Dans Un père venu d’Amérique (dans Arsène et Elvire), je décris une scène à laquelle il m’a été donné d'assister. C'était dans les années où le téléphone portable existait déjà mais où il n’avait pas fini de s’imposer et où on trouvait encore des cabines téléphoniques dans les rues. Et c'était un dimanche de printemps, très clair, en fin d’après-midi, dans un quartier éloigné du centre-ville, à l’angle du boulevard François Grosso et du boulevard Tsarévitch.
Une femme m’est apparue, traînant avec elle une valise à roulettes. Elle est entrée dans une cabine téléphonique qui se trouvait là et elle a eu, au téléphone, une assez longue conversation derrière les vitres. Je n’en ai bien sûr rien entendu, je la voyais de loin, de l'opposé du carrefour, les traits de son visage se dessinaient à peine, mais l’allure était celle d’une très jolie femme de quarante ans peut-être. Et cette scène m’a longtemps poursuivi.
Dans la nouvelle que j’ai écrite bien des années plus tard, le témoin de cette scène est aussi l’amant de cette femme. Celle-ci est mariée, le témoin est très amoureux d’elle, et comme elle est très occupée (elle est cancérologue à l’hôpital), il a peu d’occasions de la voir, et dans la scène que je décris il l’aperçoit de loin, tout à fait par hasard, sans qu’elle-même le voie.
Les questions que le témoin se pose alors vont de soi: "Que fait-elle ici, un dimanche, avec cette valise à roulettes, dans un quartier éloigné du sien (elle habite une villa, près du parc Chambrun)? Pourquoi téléphone-t-elle d’une cabine, et à qui, et pourquoi?"
Ces questions, je me les suis posées, et elles m’ont conduit à me mettre aussitôt à la place d’un autre, qui aurait donc été l’amant de cette femme, et ainsi je commençais déjà à construire une fiction romanesque. Or, ce processus spontané me semble appeler plusieurs remarques.
La première est que l’art du roman, que ce soit au cinéma ou dans la littérature, repose dans une large mesure sur ce travail de lecture des apparences. Le déclencheur peut consister en une seule image, mais il peut s’agir aussi d’une parole entendue à la terrasse d’un café, en marchant dans la rue, à la sortie d’un cinéma.
Puis, il faut souligner que ce travail de prolongement, de décryptage, ne procède pas seulement de ce qu’on appelle l’imagination. Il s’agit moins là d’inventer, c’est-à-dire d’ajouter à ce qu’on voit, que d’aller chercher dans ce qu'on voit tout un “texte” (une "leçon", au sens étymologique du terme) qui y serait déjà contenu. Autant dire que ce travail repose d’abord sur la raison, dont Montesquieu affirme qu’elle est “le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de nos sens”.
Les questions qui se posent à propos de ce qu’on voit sont logiques, et même inévitables. On ne peut pas s’empêcher de les former dans son esprit, en même temps que déjà on entrevoit des débuts de réponses, et cela même si la plupart du temps on préfère ne plus y songer, tandis que d’autres fois elles continuent de nous habiter. De travailler en nous, comme malgré soi.
Mais ajoutons que cette lecture des apparences peut paraître rationnelle comme elle peut ne plus l'être du tout. Et que la frontière qu’on franchit pour passer d’une lecture rationnelle à une autre qui ne l’est plus est souvent incertaine.
Une lecture qui paraît irrationnelle (divinatoire) pour les uns peut paraître tout à fait rationnelle pour les autres. Ainsi, quand Sherlock Holmes rencontre quelqu’un, il voit dans son costume, dans sa physionomie, dans ses manières, beaucoup plus de choses (de signes) que n’en voit le docteur Watson. Ou plutôt non, le docteur Watson en voit autant que lui mais il ne les remarque pas. Sherlock Holmes est conscient d’informations que le docteur Watson possède lui aussi mais dont il n’a pas conscience, qu’il est incapable d’énumérer, parce que son esprit n’est pas entraîné à le faire. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne travaillent pas en lui, au point de lui faire paraître tel personnage très sympathique et tel autre suspect sans qu’il sache pourquoi. Comme cela arrive, chaque jour, à chacun d’entre nous.
J'écoutais il y a peu une interview de Rick Rubin, le célèbre producteur de disques américain, à qui on demandait les raisons de son succès. Celui-ci répondait qu’il ne se connait que deux compétences en matière de musique: celle de bien écouter, et donc de distinguer dans ce qu’il entend plus de choses que nous, et celle de pouvoir désigner, de façon claire, dans ce qu’il entend, ce qui lui plaît et ce qu’il souhaite voir corriger, toujours selon le même principe du less is more. En quoi, il serait un excellent lecteur des apparences sonores.
Pour en revenir à l’histoire de la littérature, on se souvient que Baudelaire parle de correspondances. Il dit:
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Laissons de côté l'idée de cohérence cosmique. Concentrons-nous sur cette façon de percevoir la nature comme un ensemble de symboles, et le rôle du poète comme celui d’un déchiffreur. D'après les spécialistes, cette attitude serait inspirée à Baudelaire par Swedenborg, via Balzac.
Influencé lui-même par le courant scientiste de la physiognomonie et de la phrénologie de son époque, dont on sait à quelles horreurs il a pu conduire, un siècle plus tard, de la part des nazis, Balzac a pu ainsi écrire (dans Une ténébreuse affaire,1841): “Les lois de la physionomie sont exactes, non seulement dans leur application au caractère, mais encore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a des physionomies prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la Société, d’avoir un dessin exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les innocents, des signes étranges. Oui, la Fatalité met sa marque au visage de ceux qui doivent mourir d’une mort violente quelconque!”
Et la même attitude, proche du délire, se retrouve encore chez André Breton, qui ose écrire, dans L’amour fou (1937), à propos d'un tableau de Cézanne: “La Maison du pendu, en particulier, m'a toujours paru campée très singulièrement sur la toile de 1885, campée de manière à rendre compte de tout autre chose que de son aspect extérieur en tant que maison, tout au moins de manière à la présenter sous son angle le plus suspect: la tache horizontale noire au-dessus de la fenêtre, la dégradation, vers la gauche, du mur de premier plan. Il ne s'agit pas ici d'anecdote: il s'agit, pour la peinture par exemple, de la nécessité d'exprimer le rapport qui ne peut manquer d'exister entre la chute d'un corps humain, une corde passée au cou, dans le vide et le lieu même où s'est produit ce drame, lieu qu'il est, d'ailleurs, dans la nature de l'homme de venir inspecter.”
Il me semble que nous nous situons là dans une zone où se rencontrent l'inconscient freudo-lacanien et ce qu'on pourrait appeler un "inconscient cognitif".
RépondreSupprimerLa question pourrait tenir à ceci: D’une apparence, celle d’une personne, par exemple, de son aspect, de son attitude physique, de sa tenue vestimentaire, il peut arriver que je tire une “leçon”, ou ce qu’on pourrait appeler une “impression”, selon laquelle elle est malade, ou qu’elle a peur, ou qu’elle est amoureuse, sans être nécessairement capable de dire à quels signes je le vois (ou je crois le voir). Or, tant que je ne suis pas capable de dire à quels signes je le vois, tout se passe, dans la mentalité occidentale, comme si je n'étais pas autorisé à le penser. Ce qui n’empêchera d’ailleurs pas que je le pense, ou que je garde cette impression.
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RépondreSupprimer"C’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse."
Victor Hugo (Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie)