de ce garage et de son jeune patron occupe une place dans mon imaginaire depuis un peu plus de quatre ans que j’habite ici. C’est une idée qui me fait sourire, qui me ravit, sans que je sache trop pourquoi. Qui me satisfait. Je trouve qu’il manquerait quelque chose d’important au monde que j’habite s’ils n’y figuraient pas, comme vous diriez d'un bougainvillier près de chez vous. Comme vous dormez mieux en sachant qu’il se trouve, pas très loin de chez vous, un hôpital ouvert, qui fonctionne jour et nuit, avec des personnes compétentes qui y circulent, vêtues de blouses blanches, prêtes à vous accueillir. Tandis que le garage, bien sûr, n’est pas ouvert la nuit. Il lui manquait cela. Et mon imaginaire, justement sur ce point, a trouvé moyen de contourner la difficulté. De suppléer à l’absence. Et de donner une forme romanesque à ce qui ne tenait d’abord qu’à l’impression. Voici comment.
J'étais allé au cinéma avec deux dames de mon âge, deux chères amies. Puis, après le cinéma, nous avons dîné en plein air, dans une rue étroite de la vieille ville. Un restaurant libanais. Il faisait chaud. La rue et la terrasse étaient envahies de touristes, mais nous étions chez nous. Et durant ce repas, j’ai bu deux verres de vin, seulement deux qui n’avaient été précédés d’aucun autre depuis la veille. Mais je répète qu’il faisait chaud. Elles étaient près de chez elle tandis que moi, j'habitais à l’autre bout de la ville. Tu vas prendre le tramway? m’a dit Céline à la fin du repas. J’ai répondu que oui mais que je marcherai d’abord pour profiter de cette nuit qui était l’une des premières de l'été, et en sachant que la foule des touristes se ferait plus disparate au fur et à mesure que je monterais vers le nord. Et j’ai si bien profité de la nuit, que j’ai marché jusqu'à la place du Général de Gaulle, puis encore sur l’avenue Borriglione, qui était tout à fait déserte, et plus déserte encore l’avenue Cyrille Besset dans laquelle, après trois kilomètres, j’ai enfin bifurqué pour arriver chez moi. Je transpirais, j'étais épuisé, et si je n'étais pas ivre le moins du monde, j'étais proche du sommeil. Et c’est alors, en approchant du garage de Bruno, que l'idée m’est venue qu’il serait ouvert, éclairé dans la nuit, et que j’y trouverais Bruno occupé, tout seul, à régler le moteur d’une splendide Aston Martin. Et en même temps, a retenti dans ma tête le thème célébrissime des James Bond.
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