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Dans les gorges du Daluis

Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoir. Jusqu’au jour où je l’ai su.

Dans une conférence de janvier 2022, Jean-Christophe Bailly explique que la photographie est emblématique de la modernité en art en tant que celle-ci repose sur le principe du prélèvement (ou de la cueillette). Denis Roche ne disait pas autre chose. Ne cherchait pas autre chose.

Le nom que je cherchais était celui de Denis Roche. Les photos que Fut Manchu m’avait décrites, qui auraient été prises au Mexique et sur lesquelles nous étions censés figurer, Louise et moi, nous les avions découvertes bien des années auparavant dans des livres de Denis Roche.

Le nom de Denis Roche m'est revenu à l’esprit un jour que je me trouvais en voiture remontant de Guillaumes par les gorges du Daluis. C'était par un matin d'octobre, le ciel était radieux, l’air d’une transparence qui aurait permis de faire des photos d'un “piqué” remarquable. J'étais descendu à Guillaumes pour faire quelques achats que m’avait demandés Zoé ou peut-être Eulalie. Maintenant je faisais partie de la maison et je devais me dépêcher pour apporter à Zoé (ou peut-être Eulalie) deux cubis de vin et de la charcuterie qui faisaient besoin pour le repas de midi. Et me trouvant seul dans ces virages vertigineux, soudain j’ai pensé “Guillaume(s), quel(s) Guillaume(s)?” et aussitôt après “Tant de roches rouges!”, et aussitôt après je me suis souvenu qu’à un moment de ma vie, et jusque tard encore, j’avais voulu être poète. Et c’est à ce moment que le nom de Denis Roche m’est venu à l’esprit.

Le fait est qu’ici (dans le cabinet de l’analyste), au fil des ans, je n’ai pas raconté mon histoire. J’ai raconté beaucoup de choses relatives à mon histoire mais je n’ai pas raconté mon histoire. Et parmi les choses que j’ai racontées, qui me venaient à l’esprit, beaucoup étaient inventées, purement imaginaires, encore que faites souvent de collages (ou de montages) de choses qui m’étaient réellement arrivées, la règle freudienne primordiale de la “libre association” voulant que je ne me soucie pas de la distinction entre celles qui étaient réelles et celles qui étaient inventées.

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