Accéder au contenu principal

Théorie de la playlist

1 - La playlist en lecture aléatoire réalise le principe de ce que Patrick Modiano appelle “l’éternel présent”. Dans l'écoute de la playlist que je me suis construite et que je continue d’enrichir, chaque musique est une bouffée de passé qui me revient au hasard. Un titre que j’ai découvert hier (comme ici) peut être suivi d’un autre que j'écoutais quand j’avais dix-huit ans (comme ici).

2 - D'un titre qui me revient, il m'arrive de me dire: "Celui-là, je l'avais oublié." Moi, je l'avais oublié, mais pas ma playlist.

3 - À l'âge que j'ai (mais peut-être aussi bien à tout âge), la playlist refuse de se clore. Chaque titre enregistré en appelle d'autres que je vais rechercher pour les y ajouter à leur tour.

4 - J'emporte la playlist partout avec moi. Je l'écoute surtout en marchant, au cours de mes longues promenades dans la ville. Mais elle est conçue aussi en prévision des cas extrêmes. Pour le moment où je serai malade, où je serai à l'hôpital à attendre que l'on me fasse des examens douloureux, où je connaîtrai à mon tour la souffrance comme j'ai vu souffrir ma Danseuse amoureuse.

5 - En 1962 paraît aux éditions Seghers, dans la collection Poètes d'aujourd'hui, une monographie consacrée à Léo Ferré. Elle sera suivie, dans la même collection, par une autre consacrée à Georges Brassens (en 1963), puis par une autre consacrée à Jacques Brel (en 1964). L'évènement culturel est important. On en parle, en particulier au lycée où je suis élève. La question qu'on se pose alors est celle de savoir si les auteurs de chansons, aussi talentueux soient-ils, peuvent être considérés comme des poètes. La même question revient des décennies plus tard, en 2016, quand Bob Dylan se voit décerner le prix Nobel de littérature, et elle se pose alors, de nouveau, dans les mêmes termes qui consistent à savoir si les textes de ces chansons, privés de leurs musiques, tiennent tout seuls sur la page. Ce qui n'est pas certain. 

6 - Autant se rendre aujourd'hui à l'évidence que ces textes ne sont pas conçus pour être privés de leurs musiques, ni des voix qui les chantent. Ce ne sont pas eux qui rivalisent avec les poèmes, ce sont les chansons elles-mêmes dont les enregistrements sonores atteignent pour certains un niveau de diffusion (ou de popularité) bien supérieur à celui de la poésie textuelle, au moins celle qui s'écrit et se publie dans les mêmes années. La chanson est un art, et c'est elle qui rivalise aujourd'hui avec la poésie, pas les textes qu'elle contient.

7 - Or, si ce que je dis est exact, cela signifie que nous avons affaire à un art qui ne repose pas sur un seul mode d'expression (un seul langage) mais sur un mixte, ce qui d'ailleurs était déjà le cas au moins pour le cinéma, le théâtre, l'opéra et la danse.

8 - Et si la chanson peut rivaliser avec la poésie, ce n'est peut-être pas seulement parce qu'elle use comme elle du langage parlé, mais aussi et peut-être surtout parce qu'elle partage avec elle la forme brève.

9 - Le roman a écrasé la poésie en tant que genre littéraire. Mais il est lui-même concurrencé par la chanson qui est la forme que prend la poésie à l'ère de la musique enregistrée.

10 - La chanson enregistrée partage avec la poésie la forme brève qui, associée à la musique, lui donne plusieurs avantages sur le roman. 

11- Il est facile de s'approprier une chanson, en chantant en même temps qu'on l'écoute, et en la répétant de mémoire. Cela arrive même sans qu'on y songe, sans qu'on le veuille. 

12 - Un roman que vous avez aimé, vous pouvez le recommander à un ami. Il le lira, une fois seul, s'il vous croit et s'il est prêt à y consacrer plusieurs heures d'attention, tandis que si vous voulez lui faire entendre une chanson, il suffira de la faire jouer sur votre téléphone ou de lui envoyer un lien. Ces jeux de partage ont donné lieu aux scènes d'anthologie du film New York Melody (Begin Again, 2013) de John Carney, avec Keira Knightley et Mark Ruffalo.

13 - Les chansons viennent à votre rencontre. Vous pouvez écoutez une chanson parce que vous l'avez choisie, et que vous êtes allé la chercher sur une plateforme de streaming, ce qui se fait dans l'instant et ne coûte à peu près rien, ou vous pouvez l'entendre parce qu'elle est diffusée à la radio. Et dans ce cas, il peut s'agir d'une chanson que vous ne connaissez pas (que vous découvrez), ou il peut s'agir d'une chanson que vous connaissez et que vous aviez oubliée, qui vous revient par hasard d'un proche ou d'un lointain passé.

14 - Les œuvres d'arts s'appellent l'une l'autre, c'est en quoi consiste la culture. Parce que vous aimez Françoise Sagan, un jour vous décidez d'aller regarder du côté de Marguerite Duras. Mais elles s'excluent aussi. Pendant que vous lisez Marguerite Duras, vous ne lisez pas autre chose, même si peut-être vous le lirez après. Mais les poèmes sont essentiellement faits pour figurer un jour dans une anthologie. Comme les chansons sont faites pour figurer un jour sur une playlist.



J’ai écrit cette note après avoir écouté la philosophe Agnès Gayraud, qui répond à la question Les tubes peuvent-ils être des chefs-d’œuvre? dans la série Les idées larges d’Arte.TV (disponible ici jusqu'au 13/04/2028).

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas su...

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur d'usage V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur d'usage . Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient en partie au moins à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ains...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...